vendredi 4 décembre 2020

Umberto Eco - le nom de la Rose - 25/53 - 3ème jour - Après complies


 Le nom de la Rose

Lu par François Berland

25/53

Troisième jour Après complies


 

Où Ubertin raconte à A

dso l’histoire de fra Dolcino, Adso évoque d’autres histoires ou bien lit pour son propre compte à la bibliothèque, et puis il vient à rencontrer une jeune fille belle et redoutable comme des bataillons.


Comme escompté, je trouvai Ubertin au pied de la statue de la Vierge. Je me joignis silencieusement à lui et pendant un court temps fis semblant (je l’avoue) de prier. Puis je m’enhardis à lui parler. 

« Père saint, lui dis-je, puis-je vous demander lumière et conseil ? » 

Ubertin me regarda, me prit par la main et se leva, m’emmenant m’asseoir avec lui sur une chaise. Il me serra dans ses bras, et je pus sentir son haleine sur mon visage. 

« Fils très cher, dit-il, tout ce que ce pauvre vieux pécheur peut faire pour ton âme, sera fait avec joie. Qu’est-ce qui te trouble ? Les tourments, pas ? demanda-t-il presque tourmenté lui aussi, les tourments de la chair ? 

— Non, répondis-je en rougissant, il s’agirait plutôt des tourments de l’esprit, qui veut connaître trop de choses… 

— Et c’est mal. Le Seigneur connaît les choses, pour notre part il nous faut seulement adorer sa sapience. 

— Mais il nous faut aussi distinguer le bien du mal et comprendre les passions humaines. Je suis novice, mais je serai moine et recevrai le sacerdoce, et je dois apprendre où est le mal, et quel aspect il prend, pour le reconnaître un jour et pour enseigner aux autres à le reconnaître. 

— C’est juste, mon garçon. Et alors que veux-tu connaître ? 

— La male plante de l’hérésie, père », dis-je avec conviction. Et puis, d’un seul souffle : « J’ai entendu parler d’un homme mauvais qui en a séduit beaucoup d’autres, fra Dolcino. » 

Ubertin garda le silence. Puis il dit : 

« C’est juste, tu nous as entendu y faire allusion l’autre soir avec frère Guillaume. Mais c’est une très vilaine histoire, dont j’ai douleur à parler, parce qu’elle enseigne (oui, dans ce sens il faudra que tu la saches, pour en tirer un enseignement utile), parce qu’elle enseigne, disais-je, comment à partir de l’amour de pénitence et du désir de purifier le monde, peut naître sang et massacres. » 

Il s’assit mieux, en desserrant son étreinte autour de mes épaules, mais en gardant toujours une main sur mon cou, comme pour me communiquer, je ne sais, sa science ou son ardeur. 

« L’histoire débute avant fra Dolcino, dit-il, il y a plus de soixante ans, et moi j’étais un enfant. Ce fut à Parme. Là commença à prêcher un certain Gérard Segalelli, qui invitait tout le monde à la vie de pénitence, et parcourait les routes en criant : “Pénitenziagité ! ”, qui était sa façon d’homme inculte pour dire : “Penitentiam agite, appropinquabit enim regnum coelorum”. Il invitait ses disciples à se faire pareils aux apôtres, il voulut que sa secte prît le nom de l’ordre des apôtres, et que les siens parcourussent le monde comme de pauvres mendiants ne vivant que d’aumônes… 

— Comme les fraticelles, dis-je. N’était-ce pas là le mandat de Notre Seigneur et de votre François ? 

— Si, admit Ubertin avec une légère hésitation dans la voix et avec un soupir. Mais sans doute Gérard exagéra-t-il. Lui et les siens furent accusés de ne plus reconnaître l’autorité des prêtres, la célébration de la messe, la confession, et de vagabonder dans l’oisiveté. 

— Mais on porta ces mêmes accusations contre les franciscains spirituels. Et les minorites aujourd’hui ne disent-ils pas qu’il ne faut pas reconnaître l’autorité du pape ? 

— Si, mais ils ne contestent pas l’autorité des prêtres. Nousmêmes sommes prêtres. Mon garçon, il est malaisé de départir ces choses-là. La ligne qui sépare le bien et le mal est si labile… D’une façon ou d’une autre, Gérard fit un faux pas et s’entacha d’hérésie… Il demanda à être admis dans l’ordre des mineurs, mais nos frères ne l’acceptèrent pas. Il passait ses jours dans l’église de nos frères et là il vit les apôtres peints sandales aux pieds et manteaux roulés autour des épaules, et ainsi il se fit pousser les cheveux et la barbe, mit des sandales aux pieds et s’assujettit la cordelière des frères mineurs, car quiconque veut fonder une nouvelle congrégation prend toujours quelque chose à l’ordre du bienheureux François. 

— Mais alors il était dans le juste… 

— Mais il fit un faux pas… Vêtu d’un manteau blanc passé sur une tunique blanche et avec ses longs cheveux, il acquit chez les simples une réputation de sainteté. Il vendit une de ses maisons et quand il en obtint le paiement, il se plaça sur une pierre du haut de laquelle, dans les anciens temps, les podestats avaient accoutumé de pérorer, tenant en main sa bourse remplie, et il ne la dilapida pas, ni ne la donna aux pauvres, mais il héla des ribauds qui jouaient dans le voisinage et la leur jeta en disant : “En prenne qui voudra”, et ces ribauds prirent l’or et allèrent le jouer aux dés et blasphémèrent le Dieu vivant, et lui qui avait donné, entendait et ne rougissait point. 

— Mais François aussi se dépouilla de tout, et j’ai entendu dire aujourd’hui par Guillaume qu’il alla prêcher aux corneilles et aux éperviers, aux lépreux aussi, en somme à la lie que le peuple de ceux qui se disaient vertueux tenaient en marge… 

— Oui, mais Gérard fit un faux pas ; François ne se heurta jamais à la sainte Église, et l’Évangile dit de donner aux pauvres, pas aux ribauds. Gérard donna et ne reçut rien en échange parce qu’il avait donné à de mauvaises gens, et il fit un mauvais début, une mauvaise continuation et une mauvaise fin, car sa congrégation a été blâmée par le pape Grégoire X. 

— Peut-être, dis-je, était-ce un pape moins clairvoyant que celui qui approuva la règle de François… 

— Oui, mais Gérard fit un faux pas, quand François, lui, savait fort bien ce qu’il faisait. Et enfin, mon garçon, ces gardiens de porcs et de vaches qui du jour au lendemain deviennent pseudo-apôtres voulaient béatement et sans sueur vivre des aumônes de ceux que les frères mineurs avaient éduqués avec tant de peines et d’héroïques exemples de pauvreté ! Mais il ne s’agit pas de cela, ajouta-t-il aussitôt, c’est que pour ressembler aux apôtres qui étaient encore juifs, Gérard Segalelli se fit circoncire, ce qui va à rencontre des paroles de Paul aux Galates – et tu sais que de nombreuses et saintes personnes annoncent que l’Antéchrist futur viendra du peuple des circoncis… Mais Gérard fit pire encore, il allait regroupant les simples et disait : “Venez avec moi dans la vigne” et ceux qui ne le connaissaient pas entraient avec lui dans la vigne d’autrui, croyant qu’elle lui appartenait, et ils mangeaient le raisin d’autrui… 

— Ça n’a pas dû être les mineurs qui ont défendu la propriété d’autrui », dis-je impudemment. 

Ubertin me fixa d’un oeil sévère : 

« Les mineurs demandent à être pauvres, mais ils n’ont jamais demandé aux autres d’être pauvres. Tu ne peux impunément attenter à la propriété des bons chrétiens, les bons chrétiens te montreront du doigt comme un bandit. Ce qui advint à Gérard. Dont on dit enfin (note, je ne sais pas si c’est vrai, et je me fie aux paroles de frère Salimbene qui connut ces gens) que pour mettre à l’épreuve la force de sa volonté et sa continence, il dormit avec plusieurs femmes sans avoir de rapports sexuels ; mais comme ses disciples essayèrent de l’imiter, les résultats furent bien différents… Oh ! ce ne sont pas des choses que doit savoir un garçon, la femme est le vaisseau du démon… Gérard continuait à crier : “Pénitenziagité” mais un de ses disciples, un certain Guy Putagio, tenta de prendre la direction du groupe, et il allait en grande pompe avec de nombreuses montures et faisait de grandes dépenses et des banquets comme les cardinaux de l’Église de Rome. Et puis ce furent des rixes entre eux, pour le commandement de la secte, et il se passa des choses d’une grande ignominie. Cependant beaucoup vinrent à Gérard, non seulement des paysans, mais aussi des gens des villes, inscrits aux arts ; Gérard les faisait dénuder afin que nus ils suivissent Christ nu, et les envoyait prêcher de par le monde, mais lui il se fit tailler une robe sans manches, blanche, de fil robuste, et ainsi accoutré il ressemblait davantage à un bouffon qu’à un religieux ! Ils vivaient en plein air, mais de temps à autre, ils montaient sur les ambons et les jubés interrompant l’assemblée du peuple dévot et chassant les prédicateurs, et une fois ils assirent un enfant sur le trône épiscopal dans l’église de Sant’Orso à Ravenne. Et ils se disaient les héritiers de la doctrine de Joachim de Flore… 

— Mais les franciscains aussi, dis-je, Gérard de Borgo San Donnino aussi, vous aussi ! m’exclamai-je. 

— Calme-toi, mon garçon. Joachim de Flore fut un grand prophète et le premier à comprendre que François devait marquer la rénovation de l’Église. Mais les pseudo-apôtres se servirent de sa doctrine pour justifier leurs folies, Segalelli trimbalait avec lui une apôtresse, une certaine Tripia ou Ripia, qui se targuait du don de prophétie. Une femme, tu comprends ? 

— Mais père, tentai-je d’objecter, vous-même parliez l’autre soir de la sainteté de Claire de Montfaucon et d’Angèle de Foligno… 

— C’étaient des saintes, elles ! Elles vivaient dans l’humilité en reconnaissant le pouvoir de l’Église, elles ne s’arrogèrent jamais le don de la prophétie ! En revanche, les pseudo-apôtres affirmaient que les femmes aussi pouvaient aller prêcher de ville en ville, comme firent beaucoup d’autres hérétiques. Ils ne connaissaient plus aucune différence entre célibataires et mariés ; aucun voeu ne fut plus considéré comme perpétuel. Bref, pour ne pas trop t’ennuyer avec ces très tristes histoires dont tu ne peux bien saisir les nuances, l’évêque Obizzo de Parme décida enfin de mettre Gérard aux fers. C’est alors qu’arriva une chose étrange, qui te dit comme la nature humaine est faible, et insidieuse la plante de l’hérésie. Car pour finir l’évêque libéra Gérard et l’accueilli chez lui, à sa table, et il riait de ses lazzi, et il le gardait comme son bouffon. — Mais pourquoi ? 

— Je ne le sais pas, ou je crains de le savoir. L’évêque était noble et il n’aimait guère les marchands et les artisans de la ville. Il ne lui déplaisait sans doute pas trop que Gérard, avec ses prônes sur la pauvreté, parlât contre eux, et passât de la demande d’aumône à la rapine. Mais enfin le pape intervint, l’évêque revint à sa juste sévérité, et Gérard finit sur le bûcher comme hérétique impénitent. Ce siècle commençait. 

— Et en quoi ces choses-là concernent-elles fra Dolcino ? 

— Elles le concernent, et ceci te dit comme l’hérésie survit à la destruction même des hérétiques. Ce Dolcino était le bâtard d’un prêtre, qui vivait dans le diocèse de Novare, dans cette partie-ci de l’Italie, un peu plus au septentrion. Quelqu’un soutint qu’il naquit ailleurs, dans la vallée de l’Ossola, ou à Romagnano. Mais peu importe. C’était un jeune homme d’intelligence aiguë et son éducation en fit un lettré, mais il vola le prêtre qui s’occupait de lui et s’enfuit vers l’orient, dans la ville de Trente. Et là, il reprit la prédication de Gérard, de façon encore plus hérétique, soutenant qu’il était l’unique vrai apôtre de Dieu et que tout devait être en commun dans l’amour, et qu’il était licite d’aller indifféremment avec toutes les femmes, raison pour laquelle personne ne pouvait se voir accuser de concubinat, même s’il allait avec l’épouse et avec la fille… 

— C’est vraiment ce qu’il prêchait ou il fut accusé de cela ? Parce que j’ai ouï dire que les spirituels aussi furent accusés de crimes comme ces frères de Montfaucon… 

— De hoc satis {166} , interrompit brusquement Ubertin. Ceux-là n’étaient plus frères. C’étaient des hérétiques. Et précisément souillés par Dolcino. D’autre part, écoute, il suffit de savoir ce que Dolcino fit ensuite pour le définir comme malfaisant. Comment il était venu à la connaissance des doctrines des pseudo-apôtres, je n’en ai pas la moindre idée. Peut-être passa-t-il par Parme, dans sa jeunesse, et entendit-il Gérard. On sait qu’il garda contact dans la région de Bologne avec ces hérétiques, après la mort de Segalelli. En outre, il est assuré qu’il commença sa prédication à Trente. Là il séduisit une très belle jeune fille et de famille noble, Marguerite, à moins que ce ne fût elle qui le séduisit, lui, comme Héloïse séduisit Abélard, car souviens-toi, c’est à travers la femme que le diable pénètre dans le coeur des hommes ! À ce point-là, l’évêque de Trente le chassa de son diocèse, mais désormais Dolcino avait rassemblé plus de mille partisans, et il entreprit une longue marche qui le ramena dans les contrées où il était né. Et tout au long du chemin se joignaient à lui d’autres ingénus, captivés par ses paroles, et peut-être beaucoup d’hérétiques vaudois qui habitaient les montagnes par où il passait se réunirent-ils aussi à lui, ou bien c’est lui qui voulait s’allier aux vaudois de ces terres du septentrion. Arrivé dans la région de Novare, Dolcino trouva une atmosphère favorable à sa révolte, car les vassaux qui gouvernaient le pays de Gattinara au nom de l’évêque de Verceil avaient été chassés par la population, qui accueillit donc les bannis de Dolcino comme de bons alliés. 

— Qu’avaient-ils fait, les vassaux de l’évêque ? 

— Je l’ignore, et il ne me revient pas de le juger. Mais comme tu vois, l’hérésie se marie à la révolte contre les seigneurs, en de nombreux cas, et c’est ainsi que l’hérétique commence par prêcher madone pauvreté et puis tombe en proie à toutes les tentations du pouvoir, de la guerre, de la violence. Il y avait une lutte entre familles dans la ville de Verceil, et les pseudo-apôtres en profitèrent, et ces familles se prévalurent du désordre occasionné par les pseudoapôtres. Les seigneurs féodaux enrôlèrent des aventuriers pour rapiner les citadins, et les citadins demandaient la protection de l’évêque de Novare. 

— Quelle histoire compliquée ! Mais Dolcino, dans quel camp se rangeait-il ? 

— Je ne sais pas, dans le sien propre, il s’était insinué dans toutes ces disputes et en tirait occasion pour prêcher la lutte contre le bien d’autrui au nom de la pauvreté. Dolcino s’établit avec les siens, qui étaient maintenant trois mille, sur un mont près de Novare, dit de la Paroi Chauve, où ils bâtirent châtelets et masures ; Dolcino régnait sur toute cette foule d’hommes et de femmes qui vivaient dans la promiscuité la plus honteuse. De là-haut, il envoyait des missives à ses fidèles, où il exposait sa doctrine hérétique. Il disait et écrivait que leur idéal était la pauvreté et qu’ils n’étaient liés par aucun lien d’obédience extérieur, et que lui, Dolcino, avait été mandaté par Dieu pour desceller les prophéties et comprendre les écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament. Et il appelait ministres du diable les clercs séculiers, prédicateurs et mineurs, et il déliait tout un chacun du devoir de leur obéir. Il distinguait quatre âges dans la vie du peuple de Dieu : le premier celui de l’Ancien Testament, des patriarches et des prophètes, avant la venue de Christ, où le mariage était bon car les gens devaient se multiplier ; le deuxième âge, celui de Christ et des apôtres, et ce fut l’époque de la sainteté et de la chasteté. Puis vint le troisième, où les souverains pontifes durent d’abord accepter les richesses terrestres pour pouvoir gouverner le peuple, mais quand les hommes commencèrent à s’éloigner de l’amour de Dieu, vint Benoît qui parla contre toute possession temporelle. Lorsque, ensuite, même les moines de Benoît se remirent à accumuler des richesses, vinrent les frères de saint François et de saint Dominique, encore plus sévères que Benoît dans leurs prédications contre la domination et la richesse terrestres. Enfin, maintenant que la vie de tant de prélats contredisait à nouveau tous ces bons préceptes, on était arrivé au terme du troisième âge et il fallait se convertir aux enseignements des apôtres. 

— Mais alors Dolcino prêchait cela même qu’avaient prêché les franciscains, et parmi les franciscains justement les spirituels, et vous-même, père ! 

— Oh oui, mais il en tirait un perfide syllogisme ! Il disait que pour mettre fin à ce troisième âge de la corruption, il fallait que tous les clercs, les moines et les frères mourussent de mort très cruelle, il disait que tous les prélats de l’Église, les clercs, les nonnes cloîtrées, les religieux et les religieuses et tous ceux qui font partie des ordres des prêcheurs et des minorites, des ermites, et le pape Boniface en personne auraient dû être exterminés par l’empereur élu par lui, Dolcino, à savoir Frédéric de Sicile. 

— Mais n’était-ce pas justement Frédéric qui accueillit en Sicile avec faveur les spirituels chassés de l’Ombrie, et ne sont-ce pas les minorites qui demandent justement que l’empereur, même s’il s’agit maintenant de Louis, détruise le pouvoir temporel du pape et des cardinaux ? 

— C’est le propre de l’hérésie, ou de la folie, que de transformer les pensées les plus droites et de les rétorquer contre la loi de Dieu et des hommes. Les minorites n’ont jamais demandé à l’empereur d’occire les autres prêtres. » 

Il se trompait, à présent je le sais. Car lorsque quelques mois après, le Bavarois instaura son propre ordre à Rome, Marsile et d’autres minorites firent aux religieux fidèles au pape précisément ce que Dolcino demandait qu’on fît. Ceci dit, je ne veux pas signifier que Dolcino était dans le vrai, mais plutôt que Marsile était dans l’erreur lui aussi. Je commençais à me demander, surtout à la suite de la discussion de l’après-midi avec Guillaume, comment il était possible aux simples qui suivaient Dolcino de distinguer entre les promesses des spirituels et la réalisation qu’en offrait Dolcino. Sa culpabilité ne résidait-elle pas dans la mise en pratique de ce que des hommes réputés orthodoxes avaient prêché à des fins purement mystiques ? Ou peut-être là était la différence, la sainteté consistait à attendre que Dieu nous donnât ce que ses saints nous avaient promis, sans chercher à l’obtenir par des moyens terrestres ? À présent, je sais qu’il en est ainsi et je sais pourquoi Dolcino était dans l’erreur : on ne doit pas transformer l’ordre des choses, même si l’on doit espérer avec ferveur en sa transformation. Mais ce soir-là j’étais en proie à des pensées contradictoires. 

« Enfin, me disait Ubertin, la marque de l’hérésie tu la trouves toujours dans l’orgueil. Par une seconde lettre, Dolcino, en l’an 1303, se nommait chef suprême de la congrégation apostolique, et il nommait comme ses lieutenants la perfide Marguerite (une femme) et Longin de Bergame, Frédéric de Novare, Albert Carentino et Valderic de Brescia. Puis il commençait à divaguer sur une suite de papes futurs, deux bons, le premier et le dernier, deux mauvais, le second et le troisième. Le premier est Célestin, le second est Boniface VIII, dont les prophètes disent : “ L’orgueil de ton coeur t’a déshonoré, ô toi qui habites dans les failles des rochers.” Le troisième pape n’est pas nommé, mais Jérémie aurait dit de lui : “ Voilà, ce lion. ” Et, infamie, Dolcino reconnaissait le lion en Frédéric de Sicile. Le quatrième pape était encore inconnu à Dolcino, et il aurait dû être le pape saint, le pape angélique dont parlait l’abbé Joachim. Il aurait dû être élu par Dieu, et alors Dolcino et tous les siens (qui à ce moment-là étaient déjà quatre mille) auraient reçu ensemble la grâce de l’Esprit-Saint et l’Église en eût été renouvelée jusqu’à la fin du monde. Mais au cours des trois années qui précédaient sa venue, tout le mal eût dû être consumé. Et c’est ce que chercha à faire Dolcino, en livrant des combats de partout. Le quatrième pape, et l’on voit ici comment le démon se joue de ses sujets, a été précisément Clément V qui prêcha la croisade contre Dolcino. Ce fut justice, car dans ces lettres Dolcino soutenait désormais des théories inconciliables avec l’orthodoxie. Il affirma que l’Église romaine est une catin, qu’on ne doit pas obéissance aux prêtres, que dorénavant tout pouvoir spirituel passait à la secte des apôtres, que seuls les apôtres forment la nouvelle Église, que les apôtres peuvent annuler le mariage, que nul ne pourra être sauvé s’il ne fait partie de la secte, qu’aucun pape ne peut remettre les péchés, qu’on ne doit pas payer les dîmes, que la vie est plus parfaite sans voeux qu’avec des voeux, qu’une église consacrée ne vaut rien pour la prière, pas davantage qu’une écurie, et qu’on peut adorer Christ dans les bois et dans les églises indifféremment. 

— Il a vraiment dit ces choses-là ? 

— Certes, cela est certain, il les a écrites. Mais il fit malheureusement pis. Comme il prit position sur la Paroi Chauve, il commença à mettre à sac les villages de la vallée, à faire des incursions de pillard pour se procurer le ravitaillement, menant en somme une véritable guerre contre les bourgs voisins. 

— Tous étaient contre lui ? 

— On ne sait pas. Peut-être reçut-il des appuis de certains, je t’ai dit qu’il s’était insinué dans un noeud inextricable de discordes locales. En attendant, l’hiver de l’an 1305 était venu, l’un des plus rigoureux des dernières décennies, et dans toute la contrée régnait une grande famine. Dolcino envoyait une troisième lettre à ses partisans et beaucoup se joignaient encore à lui ; mais là-haut la vie était devenue impossible et ils étaient pris d’une telle faim qu’ils mangeaient la chair des chevaux et d’autres bêtes de somme et du foin cuit. Un grand nombre en mourut. 

— Mais contre qui se battaient-ils, maintenant ? 

— L’évêque de Verceil avait fait appel à Clément V et une croisade avait été prêchée contre les hérétiques. Une indulgence plénière fut proclamée pour quiconque y participerait, et l’on sollicita Louis de Savoie, les inquisiteurs de Lombardie, l’archevêque de Milan. Beaucoup prirent la croix pour venir en aide aux Verceillois et aux Novarois, même de la Savoie, de la Provence, de la France, et l’évêque de Verceil eut le commandement suprême. Ce n’était qu’accrochages continuels entre les avant-gardes des deux armées, mais les fortifications de Dolcino s’avéraient imprenables, et d’une manière ou d’une autre les impies recevaient des secours. 

— De qui ? 

— D’autres impies, je crois, qui tiraient bénéfice de ce levain de désordre. Vers la fin de l’an 1305, l’hérésiarque fut pourtant contraint à abandonner la Paroi Chauve, laissant derrière lui les blessés et les malades, et il se transféra dans le territoire de Trivero, où il se retrancha sur un mont, qu’on appelait alors Zubello et qui depuis lors fut dit Rubello ou Rebello, parce qu’il était devenu la place forte des rebelles à l’Église. En somme, je ne peux pas te raconter tout ce qui advint, et ce furent des massacres terribles. Mais à la fin, les rebelles furent contraints à se rendre, Dolcino et les siens furent capturés et périrent sur le bûcher. 

— La belle Marguerite aussi ? 

Ubertin me regarda : « Tu t’es souvenu qu’elle était belle, n’estce pas ? Elle était belle, dit-on, et beaucoup de seigneurs du lieu tentèrent d’en faire leur épouse pour la sauver du bûcher. Mais elle ne voulut pas, elle mourut impénitente avec son impénitent d’amant. Et que cela te serve de leçon, garde-toi de la prostituée de Babylone, prendrait-elle la forme de la créature la plus exquise. 

— Mais à présent, dites-moi, père. J’ai appris que le cellérier du couvent, et peut-être Salvatore aussi, rencontrèrent Dolcino, et furent avec lui en quelque sorte… 

— Tais-toi, et ne prononce pas de jugements téméraires. Je connus le cellérier dans un couvent de minorites. Après les événements qui concernent l’histoire de Dolcino, c’est vrai. Beaucoup de spirituels en ces années-là, avant que nous ne décidions de trouver refuge dans l’ordre de saint Benoît, eurent une vie agitée, et durent abandonner leurs couvents. Je ne sais où fut Rémigio avant que je ne le rencontre. Je sais qu’il a toujours été un bon frère, au moins du point de vue de l’orthodoxie. Quant au reste, hélas, la chair est faible… 

— Qu’entendez-vous par là ? 

— Ce ne sont pas des choses que tu dois savoir. Eh bien, en somme, puisque nous en avons parlé, et que tu dois pouvoir distinguer le bien du mal… (il hésita encore), je te dirai que j’ai entendu murmurer ici, dans l’abbaye, que le cellérier ne sait pas résister à certaines tentations… Mais ce sont des murmures. Ces choses-là, il faut que tu apprennes à n’y point même penser. » 

Il m’attira de nouveau contre lui, resserrant son étreinte et m’indiqua la statue de la Vierge : 

« Tu dois t’initier à l’amour sans tache. La voici, celle en qui la féminité s’est sublimée. C’est pourquoi tu peux dire d’elle qu’elle est belle, comme la bien-aimée du Cantique des Cantiques. En elle, dit-il, le visage ravi par une félicité intérieure tout comme l’Abbé quand il parlait, la veille, des gemmes et de l’or de ses vases, en elle, il n’est pas jusqu’à la grâce du corps qui ne se fasse signe des beautés célestes, et c’est la raison pour laquelle le sculpteur l’a représentée avec toutes les grâces dont la femme doit être parée. » 

Il me montra le buste menu de la Vierge, planté haut et serré dans un corselet lacé au centre par une gansette que les petites mains de l’Enfant s’amusaient à tirer. 

« Tu vois ? … Que ressens-tu devant cette très douce vision ? » 

Je rougis violemment, me sentant tourmenté comme par un feu intérieur. 

Ubertin dut le remarquer, ou peut-être perçut-il l’ardeur de mes joues, car il ajouta aussitôt : 

« Mais tu dois apprendre à distinguer le feu de l’amour surnaturel de la pâmoison des sens. C’est difficile, même pour les saints. 

— Mais comment reconnaît-on le bon amour ? demandai-je en tremblant. 

— Qu’est l’amour ? Il n’est rien au monde, ni homme ni diable, ni chose aucune, que je ne considère aussi suspecte que l’amour, car celui-ci pénètre l’âme plus qu’aucune autre chose. Il n’existe rien qui tant occupe et lie le coeur comme l’amour. C’est pourquoi, à moins d’être muni des armes qui la gouvernent, l’âme court par amour à une immense ruine. Je crois que sans les séductions de Marguerite, Dolcino ne se fût point damné ; sans l’arrogance et la promiscuité de la Paroi Chauve, peu auraient ressenti la séduction de sa rébellion. Prends garde, cela ne concerne pas seulement l’amour mauvais, qui naturellement doit être fui par tous comme lacs diaboliques, je le dis aussi, et avec grande peur, du bon amour qui s’établit entre Dieu et l’homme, entre l’homme et son prochain. Il arrive souvent que deux ou trois personnes, hommes ou femmes, s’aiment très cordialement et nourrissent l’un pour l’autre une affection particulière, et désirent ne jamais vivre séparés, et quand l’un désire, l’autre veut. Et je t’avoue qu’un sentiment de ce genre je l’éprouvai pour des femmes vertueuses comme Angèle et Claire. Eh bien, cela aussi est fort répréhensible, encore qu’on en agisse spirituellement et pour Dieu… Car même l’amour que ressent l’âme, s’il n’est point sur la défensive, mais accueilli avec chaleur, déchoit ensuite, ou bien opère dans la confusion. Oh ! l’amour a différentes propriétés, d’abord l’âme pour lui s’attendrit, puis devient infirme… Mais ensuite elle éprouve la chaleur vraie de l’amour divin et crie, et se lamente, se fait pierre mise au chaufour pour se défaire en chaux, et crépite léchée par la flamme… 

— Et cela est-il le bon amour ? » 

Ubertin me caressa la tête, et comme je le regardai, je vis qu’il avait les yeux émus jusqu’aux larmes : 

« Oui, c’est enfin le bon amour. » 

Il retira sa main de mes épaules : 

« Mais comme il est difficile, ajouta-t-il, comme il est difficile de le distinguer de l’autre. Et parfois quand ton âme est tentée par les démons, tu te sens comme un pendu qui, les mains liées dans le dos et les yeux bandés, reste suspendu au gibet et vit pourtant, sans aucune aide, sans aucun soutien, sans aucun remède, tournant dans le vide… » 

Son visage n’était plus seulement mouillé de larmes, mais d’un voile de sueur. 

« Allons, va-t’en maintenant, me dit-il en hâte, je t’ai dit ce que tu voulais savoir. Par ici le choeur des anges, par là les gorges de l’enfer. Va, et loué soit le Seigneur. » 

Il se prosterna de nouveau devant la Vierge : je l’entendis qui sanglotait doucement, Il priait. Je ne sortis pas de l’église. L’entretien avec Ubertin avait amené dans mon esprit, et dans mes viscères, un étrange feu et une indicible agitation. À telle enseigne que je me trouvais sans doute pour cela enclin à la désobéissance et décidai de retourner seul dans la bibliothèque. Je ne savais pas moi-même ce que j’y cherchais. Je voulais explorer tout seul un endroit inconnu ; me fascinait l’idée de pouvoir m’y orienter sans l’aide de mon maître. J’y grimpai comme Dolcino avait grimpé sur le mont Rubello. J’avais la lampe avec moi (pourquoi l’avais-je emportée ? peutêtre nourrissais-je déjà ce dessein secret ?), et je pénétrai dans l’ossuaire presque les yeux fermés. En un rien de temps, je fus dans le scriptorium. C’était un soir fatal, je crois, car tandis que je furetais parmi les tables, j’en aperçus une sur laquelle était ouvert un manuscrit qu’un moine copiait en ces jours-là. Aussitôt le titre me requit : Historia fratris Dulcini Heresiarche {169} . Je crois que c’était la table de Pierre de Sant’Albano, dont on m’avait dit qu’il écrivait une histoire monumentale de l’hérésie (après ce qu’il advint à l’abbaye, il ne l’écrivit naturellement plus – mais n’anticipons pas). Rien d’anormal donc que ce texte fût ici, accompagné d’autres, d’ailleurs, au sujet analogue, sur les patarins et sur les flagellants. Mais je pris comme un signe surnaturel, je ne sais encore si céleste ou diabolique, cette circonstance, et je me laissai aller à lire l’écrit avec avidité. Il n’était pas très long, et dans la première partie il disait, avec beaucoup plus de détails que j’ai oubliés, ce que m’avait dit Ubertin. On y parlait aussi des nombreux crimes commis par les dolciniens durant la guerre et le siège. Et de la bataille finale, qui fut des plus sanglantes. Mais j’y trouvai en plus ce qu’Ubertin ne m’avait pas raconté, et dit par qui avait évidemment tout vu et en gardait encore l’imagination enflammée. J’appris donc comment en mars de l’an 1307, le samedi saint, Dolcino, Marguerite et Longin, enfin pris, furent conduits dans la ville de Biella et remis à l’évêque, qui attendait la décision du pape. Le pape, sitôt qu’il apprit la nouvelle, la transmit au roi de France, Philippe, en écrivant : « Des nouvelles infiniment agréables nous sont parvenues, fécondes en joie et allégresse, pour ce que le démon pestifère, fils de Bélial et grande horreur hérésiarque, Dolcino, après de longs dangers, des peines et des massacres incessants, et de fréquentes incursions, est enfin, avec ses partisans, prisonnier dans nos prisons, grâce à notre vénérable frère Raniero, évêque de Verceil, capturé en le jour de la sainte Cène du Seigneur, et la nombreuse gent qui était avec lui, infectée par contagion, fut tuée ce jour même. » Le pape se montra impitoyable en regard des prisonniers et il commanda à l’évêque de les mettre à mort. Alors, en juillet de la même année, le premier jour du mois, les hérétiques furent remis au bras séculier. Tandis que les cloches de la ville sonnaient à toute volée, on les plaça sur un chariot, entourés des bourreaux, suivis de la milice, qui parcourut toute la ville, et à chaque coin de rue, avec des tenailles rougies à blanc, on déchirait les chairs des coupables. Marguerite fut brûlée la première, devant Dolcino dont pas un seul muscle du visage ne bougea, tout comme il n’avait pas émis une plainte lorsque les tenailles lui mordaient les membres. Après quoi le chariot poursuivit sa route, alors que les bourreaux enfilaient leurs fers dans des vases pleins de flambeaux ardents. Dolcino subit d’autres tourments, et il resta toujours muet, sauf quand on l’amputa de son nez, car il haussa légèrement les épaules, et quand on lui arracha le membre viril, car là il poussa un long soupir, comme un glapissement. Ses dernières paroles témoignèrent de son impénitence, et il avertit qu’il ressusciterait le troisième jour. Puis il fut brûlé et ses cendres furent dispersées au vent. Je refermai le manuscrit, mes mains tremblaient. Dolcino avait commis beaucoup de crimes, m’avait-on dit, mais il avait été horriblement brûlé. Sur le bûcher, il s’était comporté… comment ? avec la fermeté des martyrs ou avec l’opiniâtreté des damnés ? Tout en montant d’un pas chancelant les escaliers qui menaient à la bibliothèque, je compris pourquoi j’étais si troublé. Je me rappelai soudain une scène que j’avais vue peu de mois auparavant, juste après mon arrivée en Toscane. Je me demandais même comment j’avais pu quasiment l’oublier jusqu’à présent, comme si mon âme malade avait voulu effacer un souvenir qui pesait sur elle comme un incube. 

Au vrai, je ne l’avais pas oubliée, car chaque fois que j’entendais parler de fraticelles, je revoyais des images de cet événement, pour aussitôt les chasser encore dans les replis de mon esprit, comme si cela avait été un péché que d’être le témoin d’une pareille horreur. J’avais pour la première fois entendu parler de fraticelles, les jours où, à Florence, j’en avais vu brûler un sur son bûcher. Cela s’était passé peu avant que je ne rencontre à Pise frère Guillaume. Il retardait son arrivée dans cette ville et mon père m’avait donné l’autorisation de visiter Florence dont nous avions entendu louer les superbes églises. J’avais circulé à travers la Toscane pour apprendre mieux le vulgaire italien, et j’avais enfin séjourné une semaine à Florence, car j’avais beaucoup entendu parler de cette ville et je désirais la connaître. Ce fut ainsi qu’à peine arrivé, j’entendis qu’une affaire faisait grand bruit et agitait de fond en comble la cité. Un fraticelle hérétique, accusé de crimes contre la religion, et amené devant l’évêque et d’autres ecclésiastiques, était ces jours-là soumis à sévère inquisition. Et tout en suivant ceux qui m’en parlaient, je me transportai sur les lieux de l’événement ; j’entendais les gens dire que ce fraticelle, de nom Michel, était en vérité un homme fort pieux, qui avait prêché pénitence et pauvreté, en répétant les paroles de saint François, et qu’il avait été traîné devant les juges du fait de la malice de certaines femmes qui, feignant de se confesser à lui, lui avaient ensuite attribué des propositions hérétiques ; mieux, il avait été pris par les hommes de l’évêque précisément dans la maison de ces femmes, ce qui ne laissait pas de m’étonner, car un homme d’Église ne devrait pas aller administrer les sacrements en des lieux aussi peu convenables ; mais, semblait-il, c’était là faiblesse de fraticelle que de ne point tenir en juste considération les convenances, et peut-être y avait-il du vrai dans la rumeur publique qui les voulait, outre qu’hérétiques, de moeurs douteuses (ainsi qu’on le disait toujours des cathares, traités de Bulgares et sodomites). J’arrivai à l’église de San Salvatore où se tenait le procès, mais je ne pus entrer tant la foule était nombreuse sur le parvis. Certains cependant s’étaient hissés et agrippés à la grille des fenêtres et voyaient et entendaient ce qui se passait dans l’église, et ils le rapportaient aux autres en dessous. On était alors en train de relire à frère Michel les aveux qu’il avait faits la veille, où il disait que Christ et ses apôtres « n’eurent oncques propriété ni privée ni commune », mais Michel protestait que le tabellion y avait ajouté maintenant « moult fausses conséquences » et il criait (et cela, je l’entendis de dehors) : « Vous m’en rendrez raison le jour du Jugement ! » Mais les inquisiteurs lurent la confession telle qu’ils l’avaient rédigée et pour finir ils lui demandèrent s’il voulait humblement se conformer aux opinions de l’Église et du peuple entier de la ville. Et j’entendis Michel qui criait bien haut que lui, il voulait s’en tenir à ce qu’il croyait, c’est-à-dire qu’il « tenait Christ pour pauvre crucifié et pape Jean XXII pour hérétique, puisqu’il disait le contraire ». Il s’ensuivit une grande discussion, où les inquisiteurs, parmi lesquels nombre de franciscains, voulaient lui faire comprendre que les Écritures n’avaient pas dit ce qu’il disait, lui, et lui les accusaient de nier la règle même de leur ordre, et les autres fulminaient contre lui, demandant s’il croyait par hasard mieux entendre les Écritures qu’eux-mêmes qui étaient des maîtres en la matière. Et fra Michel, avec grande opiniâtreté vraiment, les contestait, tant et si bien que les autres se mettaient à l’invectiver avec des provocations du genre : « Et alors nous voulons que tu tiennes Christ pour grand propriétaire et pape Jean pour catholique et saint. » Et Michel, sans en démordre : « Non, hérétique. » Et eux de dire qu’ils n’avaient jamais vu personne d’aussi obstiné dans sa propre infamie. 

Mais parmi la foule, hors du palais, beaucoup disaient qu’il était comme Christ au milieu des pharisiens, et je m’aperçus que dans le peuple beaucoup croyaient en la sainteté de frère Michel. Enfin les hommes de l’évêque le ramenèrent en prison dans les fers. Et le soir on me dit que nombre de frères, amis de l’évêque, étaient allés l’insulter et lui demander de se rétracter, mais lui il répondait comme certain de sa propre vérité. Et il répétait à chacun que Christ était pauvre comme l’avait dit aussi saint François et saint Dominique, et que si pour professer cette juste opinion il devrait être condamné au supplice, tant mieux, car il pourrait voir sans tarder ce que disent les Écritures, et les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse, et Jésus-Christ, et saint François, et les glorieux martyrs. On me rapporta qu’il dit : « Si nous lisons avec une telle ferveur la doctrine de certains saints abbés, avec quelle ferveur redoublée et quelle joie ne devons-nous pas désirer d’être au milieu d’eux. » À ce genre de propos, les inquisiteurs sortaient de la geôle, le visage sombre, et criaient indignés (je les entendis moi-même) : « Il a le diable au corps ! » 

Le lendemain, nous sûmes que la condamnation avait été promulguée, et me rendant à l’évêché je pus voir le parchemin ; j’en recopiai une partie sur ma tablette. Le document commençait « In nomine Domini amen. Hec est quedam condemnatio corporalis et sententia condemnationis corporalis lata, data et in hiis scriptis sententialiter pronumptiata et promulgata  »  et poursuivait avec une sévère description des péchés et des fautes dudit Michel, dont je rapporte ici deux passages, pour que le lecteur puisse juger avec prudence : Johannem vocatum fratrem Micchaelem Iacobi, de comitatu Sancti Frediani, hominem male condictionis, et pessime conversationis, vite et famé, hereticum et heretica labe pollutum et contra fidem catolicam credentem et af irmantem… Deum pre oculis non habendo sed potius humani generis inimicum, scienter, studiose, appensate, nequiter et animo et intentione exercendi hereticam pravitatem stetit et conversatus fuit cum Fraticellis, vocatis Fraticellis de la pauvre vie hereticis et scismaticis et eorum pravam sectam et heresim secutus fuit et sequitur contra fidem catolicam… et accessit ad dictam civitatem Florentie et in locis publicis dicte civitatis in dicta inquisitione contentis, credidit, tenuit et pertinaciter af irmavit ore et corde… quod Christus redentor noster non habuit rem aliquam in proprio vel comuni sed habuit a quibuscumque rebus quas sacra scriptura eum habuisse testatur, tantum simplicem facti usum

Mais ce n’était pas là les seuls crimes dont on l’accusait, et l’un d’eux, entre autres, me sembla des plus ignobles, même si je ne sais (vu le déroulement du procès) s’il était vraiment allé jusqu’à affirmer pareille chose : on rapportait en somme que ladite minorite soutenait que saint Thomas d’Aquin n’avait été ni saint ni ne jouissait de l’éternel salut, tout au contraire, il était damné et en état de perdition ! Et la sentence concluait prescrivant la peine, puisque l’accusé n’avait pas voulu s’amender : Costat nobis etiam ex predictis et ex dicta sententia lata per dictum dominum episcopum florentinum, dictum Johannem fore hereticum, nolle se tantis herroribus et heresi corrigere et amendare, et se ad rectam viam fidei dirigere, habentes dictum Johannem pro irreducibili, pertinace et hostinato in dictis suis perversis herroribus, ne ipse Johannes de dictis suis sceleribus et herroribus perversis valeat gloriari, et ut eius pena aliis transeat in exemplum ; idcirco, dictum Johannes vocatum fratrem Micchaelem hereticum et scismaticum quod ducatur ad locum iustitie consuetum, et ibidem igne et flammis igneis accensis concremetur et comburatur, ita quod penitus moriatur et anima a corpore separatur

Et après que la sentence fut rendue publique, dans la geôle vinrent encore des hommes d’Église et ils avertirent Michel de ce qui allait se passer, et je les entendis même dire : 

« Fra Michel, les mitres et les mantelets sont prêts, on y a peint dessus des fraticelles accompagnés par des diables. » 

Pour l’épouvanter et le contraindre enfin à se rétracter. Mais frère Michel s’agenouilla et dit : 

« Je pense qu’autour du bûcher il y aura notre père François et je dirais davantage, je crois qu’il y aura Jésus et les apôtres, et les glorieux martyrs Barthélémy et Antoine. » 

Ce qui était une façon de refuser pour la dernière fois les offres des inquisiteurs. Le lendemain matin, je fus moi aussi sur le pont de l’évêché ou s’étaient réunis les inquisiteurs, devant lesquels on conduisit, toujours dans les fers, frère Michel. Un des fidèles tomba à genoux devant lui pour recevoir sa bénédiction, et il fut enlevé par les hommes d’armes et aussitôt jeté en prison. Ensuite, les inquisiteurs relurent la sentence au condamné et demandèrent encore s’il voulait se repentir. 

À chaque point où la sentence disait qu’il était un hérétique, Michel répondait : 

« Hérétique ne suis, pécheur oui, mais catholique » et quand le texte nommait « le très vénérable et très saint pape Jean XXII », Michel répondait : « Non, mais hérétique. » Alors l’évêque ordonna que Michel vînt s’agenouiller devant lui, et Michel dit qu’il ne s’agenouillait pas devant les hérétiques. Ils le firent agenouiller de force ; et lui murmura : « J’en suis excusé devant Dieu. » Et comme il avait été amené là devant avec tous ses ornements sacerdotaux, commença un rite où pièce par pièce on lui ôtait les ornements jusqu’à ce qu’il restât vêtu de cette seule jupe longue qu’on appelle à Florence cioppa. Et comme veut l’usage pour le prêtre qu’on déconsacre, avec un fer coupant on lui rasa le bout des doigts et on lui rasa les cheveux. Après quoi, on le confia au capitaine et à ses hommes, qui le traitèrent fort durement et lui mirent les fers en le ramenant dans sa geôle, tandis qu’il disait à la foule : « Per Dominum moriemur . » On devait le brûler, ainsi que je l’appris, le lendemain seulement. Et ce même jour, ils allèrent aussi lui demander s’il voulait se confesser et communier. Il refusa de commettre un péché en acceptant les sacrements de ceux qui étaient en état de péché. En cela, je crois, il fit mal, et se montra corrompu par l’hérésie des patarins. Vint enfin le matin du supplice, et un gonfalonier fut le prélever, qui m’avait l’air d’une personne amie, parce qu’il lui demanda quelle espèce d’homme il était, et pourquoi il s’obstinait quand il suffisait d’affirmer ce que tout le peuple affirmait et d’accepter l’opinion de notre sainte mère l’Église. Mais Michel, intraitable : « Je crois en Christ pauvre crucifié. » Et le gonfalonier s’en alla en écartant les bras. Arrivèrent alors le capitaine et ses hommes, et ils conduisirent Michel dans la cour où se trouvait le vicaire de l’évêque qui lui relut et ses aveux et la condamnation. Michel intervint encore pour contester des opinions fausses qui lui étaient attribuées : et c’étaient en vérité des choses d’une telle subtilité que je ne me les rappelle pas et que je ne compris pas bien alors. Mais c’est sur ces arguties qu’on se fondait pour décider de la mort de Michel, certes, et de la persécution des fraticelles. À telle enseigne que je ne voyais pas pourquoi les hommes de l’Église et du bras séculier s’acharnaient de la sorte contre des personnes qui voulaient vivre en état de pauvreté et estimaient que Christ n’avait possédé aucun bien terrestre. Car, me disais-je, tant qu’à faire, ils devraient plutôt craindre des hommes qui voudraient vivre en état de richesse et soustraire de l’argent aux autres, et mener l’Église par les sentes du péché et y introduire des pratiques de simonie. Je parlai de cela à un quidam qui se trouvait à côté de moi, parce que je n’arrivais plus à me taire. Celui-ci sourit, moqueur, et me dit qu’un frère pratiquant la pauvreté devient un mauvais exemple pour le peuple, qui après ne se fait plus aux frères ne la pratiquant pas. Et que, ajouta-t-il, cette prédication de pauvreté mettait de mauvaises idées dans la tête du peuple, qui de sa pauvreté aurait tiré raison d’orgueil, et l’orgueil peut mener à bien des actes de superbe. Et enfin que j’aurais dû savoir, et lui non plus ne savait trop par quel syllogisme, qu’à prêcher la pauvreté pour les frères on se mettait du côté de l’empereur, ce qui n’était point de l’agrément du pape. Toutes raisons excellentes, me sembla-t-il, même émises par un homme de peu de doctrine. Sauf qu’à ce point-là je ne comprenais pas pourquoi fra Michel voulait mourir d’une façon si horrible pour complaire à l’empereur, ou mettre fin à une question entre ordres religieux. Et de fait, quelqu’un dans l’assistance disait : 

« Ce n’est pas un saint, il a été mandaté par Louis pour semer la discorde parmi les citadins, et les fraticelles sont Toscans, mais derrière eux il y a les envoyés de l’Empire. » 

Et d’autres : 

« Mais c’est un fou, il est possédé du démon, gonflé d’orgueil et il jouit du martyre dans sa morgue de damné ; on fait lire trop de vies de saints à ces frères, mieux vaudrait qu’ils prissent femme ! » 

Et d’autres encore : 

« Non, nous aurions grand besoin que tous les chrétiens fussent ainsi, prêts à témoigner de leur foi comme au temps des païens. » 

Et en écoutant ces voix, tandis que je ne savais plus que penser, il me fut loisible de revoir en face le condamné, que par moments la foule me cachait. Et je vis le visage d’un qui regarde quelque chose d’étranger à cette terre, comme il m’arriva de le voir sur les statues des saints qu’une vision ravissait. Et je compris que, fou ou voyant, il désirait lucidement mourir, car il croyait que sa mort aurait défait son ennemi, quel qu’il fût. Et je compris que son exemple en aurait conduit d’autres à la mort. Je restai tout de même hébété par tant de fermeté, car aujourd’hui encore je ne sais si en eux prévaut un amour orgueilleux pour la vérité en laquelle ils croient, qui les conduit à la mort, ou un orgueilleux désir de mort, qui les conduit à témoigner de leur vérité, quelle qu’elle soit. Et j’en suis bouleversé d’admiration et de crainte. 

Mais revenons au supplice, car désormais ils avaient tous pris le chemin du lieu de la mise à mort. Le capitaine et ses hommes le dégagèrent de la porte, avec sa jupe légère sur le dos, en partie déboutonnée, et il allait à larges enjambées et la tête inclinée, en récitant son office, un des martyrs sans doute. Il y avait une foule incroyable et beaucoup criaient : « Ne va pas mourir ! » et lui, répondait : « Je veux mourir pour Christ », « Mais toi, tu ne meurs pas pour Christ », lui disaient-ils, et lui : « Mais pour la vérité. » Arrivés au lieu dit le coin du Proconsul, quelqu’un lui cria de prier Dieu pour eux tous, et lui, il bénit la foule. Et aux Fondamenti de sainte Liperata, quelqu’un lui dit : « Sot que tu es, crois en le pape ! » et lui, il répondit : « Vous en avez fait un dieu, de votre pape » et il ajouta : « Ils vous ont bien arrangé vos papegais » (ce qui était un jeu de mots, ou saillie, et ce disant les papes devenaient comme des animaux, en dialecte toscan, comme on me l’expliqua) : et tous s’étonnèrent qu’il allât à la mort en faisant de bons mots. A San Giovanni, ils lui crièrent : « Prends la vie ! » et lui, il répondit : « Déprenez-vous de vos péchés ! » ; au Mercato Vecchio, ils lui crièrent : « Sauve-toi, sauve-toi ! » et lui, il répondit : « Sauvezvous de l’enfer » ; au Mercato Nuovo, ils lui hurlèrent : « Repens-toi, repens-toi ! » et lui, il répondit : « Repentez-vous de votre usure. » Et arrivé à Santa Croce, il vit les frères de son ordre qui se trouvaient sur les escaliers, et il les réprimanda parce qu’ils ne suivaient pas la règle de saint François. Et certains d’entre eux haussaient les épaules, mais d’autres, de honte, rabattaient leur capuchon sur leur visage. Et sur le chemin de la porte de la Giustizia beaucoup lui disaient : « Nie, nie donc, ne désire pas la mort », et lui : « Christ est mort pour nous ». Et eux : « Mais toi, tu n’es pas Christ, tu ne dois pas mourir pour nous ! » et lui : « Mais je veux mourir pour lui. » Au pré de la Giustizia quelqu’un lui demanda s’il ne pouvait pas faire comme un certain frère, son supérieur, qui avait renié, mais Michel répondit qu’il n’avait pas renié, et j’en vis beaucoup parmi la foule approuver et inciter Michel à être fort : ainsi moi et bien d’autres, nous comprîmes que ceux-là étaient des siens, et nous nous écartâmes. 

On fut enfin hors la porte et, devant nous, apparut le bûcher, ou petite hutte, comme on l’appelait là-bas, parce que le bois y était disposé en forme de cabane, et des cavaliers armés firent cercle pour que les gens ne s’approchassent pas trop. Et c’est là qu’on lia frère Michel à la colonne. J’entendis encore quelqu’un lui crier : « Mais qu’est-ce que cela, pour quoi tu veux mourir ? » et lui, il répondit : « Cela est une vérité qui gîte en moi, dont on ne peut donner témoignage que par la mort. » Ils mirent le feu. Et frère Michel, qui avait déjà entonné le Credo, entonna ensuite le Te Deum. Il en chanta peut-être huit vers, puis il se plia comme s’il devait éternuer, et tomba sur les fagots, car ses liens s’étaient brûlés. Il était déjà mort, parce qu’avant que le corps ne brûle complètement, on meurt : la grande chaleur fait éclater le coeur et la fumée noie les poumons. La hutte brûla tout à fait, comme une torche, et il y eut une grande lueur, et n’eût été le pauvre corps carbonisé de Michel qu’encore on entrevoyait au milieu des sarments incandescents, je me serais cru devant le buisson ardent. Et je fus si près d’avoir une vision que (me rappelai-je en montant les escaliers de la bibliothèque) spontanément étaient montés à mes lèvres certains mots sur le ravissement extatique que j’avais lus dans les livres de sainte Hildegarde : 

« La flamme consiste en une splendide clarté, en une vigueur innée et en une ardeur ignée, mais la splendide clarté, elle la possède pour briller et pour brûler, l’ardeur ignée. » 

Je me souvins de quelques phrases d’Ubertin sur l’amour. L’image de Michel se confondit avec celle de Dolcino, et celle de Dolcino avec celle de Marguerite la belle. Je sentis de nouveau cette agitation qui m’avait saisi dans l’église. J’essayais de n’y point penser et poursuivis d’un pas décidé vers le labyrinthe. J’y pénétrais tout seul pour la première fois, les longues ombres projetées par la lampe sur le dallage me terrorisaient autant que les visions des nuits précédentes. Je tremblais à chaque instant de me trouver devant un autre miroir, car telle est la magie des miroirs, que même si tu sais qu’il s’agit de miroirs, ils ne cessent de t’inquiéter. Je ne cherchais d’ailleurs pas à m’orienter, ni à éviter la pièce aux parfums qui suscitent des visions. J’avançais comme en proie à la fièvre, et point ne savais où voulais aller. De fait, je ne m’éloignai pas beaucoup de l’escalier, car peu après je me retrouvai dans la pièce heptagonale par où j’étais entré. Là, sur une table, étaient disposés des livres que je n’avais pas l’impression d’avoir vus la nuit précédente. Je devinai que c’étaient des ouvrages que Malachie avait retirés du scriptorium et qu’il n’avait pas encore remis chacun à sa place particulière. Je ne comprenais pas si j’étais très loin de la salle des parfums, parce que je me sentais comme étourdi et ce pouvait être à cause de quelque effluve qui arrivait jusqu’en ce lieu, ou des choses que mon imagination avait brassées jusqu’à présent. 

J’ouvris un volume richement enluminé qui, par le style, me semblait provenir des monastères de la dernière Thulé. Je fus frappé, à une page où commençait le saint évangile de l’apôtre Marc, par l’image d’un lion. C’était certainement un lion, même si je n’en avais jamais vu en chair et en os, et l’enlumineur en avait reproduit la forme, s’inspirant peut-être des lions observés en Hibernie, terre de créatures monstrueuses, et je fus convaincu que cet animal, comme le dit d’ailleurs le Physiologue, concentre en soi tous les caractères des choses les plus horribles et majestueuses à la fois. Ainsi cette image évoquait pour moi et l’image de l’ennemi et celle de Christ Notre Seigneur, et je ne savais avec quelle clef symbolique je devais la lire ; je tremblais de la tête aux pieds pris de crainte et saisi par le vent coulis qui pénétrait par les rayères des murs. Le lion que je vis avait une gueule hérissée de dents, et une tête finement loriquée comme celle des serpents, le corps gigantesque, qui se tenait sur quatre pattes aux griffes acérées et féroces ; il ressemblait dans sa toison à l’un de ces tapis que je vis plus tard rapporter de l’orient, à écailles rouges et smaragdines, où se dessinaient, jaunes comme la peste, d’horribles et robustes entablements d’os, jaune était aussi la queue, qui se tordait depuis le derrière jusqu’au sommet de la tête, terminée par une dernière volute de toupets blancs et noirs. J’étais déjà fort impressionné par le lion (et plus d’une fois j’avais fait volte-face comme si je m’attendais à voir apparaître soudain un animal de même nature), quand je décidai de regarder d’autres feuillets, et je tombai, au début de l’évangile de Matthieu, sur l’image d’un homme. Je ne sais pourquoi, il m’effraya davantage que le lion : le visage était d’un homme, mais cet homme était cuirassé dans une sorte de chasuble rigide qui le recouvrait jusqu’aux pieds, et cette chasuble ou cataphracte était incrustée de pierres rouges et jaunes. Cette tête, qui surgissait, énigmatique, d’un château de rubis et de topazes, se présenta à moi (la terreur me rendait blasphémateur !) comme l’assassin mystérieux dont nous suivions les impalpables traces. Et puis je compris pourquoi je rapprochais aussi étroitement la bête et le cataphracte du labyrinthe : parce que l’une et l’autre, comme toutes les figures de ce livre, émergeaient d’un tissu illustré de labyrinthes entrelacés, où des lignes d’onyx et d’émeraudes, des fils de chrysoprase, des rubans d’aigue-marine semblaient tous faire allusion à la pelote de salles et de couloirs dans laquelle je me trouvais enroulé. Mon oeil se perdait, sur la page, dans des sentiers resplendissants, comme mes pieds perdaient leur chemin dans la théorie inquiétante des salles de la bibliothèque ; et voir représentée dans ces parchemins mon errance, me remplit d’inquiétude et me convainquit que chacun de ces livres racontait par de mystérieux ricanements mon histoire présente. « De te fabula narratur », me dis-je, et je me demandai si ces pages ne contenaient pas déjà l’histoire des instants futurs qui m’attendaient. J’ouvris un autre livre, et celui-ci me sembla de l’école hispanique. Les teintes étaient violentes, les rouges couleur sang ou feu. C’était le livre de la révélation de l’apôtre, et je tombai encore une fois, comme le soir précédent, sur la page de la mulier amicta sole. Mais il ne s’agissait pas du même livre, la miniature était différente, ici l’artiste avait plus longuement insisté sur les formes de la femme. J’en comparai le visage, le sein, les flancs flexueux avec la statue de la Vierge que j’avais vue en compagnie d’Ubertin. Le trait était différent, mais cette mulier aussi me sembla de toute beauté. Je pensai qu’il ne fallait pas que je m’attarde à ces songeries, et tournai quelques pages. Je trouvai une autre femme, mais cette fois c’était la prostituée de Babylone. Je ne fus point tant frappé par ses formes que par la pensée qu’elle aussi était une femme comme l’autre, et pourtant celle-ci était vaisseau de tout vice, celle-là réceptacle de toute vertu. Mais les formes s’avéraient de femme dans les deux cas, et à un certain point je ne fus plus capable de comprendre ce qui les distinguait. 

De nouveau j’éprouvai une agitation profonde, l’image de la Vierge de l’église se superposa à celle de la belle Marguerite. « Je suis damné ! » me dis-je. Ou : « Je suis fou. » Et décidai que je ne pouvais plus rester dans la bibliothèque. Par chance, j’étais à côté de l’escalier. Je m’y précipitai au risque d’achopper et d’éteindre ma lampe. Je me retrouvai sous les vastes voûtes du scriptorium, mais pas davantage je ne m’attardai dans ce lieu et je m’élançai tête baissée dans les escaliers qui menaient au réfectoire. Là je m’arrêtai, haletant. Par les verrières pénétrait la lumière de la lune, en cette nuit resplendissante, et je n’avais presque plus besoin de la lampe, indispensable en revanche pour les compartiments et les galeries de la bibliothèque. Toutefois je la tins allumée, comme pour y chercher réconfort. Mais je haletais encore, et pensai que j’aurais dû boire de l’eau, pour calmer mon état de tension. Comme les cuisines se trouvaient à deux pas, je traversai le réfectoire et ouvris lentement une des portes qui donnait dans la seconde moitié du rez-de-chaussée de l’Édifice. Et c’est alors que ma terreur, au lieu de décroître, augmenta. Car je me rendis aussitôt compte que quelqu’un se trouvait dans les cuisines, près du four à pain : ou du moins je m’aperçus que dans ce coin-là brillait une lampe, et, plein d’épouvante, éteignis la mienne. Effrayé comme je l’étais, j’inspirai de la frayeur, et de fait l’autre (ou les autres) éteignirent la leur. Mais en vain, parce que les clartés de la nuit éclairaient suffisamment la cuisine pour dessiner devant moi, sur les dalles, une ou plusieurs ombres mêlées. Moi, glacé, je n’osai plus reculer, ni avancer. J’entendis une voix bredouillante, un humble chuchotis, une voix de femme, me semblat-il. Puis de ce groupe informe qui se dessinait obscurément près du four, une ombre noire et trapue se détacha, et s’enfuit vers la porte extérieure, qui d’évidence était entrebâillée, en la refermant derrière elle. Je restai, moi, à la limite entre réfectoire et cuisines, seul avec un quelque chose d’imprécis à côté du four. Quelque chose d’imprécis et – comment dire ? — de gémissant. En effet, de l’ombre provenait une plainte, presque un pleur étouffé, un sanglot rythmique, de peur. Rien ne communique plus de courage au peureux que la peur d’autrui : mais je ne me dirigeai pas vers l’ombre poussé par le courage. Plutôt poussé, dirais-je, par une ivresse à peu près semblable à celle qui m’avait saisi au moment des visions. 

Il y avait dans les cuisines quelque chose d’analogue aux fumigations qui m’avaient surpris dans la bibliothèque, la veille. Ou peut-être ne s’agissait-il pas des mêmes substances, mais sur mes sens surexcités elles firent le même effet. Je relevais une odeur âcre de tragante, alun et tartre, dont les cuisiniers se servaient pour aromatiser le vin. Ou peut-être, comme je le sus après, préparait-on la cervoise (à laquelle on attachait dans cette contrée au nord de la péninsule, un certain prix) et la produisait-on selon la mode de mon pays, avec de la bruyère, du myrte des marais et du romarin d’étang sauvage. Tous arômes qui, plus que mes narines, enivrèrent mon esprit. Et tandis qu’en suivant mon instinct rationnel je voulais crier : « Vade rétro ! » et m’éloigner de la chose gémissante qui était sûrement un succube évoqué pour moi par le malin, une force dans ma vis appétitive me poussa en avant, comme si je voulais participer à un prodige. Ainsi je marchai vers l’ombre, jusqu’à ce que, à la lumière de la nuit coulant des hautes fenêtres, je m’aperçus que c’était une femme, tremblante, qui serrait d’une main un paquet sur sa poitrine, et reculait en pleurant vers la gueule du four. Que Dieu, la Vierge Bienheureuse et tous les saints du Paradis m’assistent à présent que je vais dire ce qui m’arriva. La pudeur, la dignité de mon état (vieux moine désormais dans ce beau monastère de Melk, lieu de paix et de sereine méditation) me conseilleraient de très pieuses précautions. Je devrais dire simplement que quelque chose de mal se passa mais qu’il n’est pas honnête de répéter ce que ce fut, et je ne porterais le trouble ni en moi, ni chez mon lecteur. Mais je me suis proposé de raconter, sur ces événements lointains, toute la vérité, et la vérité est indivise, elle brille de sa propre évidence, et ne consent pas d’être réduite par nos intérêts et par notre honte. Le problème est plutôt de dire ce qui se passa non point comme je le vois et me le rappelle à présent (même si je me rappelle tout avec une impitoyable vivacité ; et je ne sais si ce fut le repentir qui fixa d’une façon si vivace faits et pensées dans ma mémoire, ou l’insuffisance de ce même repentir qui encore me tourmente, donnant vie dans mon esprit affligé à la moindre nuance de ma honte), mais comme je le vis et le sentis alors. Et il m’est loisible de le faire, avec une fidélité de chroniqueur, car si je ferme les yeux, je peux tout répéter de ce que je fis et même pensai en ces instants, comme si je copiais un parchemin écrit alors. Il me faut donc ainsi aller de l’avant, et que saint Michel Archange me protège : parce que pour l’édification de mes lecteurs futurs et la fustigation de ma faute, je veux raconter maintenant comment un jeune homme peut donner dans les trames du démon, afin que ces dernières puissent être connues et manifestes, et que celui qui encore donne dedans, puisse les défaire. 

C’était donc une femme. Que dis-je, une toute jeune fille. Ayant eu jusqu’alors (et depuis lors, grâce en soit rendue à Dieu) peu de familiarité avec les êtres de ce sexe, je ne sais dire quel âge elle pouvait avoir. Je sais qu’elle était jeune, presque adolescente, peut-être avait-elle seize, ou dix-huit printemps, ou peut-être vingt, et je fus frappé par l’impression d’humaine réalité qui émanait de cette figure. Ce n’était pas une vision, et elle me parut en tout cas valde bona . Peut-être parce qu’elle tremblait comme tremble un oisillon l’hiver, et pleurait, et avait peur de moi. Ainsi, pensant que le devoir de tout bon chrétien est de secourir son prochain, je m’approchai d’elle avec grande douceur et en bon latin je lui dis qu’elle ne devait avoir nulle crainte parce que j’étais un ami, en tout état de cause pas un ennemi, certainement pas l’ennemi comme sans doute elle le redoutait. Peut-être à cause de la mansuétude qui émanait de mon regard, la créature se calma et vint à moi. Je m’aperçus qu’elle ne comprenait pas mon latin et d’instinct je lui adressai la parole dans mon allemand vulgaire, ce qui l’effraya au plus haut point, je ne sais si à cause des sons âpres, inusités chez les gens de cette contrée, ou parce que ces sons lui rappelaient quelque autre expérience avec des soldats de mes terres. Alors je souris, considérant que le langage des gestes et du visage est plus universel que celui des mots, et elle s’apaisa. Elle me sourit elle aussi et me dit deux ou trois mots. Je connaissais très peu sa langue vulgaire, elle était en tout cas différente de celle que j’avais en partie apprise à Pise, toutefois je m’aperçus d’après le ton, qu’elle me disait des mots doux, et me sembla-t-il, quelque chose comme : « Toi, tu es jeune, toi, tu es beau… » Il arrive rarement à un novice, qui a passé toute son enfance dans un monastère, d’entendre des déclarations sur sa beauté, on est plutôt bien averti que la beauté corporelle est fugace et qu’il faut la tenir pour fort vile : mais les trames de l’ennemi sont infinies et j’avoue que cette allusion marquée à ma vénusté, pour mensongère qu’elle fût, pénétra avec vive douceur dans mes oreilles et me donna une irrépressible émotion. D’autant qu’en disant cela, la jeune fille avait tendu la main vers moi et du bout de ses doigts, effleuré ma joue, alors complètement imberbe. J’en éprouvai comme une impression de défaillance, mais à ce moment-là je n’arrivais pas à ressentir l’ombre d’un péché dans mon coeur. Tant peut le démon quand il veut nous mettre à l’épreuve et effacer de notre âme les traces de la grâce. Qu’éprouvai-je ? Que vis-je ? De cela je me souviens : les émotions du premier instant furent dénuées de toute expression, parce que ma langue et mon esprit n’avaient pas été éduqués à nommer des sensations de ce genre. Jusqu’au moment où il me souvint d’autres paroles intérieures, entendues en d’autres temps et en d’autres lieux, certainement dites pour d’autres fins, mais qui me semblèrent admirablement s’harmoniser avec le plaisir de ces instants-là, comme si elles étaient consubstantiellement nées pour l’exprimer. Des paroles qui s’étaient pressées en foule dans les cavernes de ma mémoire, s’exhalèrent à la surface (muette) de mes lèvres, et j’oubliai qu’elles avaient servi dans les Écritures ou sur les pages des saints à exprimer des réalités combien plus flamboyantes. Mais, au vrai, y avait-il une telle différence entre les délices dont avaient parlé les saints et celles que mon âme troublée éprouvait en cet instant ? En cet instant s’annula en moi le sentiment vigilant de la différence. Qui est précisément, ce me semble, le signe du ravissement dans les abîmes de l’identité. D’un coup la jeune fille m’apparut ainsi que la vierge noire, mais toute belle dont parle le Cantique. Elle portait une pauvre robe élimée de toile écrue qui s’ouvrait, assez impudique, sur sa poitrine, et au cou un collier de menues pierres colorées et, je crois, sans valeur aucune. Mais sa tête se dressait fièrement sur un cou blanc comme une tour d’ivoire, ses yeux étaient clairs comme les piscines de Heshbôn, son nez était une tour du Liban, les nattes de son chef comme la pourpre. Oui, sa chevelure m’apparut comme un troupeau de chèvres, ses dents comme des troupeaux de brebis qui remontent du bain, chacune a sa jumelle, si bien qu’aucune d’elles ne primait sur sa compagne. Et : 

« Que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es belle ! me pris-je à murmurer, tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres ondulant sur les pentes de Galaad, tes lèvres comme un ruban de pourpre, tes joues, des moitiés de grenade, ton cou est comme la tour de David où sont suspendues mille rondaches. » 

Et je me demandai, épouvanté et ravi, quelle était celle-ci surgissant devant moi comme l’aurore, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, terribilis ut castrorum acies ordinata. Alors la créature s’approcha encore plus de moi, jetant dans un coin le paquet sombre qu’elle avait jusqu’alors tenu serré contre sa poitrine, et elle leva encore une main pour caresser mon visage, et elle répéta encore une fois les mots que j’avais déjà entendus. Et tandis que je ne savais pas si la fuir ou m’approcher davantage encore, tandis que ma tête palpitait comme si les trompettes de Josué allaient faire crouler les murs de Jéricho, et qu’en même temps je désirais et tremblais de la toucher, elle eut un sourire de grande joie, émit un gémissement étouffé de chèvre attendrie, et défit les lacets qui retenaient encore sa robe sur sa poitrine, qu’elle fit glisser de son corps comme une tunique, et elle resta devant moi comme Ève devait être apparue à Adam au jardin de l’Eden. « Pulchra sunt ubera quae paululum supereminent et tument modice », murmurai-je, répétant la phrase que j’avais entendue de la bouche d’Ubertin, car ses seins m’apparurent comme deux faons, jumeaux d’une gazelle, qui paissaient parmi les lis, son nombril fut une coupe ronde où le vin drogué ne manque jamais, son ventre, un monceau de froment entouré de fleurs des vallées. « O sidus clarum puellarum, lui criai-je, o porta clausa, fons hortorum, cella custos unguentorum, cella pigmentaria ! » et je me retrouvai sans le vouloir contre son corps dont je sentais la chaleur et le parfum âcre d’onguents inconnus de moi. Je me souvins : « Fils, quand vient l’amour fou, rien ne peut l’homme ! » et je compris que, ce que j’éprouvais, fût-il trame de l’ennemi ou don céleste, je ne pouvais désormais rien faire pour contrecarrer l’impulsion qui m’emportait et : « Oh ! langueo », criai-je, et : « Causa languoris video nec caveo {183} ! » c’est qu’aussi un parfum de rose s’exhalait de ses lèvres et ils étaient beaux ses pieds, ses pieds dans ses sandales, et ses jambes étaient comme des colonnes et la courbe de ses flancs, comme un collier, oeuvre des mains d’un artiste. O amour, fille de délices, un roi est pris à tes boucles, murmurai-je en moi, et je fus dans ses bras, et nous tombâmes ensemble sur les dalles nues des cuisines et, je ne sais si de ma propre initiative ou grâce à son art à elle, je me trouvai libéré de ma robe de novice et nous n’eûmes point honte de nos corps et cuncta erant bona  . Et elle me baisa des baisers de sa bouche, et ses amours furent plus délicieuses que le vin et l’arôme de ses parfums m’enivraient de délices, et son cou était beau entouré de perles et ses joues cerclées de pendentifs, que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es belle, tes yeux sont des colombes (disais-je) et laisse-moi voir ton visage, fais-moi entendre ta voix, car ta voix est harmonieuse et ton visage enchanteur, tu m’as fait perdre le sens, ma soeur, tu m’as fait perdre le sens, d’un seul de tes regards, avec une seule gemme de ton cou, tes lèvres distillent un rayon de miel, le miel et le lait sont sous ta langue, le parfum de ton souffle est comme celui des pommes, tes seins en grappes, tes seins comme des grappes de raisin, ton palais un vin exquis qui pique droit sur mon amour et coule sur les lèvres et sur les dents… Fontaine de jardin, nard et safran, cannelle et cinnamome, myrrhe et aloès, je mangeais ma gaufre et mon miel, je buvais mon vin et mon lait, qui était, qui était donc celle-ci qui surgissait comme l’aurore, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, redoutable comme des bataillons ? Oh ! Seigneur, quand l’âme se voit ravie, alors la seule vertu est d’aimer ce que tu vois (n’est-ce pas ?), la plus haute félicité est d’avoir ce que tu as, alors la vie bienheureuse se boit à sa source (ne l’a-t-on pas dit déjà ?), alors on savoure la vraie vie qu’après cette vie mortelle il nous reviendra de vivre auprès des anges dans l’éternité… Voilà ce qui sillonnait mon esprit, et il me semblait que les prophéties se réalisaient, enfin, tandis que la jeune fille me comblait de douceurs indescriptibles et mon corps était devenu tout entier un oeil devant et derrière et je voyais tout ce qui m’entourait d’un seul coup. Et je compris que par lui, qui est l’amour, se produisent à la fois l’unité et la suavité et le bien et le baiser et l’embrassement, comme je l’avais déjà entendu dire, croyant qu’on me parlait d’autre chose. Et pendant un seul instant, quand ma joie allait toucher son zénith, il me souvint que j’étais peut-être en train d’expérimenter, et de nuit, la possession du démon méridien, condamné enfin à se montrer dans sa nature même de démon à l’âme qui en extase demande : « Qui es-tu ? », lui qui sait ravir l’âme et illusionner le corps. Mais aussitôt je fus convaincu que mes hésitations, elles oui, étaient diaboliques, car rien ne pouvait être plus juste, plus délicieux, plus saint que ce que j’éprouvais maintenant et dont la douceur augmentait d’instant en instant. Comme une petite goutte d’eau instillée dans une grande quantité de vin se dissipe tout à fait pour prendre couleur et saveur de vin, comme le fer incandescent et enflammé devient tout semblable au feu, perdant sa forme primitive, comme l’air inondé par la lumière du soleil est transformé en la plus grande splendeur et en la même clarté, au point de ne pas paraître illuminé mais être lumière lui- même, ainsi je me sentais mourir de tendre liquéfaction, si bien qu’il ne me resta plus que la force de murmurer les paroles du psaume : « Voici : ma poitrine est comme le vin nouveau, sans ouverture, qui brise les outres neuves », et aussitôt je vis une éclatante lumière et en elle une forme couleur du saphir qui s’enflammait tout entière d’un feu rutilant et très suave, et cette lumière splendide se dissémina complètement dans le feu rutilant, et ce feu rutilant dans cette forme resplendissante et cette lumière éclatante et ce feu rutilant dans la forme tout entière. 

Tandis que, presque évanoui, je tombais sur le corps auquel je m’étais uni, je compris dans un ultime souffle de vitalité que la flamme consiste en une splendide clarté, en une vigueur innée et en une ardeur ignée, mais la splendide clarté elle la possède pour briller et l’ardeur ignée pour brûler. Puis je compris l’abîme, et les abîmes ultérieurs qu’il invoquait. À présent que, d’une main tremblante (je ne sais si c’est pour l’horreur du péché dont je parle ou pour la coupable nostalgie du fait que je remémore), j’écris ces lignes, je m’aperçois que j’ai utilisé les mêmes mots pour décrire mon extase abjecte de cet instant-là, que pour décrire, quelques pages plus haut, le feu qui brûlait le corps martyr du fraticelle Michel. Et ce n’est pas un hasard si ma main, exécutrice soumise de l’âme, a couché par écrit les mêmes expressions pour deux expériences aussi dissemblables, car il est probable que je les vécus de la même façon alors, et il y a un instant, quand je cherchais à les faire revivre toutes les deux sur le parchemin. Il est une mystérieuse sagesse en raison de quoi des phénomènes entre eux disparates peuvent être nommés avec des mots analogues, la même sagesse en raison de quoi les choses divines peuvent être désignées avec des noms terrestres, et par des symboles équivoques Dieu peut être dit lion ou léopard, et la mort, blessure, et la joie, flamme, et la flamme, mort, et la mort, abîme, et l’abîme, perdition et la perdition, défaillance et la défaillance, passion. Pourquoi moi, jeune homme, nommais-je l’extase de mort qui m’avait frappé dans le martyr Michel avec les mots dont s’était servie la sainte pour nommer l’extase de vie (divine), mais avec les mêmes mots ne pouvais-je nommer l’extase (coupable et passagère) de jouissance terrestre, qui de son côté m’avait semblé sitôt après sensation de mort et anéantissement ? 

Je cherche à présent à raisonner sur la manière dont je ressentis, à quelques mois de distance, deux expériences l’une et l’autre exaltante et douloureuse à la fois, et sur la manière dont cette nuit-là dans l’abbaye je remémorai l’une et notablement ressentis l’autre, à quelques heures de distance, et encore sur la manière dont toutes à la fois je les ai revécues à présent, couchant ces lignes par écrit, et comment dans les trois cas je me les suis racontées avec les mots de l’expérience différente d’une âme sainte qui s’annulait dans la vision de la divinité. Se peut-il que j’aie blasphémé (jadis, maintenant) ? Qu’y avait-il de semblable dans le désir de mort de Michel, dans le ravissement que j’éprouvai à la vue de la flamme qui le consumait, dans le désir de conjonction charnelle que j’éprouvai avec la jeune fille, dans la pudeur mystique par quoi je le traduisais allégoriquement, et dans ce même désir d’anéantissement jubilant qui poussait la sainte à mourir de son propre amour pour vivre davantage et éternellement ? Possible que des choses aussi équivoques se puissent dire de façon aussi univoque ? Et pourtant, c’est là, semble-t-il, l’enseignement que nous ont laissé les plus grands d’entre les docteurs : omnis ergo figura tanto evidentius veritatem demonstrat quanto apertius per dissimilem similitudinem figuram se esse et non veritatem probat. Mais si l’amour de la flamme et de l’abîme sont figure de l’amour de Dieu, peuvent-ils être figure de l’amour de la mort et de l’amour du péché ? Oui, ainsi que le lion et le serpent sont à la fois figure et de Christ et du démon. C’est que la justesse de l’interprétation ne peut être fixée que par l’autorité des pères, et dans le cas qui me tourmente, je n’ai point d’auctoritas à laquelle mon esprit obéissant puisse se référer, et je brûle dans le doute (et voilà qu’intervient encore la figure du feu pour définir le vide de vérité et la plénitude d’erreur qui m’anéantissent !). 

Que se passe-t-il, ô Seigneur, dans mon âme, maintenant que je me laisse prendre au tourbillon des souvenirs et que je suscite cette conflagration d’époques différentes, comme si j’allais altérer l’ordre des astres et forcer la séquence de leurs mouvements célestes ? Je passe certainement les limites de mon intelligence pécheresse et malade. 

Allons, revenons à la tâche que je me suis humblement proposée. J’étais en train de parler de ce jour-là et de l’égarement total des sens où je m’abîmai. Voilà, j’ai dit ce dont je me souvins en cette occasion, et qu’à ceci se borne ma faible plume de véridique et fidèle chroniqueur. Je restai allongé, je ne sais combien de temps, la jeune fille auprès de moi. D’un mouvement léger, seule sa main continuait de toucher mon corps, maintenant moite de sueur. J’éprouvais une exultation intérieure, qui n’était point la paix, mais comme la dernière ardeur étouffée d’un feu qui tardait à s’éteindre sous la cendre lorsque la flamme est morte désormais. Je n’hésiterais pas à appeler bienheureux celui à qui serait permis d’éprouver quelque chose de semblable (murmurais-je comme dans le sommeil), fût-ce rarement, dans cette vie (et de fait, je ne l’éprouvai que cette fois-là), et à vive allure seulement, et pendant un seul court laps de temps. Comme si on n’existait plus, ne se sentir en rien soi-même, être ravalé, presque anéanti, et si quelque mortel (me disais-je) pouvait un seul instant et vivement goûter ce que j’ai goûté, aussitôt il regarderait d’un mauvais oeil ce monde pervers, serait troublé par la malice du vivre quotidien, sentirait le poids de son corps de mort… N’était-ce pas ce qu’on m’avait appris ? Cette invitation de mon esprit tout entier à perdre la mémoire dans la béatitude était certes (je le comprends, à présent) l’irradiation du soleil éternel, et la joie que celui-ci produit ouvre, éploie, agrandit l’homme, et la gorge béante que l’homme porte en soi ne se referme plus avec autant de facilité, c’est la blessure ouverte sous le coup d’épée de l’amour, et il n’est rien ici-bas qui ne soit plus doux et plus terrible. Mais tel est le droit du soleil, il crible de rayons le blessé et toutes ses plaies s’élargissent, l’homme s’ouvre et se dilate, ses veines mêmes sont béantes, ses forces ne sont plus en mesure d’exécuter les ordres qu’elles reçoivent, mais uniquement mues par le désir, l’esprit brûle abîmé dans l’abîme de ce qu’il touche maintenant, voyant son propre désir et sa propre vérité dépassés par la réalité qu’il a vécue et qu’il vit. Et l’on assiste stupéfait à sa propre défaillance. Ce fut sous le coup de telles sensations d’indicible jouissance intérieure que je m’assoupis. Un certain temps était passé quand je rouvris les yeux, et la lumière de la nuit, peut-être à cause d’une nue, s’était beaucoup affaiblie. J’allongeai la main de côté et ne sentis pas le corps de la jeune fille. Je tournai la tête : elle n’était plus là. L’absence de l’objet qui avait déchaîné mon désir et rassasié ma soif, me fit ressentir tout à coup et la vanité de ce désir et la perversité de cette soif. Omne animal triste post coitum. Je pris conscience du fait que j’avais péché. Maintenant, à des années et des années de distance, tandis qu’encore je pleure amèrement ma faute, je ne puis oublier que ce soir-là j’avais éprouvé une grande jouissance et je ferais tort au Très-Haut, qui a créé toutes les choses en bonté et beauté, si je n’admettais aussi qu’en cette histoire de deux pécheurs, il advint quelque chose qui en soi, naturaliter, était bon et beau. Mais peut-être est-ce ma vieillesse actuelle qui me fait sentir coupablement comme beau et bon tout ce qui appartint à ma jeunesse. Alors que je devrais tourner ma pensée vers la mort, qui approche. Jeune, jadis, je ne pensai point à la mort, mais à chaudes et sincères larmes, je pleurai sur mon péché. Je me levai tout tremblant, c’est qu’aussi j’avais été un long temps couché sur la pierre glacée de la cuisine et mon corps était transi. Je me revêtis, presque fiévreusement. J’aperçus alors dans un coin le paquet que la fille avait abandonné dans sa fuite. Je me penchai pour examiner l’objet : c’était une sorte de sachet fait de toile enroulée, qui semblait provenir des cuisines. Je le déroulai, et sur le moment je ne compris pas ce qu’il y avait dedans, tant à cause du manque de lumière que de l’aspect de son contenu. Puis je compris : parmi des caillots de sang et des lambeaux de chair plus flasque et blanchâtre, était devant mes yeux, mort mais encore palpitant de la vie gélatineuse des viscères morts, sillonné de nerfs livides, un coeur, de grande dimension. Un voile sombre descendit sur mes yeux, une salive acidulée me remplit la bouche. Je poussai un hurlement et tombai comme un corps mort tombe. 

Demain Le nom de la Rose – 26 3ème jour Nuit

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire