mardi 1 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 22/53 - 3ème jour - Sexte

 Le nom de la Rose

 Lu par François Berland

22/53

Troisième jour Sexte


 Où Adso reçoit les confidences de Salvatore, qu’on ne peut résumer en quelques mots, mais qui lui inspirèrent bien des méditations inquiètes.


Tandis que je mangeais, je vis, évidemment réconcilié avec le cuisinier, Salvatore qui, dans un coin, dévorait un pâté de viande de mouton. Il mangeait comme il n’avait jamais mangé de sa vie, ne laissant rien tomber pas même une miette, et il paraissait rendre grâce à Dieu pour cet événement extraordinaire. Il me fit un clin d’oeil et me dit, dans son langage bizarre, qu’il mangeait pour toutes les années où il avait jeûné. Je l’interrogeai. Il me raconta son enfance de douleurs dans un village où l’air était mauvais, les pluies très fréquentes, et où les champs pourrissaient tandis que l’atmosphère était viciée par des miasmes mortifères. Il y eut, d’après ce que je compris, des alluvions pendant des saisons et des saisons, au point que les champs n’avaient plus de sillons et qu’avec un boisseau de semence on faisait un setier, et puis le setier se réduisait encore à presque rien. Les seigneurs aussi avaient des faces blanches comme les pauvres encore que, observa Salvatore, les pauvres mourussent davantage que les seigneurs, sans doute (observa-t-il avec un sourire) parce qu’ils étaient en plus grand nombre… Un setier coûtait quinze sous, un boisseau soixante sous, les prédicateurs annonçaient la fin des temps, mais les géniteurs et les aïeux de Salvatore se rappelaient que ça n’était pas la première fois, tant et si bien qu’ils en avaient tiré la conclusion que les temps étaient toujours sur le point de finir. Et ainsi quand ils eurent mangé toutes les charognes des oiseaux, et tous les animaux immondes qu’on pouvait trouver, le bruit courut que quelqu’un dans le village commençait à déterrer les morts. Salvatore expliquait avec beaucoup de verve, avec des façons d’histrion, comment avaient accoutumé de faire ces « homènes malissimes » qui creusaient avec leurs doigts sous la terre des cimetières, le lendemain des funérailles. « Gnam ! » disait-il, et il plantait les dents dans son pâté de mouton, mais moi je voyais sur son visage la grimace du désespéré qui mangeait le cadavre. Et puis, non contents de creuser en terre consacrée, certains pires que les autres, comme des voleurs de grand chemin, se tapissaient dans la forêt et surprenaient les passants. « Zac ! » disait Salvatore, le couteau à la gorge et « Gnam ! » Et les derniers des derniers appâtaient les enfants, avec un oeuf ou une pomme, et ils en faisaient un carnage, toutefois, comme Salvatore me précisa avec un grand sérieux, en les cuisant d’abord. Il raconta l’histoire de l’homme qui arriva dans son village en vendant de la viande cuite pour quelques sous et tous les gens ne réussissaient pas à se convaincre de cette aubaine, puis le prêtre dit qu’il s’agissait de chair humaine, et l’homme fut réduit en bouillie par la foule enragée. Mais la nuit même un quidam du village alla creuser la fosse de l’assassiné et mangea de la chair du cannibale, si bien que, lorsqu’il fut découvert, le village le condamna à mort lui aussi. 

Salvatore ne me raconta pas seulement cette histoire. À mots tronqués, m’obligeant à me rappeler le peu que je savais de provençal et de dialectes italiens, il me fit l’histoire de sa fuite de son village natal, et de son errance par le monde. Et dans son récit je reconnus beaucoup d’errants déjà connus ou rencontrés le long de notre route, et beaucoup d’autres, que je connus après, je les reconnais à présent, à telle enseigne que je ne suis plus certain, avec le temps, de ne pas lui attribuer aventures et crimes appartenant à d’autres qui l’ont précédé ou suivi et s’aplatissent à présent dans mon esprit las pour dessiner une seule image, par la force de l’imagination précisément, laquelle unissant le souvenir de l’or à celui de la montagne, sait composer l’idée d’une montagne d’or. 

Souvent au cours du voyage j’avais entendu Guillaume nommer les simples, terme par lequel certains de ses frères désignaient non seulement le peuple, mais en même temps les illettrés. Expression qui me sembla toujours générique, car dans les villes italiennes j’avais rencontré des marchands et des artisans qui n’étaient point grands clercs sans toutefois être illettrés, même si leurs connaissances se manifestaient à travers l’usage de la langue vulgaire. Et, il faut le dire, certains des tyrans qui gouvernaient en ce temps-là la péninsule étaient de la plus grande ignorance en matière de science théologique, et médicale, et de logique, et de latin, mais ils n’étaient certes pas des simples ou des ingénus. C’est pourquoi je crois que mon maître aussi, quand il parlait des simples, se servait d’un concept plutôt simple. Mais, aucun doute à cela, Salvatore était un simple, il provenait d’un coin de campagne éprouvé, depuis des siècles, par la famine et la prépotence des seigneurs féodaux. 

C’était un simple, mais ce n’était pas un sot. Il aspirait à un monde différent, qui, aux temps où il s’enfuit loin des siens, selon qu’il me dit, prenait l’aspect du pays de Cocagne, où sur les arbres suintants de miel, s’épanouissent des faisselles pleines de fromage et des andouillettes parfumées. Poussé par cette espérance, refusant presque de reconnaître ce monde comme une vallée de larmes où (comme on me l’a enseigné) l’injustice même a été prédisposée par la Providence pour maintenir l’équilibre des choses, en raison de quoi souvent son dessein nous échappe, Salvatore traversa maintes contrées, depuis son Montferrat natal en direction de la Ligurie, et de là remontant de la Provence aux terres du roi de France. Salvatore erra de par le monde, en mendiant, en maraudant, en se faisant passer pour malade, en se plaçant provisoirement chez quelque seigneur, en reprenant de nouveau le chemin de la forêt, de la grand’route. D’après le récit qu’il me fit, je l’imaginai associé à ces bandes de vagabonds que, dans les années qui suivirent, je vis de plus en plus souvent rôder à travers l’Europe : faux moines, charlatans, dupeurs, besaciers, bélîtres et gueux, lépreux et estropiats, batteurs d’estrade, marchands et musiciens ambulants, clercs sans patrie, étudiants itinérants, fricoteurs, jongleurs, mercenaires invalides, juifs errants, échappés aux infidèles avec l’esprit impotent, fous, fugitifs en rupture de ban, malfaiteurs aux oreilles coupées, sodomites, et parmi eux artisans ambulants, tisseurs, chaudronniers, chaisiers, rémouleurs, rempailleurs, maçons, et encore fripouilles de tout acabit, tricheurs, filous, fieffés coquins, vauriens, gens sans aveu, sans feu ni lieu, meurt-de-faim, cul-de-jatte, truands, porteballes, et chanoines et prêtres simoniaques et prévaricateurs, et gens qui vivaient désormais sur la crédulité d’autrui, faussaires de bulles et de sceaux papaux, vendeurs d’indulgences, faux paralytiques qui s’allongeaient aux portes des églises, rôdeurs fuyant leurs couvents, marchands de reliques, rédempteurs, devins et chiromanciens, nécromants, guérisseurs, faux quêteurs, et fornicateurs de tout acabit, corrupteurs de nonnes et de fillettes par ruses et violences, simulateurs d’hydropisie, épilepsie, hémorroïdes, goutte et plaies, ainsi que de folie mélancolique. Il y en avait qui s’appliquaient des emplâtres sur le corps pour faire croire à des ulcères incurables, d’autres qui se remplissaient la bouche d’une substance couleur du sang pour simuler des crachements de phtisiques, des pendards qui feignaient d’être faibles d’un de leurs membres, portant des cannes sans nécessité et contrefaisant le mal caduc, gale, bubons, enflures, appliquant bandes, teintures de safran, portant des fers aux mains, bandage à la tête, se faufilant puants dans les églises et se laissant tomber d’un coup sur les places, crachant de la bave et roulant des yeux, soufflant par les narines du sang fait de jus de mûres et de vermillon, pour arracher nourriture ou deniers aux gens apeurés qui se rappelaient les invitations des saints pères à l’aumône : partage ton pain avec l’affamé, emmène sous ton toit qui n’a point de gîte, rendons visite à Christ, accueillons Christ, habillons Christ car, ainsi que l’eau purge le feu, ainsi l’aumône purge nos péchés. 

Même après les faits que je raconte, le long du Danube j’en vis beaucoup et j’en vois encore de ces charlatans qui avaient leurs noms et leurs subdivisions en légions, comme les démons : capons, rifodés, protomédecins, pauperes verecundi, francs-mitous, narquois, archisuppôts, cagous, petite-flambe, hubins, sabouleux, farinoises, feutrards, baguenauds, trouillefous, piedebous, hapuants et attrantulés, fanouëls et fapasquëtes, mutuelleurs, frezons, trouvains, faubourdons, surdents, surlacrimes et surands. C’était comme une boue qui coulait par les sentes de notre monde, et entre elles se glissaient des prédicateurs de bonne foi, des hérétiques à l’affût de nouvelles proies, des fauteurs de discorde. Ç’avait été précisément le pape Jean, vivant dans la crainte que les mouvements des simples prêchassent et pratiquassent la pauvreté, qui avait fulminé contre les prédicateurs quêteurs lesquels, d’après ses dires, attiraient les curieux en hissant des bannières colorées de figures, prêchaient et extorquaient l’argent. Était-il dans le vrai, le pape simoniaque et corrompu, quand il assimilait les frères quêteurs qui prêchaient la pauvreté à ces bandes de déshérités et de coupe-jarrets ? 

Moi, en ces jours-là, après avoir un peu voyagé dans la péninsule italienne, je n’avais plus les idées très claires : j’avais entendu des frères d’Altopascio qui, tout en prêchant, menaçaient d’excommunications et promettaient des indulgences, absolvaient les rapines et les fratricides, les homicides et les parjures contre compensations sonnantes et trébuchantes, laissaient entendre que dans leur hôpital se célébraient chaque jour jusqu’à cent messes, pour lesquelles ils recueillaient des donations, et qu’avec leurs biens ils dotaient deux cents jeunes filles pauvres. Et j’avais entendu parler de frère Paul le Boiteux qui, en pleine forêt de Rieti, vivait dans un ermitage et se vantait d’avoir eu directement du Saint-Esprit la révélation que l’acte charnel n’était pas péché : ainsi il séduisait ses victimes qu’il appelait ses soeurs en les obligeant à offrir leur chair nue au fouet, tout en faisant sur la terre cinq génuflexions en forme de croix, avant de les présenter à Dieu et d’exiger d’elles ce qu’il appelait le baiser de la paix. Mais était-ce vrai ? Et quel lien existait-il entre ces ermites qui se déclaraient illuminés, et les frères de pauvre vie qui sillonnaient les chemins de la péninsule en faisant vraiment pénitence, détestés par le clergé et les évêques dont ils stigmatisaient les vices et les vols ? 

D’après le récit de Salvatore, tel qu’il se mêlait aux choses que je savais déjà par moi-même, ces distinctions n’apparaissaient pas au grand jour : tout semblait égal à tout. Tantôt il me faisait penser à l’un de ces claquedents estropiés de Touraine dont parle la fable, qui à l’approche de la dépouille miraculeuse de saint Martin prirent leurs jambes à leur cou de peur que le saint ne les guérît leur ôtant ainsi la source de leurs gains, et le saint, impitoyable, les gracia avant qu’ils ne rejoignissent la barrière, les punissant de leur mauvaiseté en leur restituant l’usage des membres. Tantôt au contraire la face féroce du moine s’illuminait de très douce lumière quand il me racontait comment, en vivant parmi ces bandes, il avait écouté la parole de prédicateurs franciscains, tout comme lui clandestins, et il avait compris que la vie pauvre et errante qu’il menait ne devait pas être prise comme une sombre nécessité, mais comme un geste joyeux d’abnégation, et il avait fait partie de sectes et de groupes pénitentiels dont il estropiait les noms et définissait fort improprement la doctrine. J’en déduisis qu’il avait rencontré des patarins et des vaudois, et peut-être des cathares, des disciples d’Arnaud et des humiliés, et que vaguant de par le monde il était passé de groupe en groupe, assumant graduellement, comme une mission, sa condition d’errant, et faisant pour le Seigneur ce qu’il faisait avant pour son ventre. Mais comment, et jusqu’à quand ? 

Selon ce que j’ai cru comprendre, une trentaine d’années auparavant, il s’était agrégé à un couvent de minorites en Toscane et là il avait endossé le froc de saint François, sans prendre les ordres. C’est dans ce couvent, je crois, qu’il avait appris le peu de latin qu’il parlait, le mêlant aux idiomes de tous les lieux où, pauvre sans patrie, il avait séjourné, et de tous les compagnons de vagabondage qu’il avait rencontrés, depuis les mercenaires de mes contrées jusqu’aux bogomiles dalmates. Là il s’était adonné à une vie de pénitence, disait-il (pénitenziagité, me citait-il le regard inspiré, et de nouveau j’entendis la formule qui avait intrigué Guillaume), mais à ce qu’il paraît même les frères mineurs chez qui il se trouvait avaient des idées confuses car, en colère contre le chanoine de l’église voisine, accusé de vols et autres scélératesses, un beau jour ils envahirent sa maison et le firent rouler dans les escaliers, tant et si bien que le pécheur en mourut, puis ils saccagèrent la maison de Dieu. À la suite de quoi l’évêque manda des gens d’armes, les frères se dispersèrent et Salvatore erra longtemps dans la haute Italie avec une troupe de fraticelles, en somme de minorites quêteurs sans plus de loi ni de discipline. Il se réfugia alors dans la région de Toulouse, où il lui arriva une étrange histoire, tandis qu’il s’enflammait au récit, qu’il entendait faire autour de lui, des grandes entreprises des croisés. 

Une masse de pasteurs et d’humbles gens en longue procession se réunit un jour pour passer la mer et combattre les ennemis de la foi. On les appela pastoureaux. En fait, ils voulaient s’enfuir de leur terre maudite. Il y avait deux chefs, qui leur inspirèrent de fausses théories, un prêtre privé de son église à cause de sa conduite et un moine apostat de l’ordre de saint Benoît. Ces derniers avaient fait perdre la tête à ces ingénus ; courant par bandes à leurs trousses, des enfants de seize ans même, contre la volonté de leurs géniteurs, emportant pour tout bagage une besace et un bâton, sans argent, leurs champs abandonnés, ils suivaient le moine et le prêtre comme un troupeau, et formaient une formidable multitude. Désormais ils n’obéissaient plus ni à la raison ni à la justice, mais à la seule force et à leur seule volonté. Se trouver tous ensemble, enfin libres et avec un vague espoir de terres promises, les rendit comme ivres. Ils parcouraient les villages et les villes en s’emparant de tout, et si l’un d’eux était arrêté ils prenaient d’assaut les prisons et le libéraient. Quand ils entrèrent dans la forteresse de Paris pour faire sortir certains de leurs compagnons que les seigneurs avaient fait arrêter, comme le prévôt de Paris tentait d’opposer une résistance, ils le frappèrent et le précipitèrent dans les escaliers de la forteresse et brisèrent les portes de la prison. Ensuite ils se rangèrent en bataille dans le pré de Saint-Germain. Mais personne ne s’enhardit à les affronter, et ils sortirent de Paris en prenant la direction de l’Aquitaine. Ils tuaient tous les Juifs qu’ils rencontraient, çà et là, et les dépouillaient de leurs biens… 

« Pourquoi les Juifs ? » demandai-je à Salvatore. 

Et il me répondit :

 « Et pourquoi pas ? » 

Et il m’expliqua que leur vie durant ils avaient appris de la bouche des prédicateurs que les Juifs étaient les ennemis de la chrétienté ; qu’ils accumulaient tous les biens qui leur étaient refusés, à eux. Je lui demandai s’il n’était cependant pas vrai que les biens étaient accumulés par les seigneurs et par les évêques, à travers les dîmes, et que les pastoureaux ne luttaient donc pas contre leurs vrais ennemis. Il me répondit qu’il faut bien choisir des ennemis plus faibles, quand les vrais ennemis sont trop forts. Ainsi, pensai-je, ce nom de simples leur va comme un gant. Les puissants seuls savent toujours avec grande clarté qui sont leurs vrais ennemis. Les seigneurs ne voulaient pas que les pastoureaux mettent leurs biens en danger ; ce fut donc une grande chance pour eux que les chefs des pastoureaux insinuassent l’idée que quantité de richesses se trouvaient chez les Juifs. Je demandai qui leur avait mis en tête à tous ces gens qu’il fallait attaquer les Juifs. Salvatore ne se le rappelait pas. Je crois que lorsque de telles foules se réunissent en suivant une promesse et demandent tout de suite quelque chose, on ne sait jamais qui parle parmi eux. Je pensai que leurs chefs avaient été éduqués dans les couvents et dans les écoles épiscopales, et parlaient le langage des seigneurs, même s’ils le traduisaient en termes compréhensibles à des bergers. Et les bergers ne savaient pas où se trouvait le pape, mais ils savaient où trouver les Juifs. En somme, ils prirent d’assaut une haute et massive tour du roi de France, où les Juifs épouvantés avaient couru en masse se réfugier. Et les Juifs sortis sous les murs de la tour se défendaient courageusement et sans merci, en lançant du bois et des pierres. Mais les pastoureaux mirent le feu à la porte de la tour, soumettant les Juifs barricadés au tourment de la fumée et du feu. Comme ils ne pouvaient se sauver, préférant plutôt se tuer que mourir de la main des non-circoncis, les Juifs demandèrent à l’un d’eux, qui paraissait le plus courageux, de les passer au fil de l’épée. Il consentit, et en tua presque cinq cents. Après quoi il sortit de la tour avec les enfants des Juifs, et demanda aux pastoureaux d’être baptisé. Mais les pastoureaux lui dirent : après un tel massacre de ta gent, tu prétends te soustraire à la mort ? et ils le mirent en morceaux, épargnant les enfants, qu’ils firent baptiser. Puis ils se dirigèrent vers Carcassonne, perpétrant quantité de rapines sanglantes en cours de route. 

Alors le roi de France se rendit compte qu’ils avaient passé les bornes et ordonna qu’on leur opposât résistance dans chaque ville où ils passaient et qu’on défendît les Juifs comme s’ils étaient des hommes du roi… Pourquoi le roi devint-il aussi prévenant pour les Juifs, à ce moment-là ? Peut-être parce qu’il pressentit ce que les pastoureaux auraient pu faire dans tout le royaume, et que leur nombre augmenterait trop. Alors il fut attendri par ces Juifs, aussi bien parce que les Juifs étaient utiles aux commerces du royaume, que parce qu’il fallait exterminer les pastoureaux, et que les bons chrétiens dans leur ensemble trouvassent raison de pleurer sur leurs crimes. Mais beaucoup de chrétiens n’obéirent pas au roi, pensant qu’il n’était point juste de défendre les Juifs, qui depuis toujours avaient été les ennemis de la foi chrétienne. Et dans beaucoup de villes, les gens du peuple, qui avaient dû payer des dettes usuraires aux Juifs, étaient heureux que les pastoureaux les punissent pour leur richesse. Alors le roi commanda sous peine de mort de ne pas prêter aide aux pastoureaux. Il rassembla une armée nombreuse et les attaqua et beaucoup d’entre eux furent tués, d’autres en réchappèrent en fuyant et se réfugièrent dans les forêts où ils périrent de privations. En peu de temps, ils furent tous anéantis. Et l’envoyé du roi les captura et les pendit par vingt ou trente à la fois aux arbres les plus hauts, pour que la vue de leurs cadavres servît d’exemple éternel et que personne n’osât plus troubler la paix du royaume. Le fait singulier, c’est que Salvatore me raconta cette histoire comme s’il s’agissait d’une très vertueuse entreprise. Et de fait, il restait convaincu que la foule des pastoureaux s’était mise en branle pour conquérir le sépulcre de Christ et le délivrer des infidèles, et il me fut impossible de lui faire entendre que cette sublime conquête avait déjà été faite, au temps de Pierre l’Ermite et de saint Bernard, et sous le règne de Louis le saint de France. Quoi qu’il en soit, Salvatore ne se rendit pas chez les infidèles parce qu’il dut s’éloigner au plus tôt des terres françaises. Il passa dans la province de Novare, me dit-il, mais sur ce qu’il advint alors il resta dans le vague. Enfin il arriva à Casale, où il se fit accueillir dans le couvent des minorites (et c’est là je crois qu’il avait rencontré Rémigio), précisément lorsque beaucoup d’entre eux, persécutés par le pape, changeaient de froc et cherchaient refuge auprès de monastères d’un autre ordre, pour ne pas finir brûlés. Comme nous avait en effet raconté Ubertin. Grâce à ses longues expériences dans de nombreux travaux manuels (qu’il avait pratiqués à des fins malhonnêtes quand il errait librement, et à de saintes fins quand il errait pour l’amour de Christ), Salvatore fut aussitôt choisi comme aide par le cellérier. Et voilà pourquoi depuis des années il se trouvait là en bas, peu intéressé aux fastes de l’ordre, beaucoup à l’administration de la cave et de la dépense, libre de manger sans voler et de louer le Seigneur sans risquer le bûcher. C’est là l’histoire que par lui j’appris, entre une bouchée et l’autre, et je me demandai ce qu’il avait inventé et ce qu’il avait passé sous silence. Je le regardai avec curiosité, non point pour la singularité de son expérience, mais au contraire précisément parce que ce qui lui était arrivé me semblait l’épitomé remarquable de tant d’événements et de mouvements qui rendaient fascinante et incompréhensible l’Italie de cette époque. 

Que ressortait-il de ces propos ? L’image d’un homme à la vie aventureuse, capable même de tuer son semblable sans se rendre compte de son crime. Mais, bien qu’à cette époque toute offense à la loi divine me semblât égale en gravité, je commençais déjà à comprendre certains des phénomènes dont j’entendais parler, et qu’une chose est le massacre que la foule, exaltée presque jusqu’à l’extase et prenant les lois du diable pour celles du Seigneur, pouvait commettre, et tout autre chose l’assassinat individuel perpétré de sang-froid, dans le silence et la ruse. Et je n’avais pas l’impression que Salvatore pût s’être entaché d’un crime pareil. D’autre part, je voulais découvrir quelque chose sur les insinuations faites par l’Abbé, hanté que j’étais par l’idée de fra Dolcino, dont je ne savais presque rien. Et cependant son fantôme paraissait flotter sur bien des conversations que j’avais entendues ces deux derniers jours. Ainsi, à brûle-pourpoint, je lui demandai :

 « Dans tes voyages, tu n’as jamais connu fra Dolcino ? » 

La réaction de Salvatore fut singulière. Il écarquilla les yeux, s’il était possible de les avoir encore plus écarquillés, se signa à plusieurs reprises, murmura quelques phrases brisées, dans une langue que cette fois vraiment je ne compris pas. Mais j’eus l’impression de phrases de déni. Jusqu’à présent il m’avait considéré avec sympathie et confiance, avec amitié dirais-je. En cet instant, il me regarda presque avec hostilité. Puis, sur un prétexte, il s’en alla. Désormais, je ne pouvais plus résister. Quel était ce frère qui inspirait la terreur à quiconque l’entendait nommer ? Je décidai que je ne pouvais pas rester plus longtemps en proie à mon désir de savoir. Une idée me traversa l’esprit. Ubertin ! Lui-même avait prononcé ce nom, le premier soir que nous le rencontrâmes, lui savait tout des vicissitudes claires et obscures des frères, fraticelles et autres de la même engeance, de ces dernières années. Où pouvais-je le trouver à cette heure-ci ? Certainement à l’église, plongé dans la prière. Et c’est là, vu que je jouissais d’un moment de liberté, que je me rendis. Je ne le trouvai pas, et même je ne le trouvai pas jusqu’au soir. Et je restai ainsi sur ma faim, tandis qu’il se passait d’autres faits qu’il me faut raconter maintenant.

Demain Le nom de la Rose – 23 3ème jour None

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