dimanche 13 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 34/53 - 4ème jour - Après complies

Le nom de la Rose

34/53

4ème jour – Après complies

Lu par François Berland


 

Où l’on visite de nouveau le labyrinthe, l’on parvient au seuil du finis Africae mais on ne peut y entrer car on ne sait ce que sont le premier et le septième des quatre, et enfin Adso a une rechute, par ailleurs fort docte, dans sa maladie d’amour. 

 

La visite à la bibliothèque nous prit de longues heures de travail. En théorie, le contrôle que nous devions faire était facile, mais procéder à la lumière de notre lampe, lire les inscriptions, marquer sur le plan les passages et les murs pleins, enregistrer les initiales, effectuer les différents parcours que le jeu des ouvertures et des blocages nous permettait, fut une chose fort longue. Et ennuyeuse. Il faisait très froid. La nuit n’était pas venteuse et on n’entendait pas ces sifflements aigus qui nous avaient impressionnés le premier soir, mais par les rayères pénétrait un air humide et glacé. Nous avions mis des gants de laine pour pouvoir toucher les volumes sans que nos mains s’engourdissent. Mais c’étaient précisément de ceux qu’on utilisait pour écrire l’hiver, avec la pointe des doigts découverte, et de temps à autre nous devions approcher les mains de la flamme, ou les mettre sous notre scapulaire, ou les battre l’une contre l’autre, en sautillant tout transis. C’est pourquoi nous n’accomplîmes pas notre tâche d’affilée. Nous nous arrêtions pour fouiner dans les armaria, et maintenant que Guillaume – avec ses nouveaux verres sur le nez – pouvait s’attarder à lire les livres, à chaque titre qu’il découvrait il se répandait en exclamations d’allégresse, soit parce qu’il connaissait l’ouvrage, soit parce qu’il le cherchait depuis longtemps, soit enfin parce qu’il ne l’avait jamais entendu mentionner et qu’il était extrêmement excité et intrigué. En somme, chaque livre s’avérait être pour lui comme un animal fabuleux qu’il rencontrait sur une terre inconnue. Et tout en feuilletant un manuscrit, il m’enjoignait d’en chercher d’autres. 

« Regarde ce qu’il y a dans cette armoire ! »  

Et moi, ânonnant et déplaçant des volumes : « Historia anglorum de Bède… Et toujours de Bède De aedificatione templi, De tabernaculo, De temporibus et computo et chronica et circuli Dyonisi, Ortographia, De ratione metrorum, Vita Sancti Cuthberti, Ars metrica… » 

— C’est normal, toutes les oeuvres du vénérable… Et regarde-là ! De rhetorica cognatione, Locorum rhetoricum distinctio, et ici tous ces grammairiens, Priscien, Honorat, Donat, Maximien, Victorin, Métrorius, Eutychès, Servius, Phocas, Asper… Bizarre, je pensais à première vue qu’il y avait ici des auteurs de l’Anglie… Regardons plus bas… 

— Hisperica… famina. Qu’est-ce que c’est ? 

— Un poème hibernique. Ecoute : Hoc spumans mundanas obvallat Pelagus oras terrestres amniosis fluctibus cudit margines. Saxeas undosis molibus irruit avionias. Infima bomboso vertice miscet glareas asprifero spergit spumas sulco, sonoreis frequenter quatitur flabris… 

 Je n’en comprenais pas le sens, mais Guillaume lisait en faisant rouler les mots dans sa bouche si bien qu’on aurait cru entendre la rumeur des rouleaux et de l’écume marine. 

« Et ça ? C’est Aldhelm de Malmesbury, oyez cette page : Primitus pantorum procerum poematorum pio potissimum paternoque presertim privilegio panegiricum poemataque passim prosatori sub polo promulgatas… les mots commencent tous par la même lettre ! 

— Les hommes de mes îles sont tous un peu fous, disait Guillaume avec orgueil. Regardons dans l’autre armoire. 

— Virgile. 

— Que fait-il ici ? Virgile quoi ? Les Géorgiques ? 

— Non. Epitomés. Je n’en avais jamais entendu parler. 

— Mais il ne s’agit pas du Maro ! C’est Virgile de Toulouse, le rhéteur, six siècles après la naissance de Notre Seigneur. Il fut considéré comme un grand sage… 

— Ici il dit que les arts sont poema, rethoria, grama, leporia, dialecta, geometria… Mais quelle langue parle-t-il ? — Latin, mais un latin de son cru, qu’il jugeait beaucoup plus beau. Lis voir ici : il dit que l’astronomie est l’étude des signes du zodiaque qui sont mon, man, tonte, piron, dameth, perfellea, belgalic, margaleth, lutamiron, taminon et raphalut. 

— Il était fou ? 

— Je l’ignore, mais il n’était pas de mes îles. Ecoute encore, il dit qu’il existe douze manières de désigner le feu, ignis, coquihabin (quia incocta coquendi habet dictionem), ardo, calax ex calore, fragon ex fragore flammae, rusin de rubore, fumaton, ustrax de urendo, vitius quia pene mortua membra suo vivificat, siluleus, quod de silice siliat, unde et silex non recte dicitur, nisi ex qua scintilla silit. Et aeneon, de Aenea deo, qui in eo habitat, sive a quo elementis flatus fertur. 

— Il n’y a personne qui parle de la sorte ! 

— C’est heureux. Mais c’étaient les temps où, pour oublier un monde mauvais, les grammairiens s’amusaient d’abstruses questions. On me dit qu’à cette époque, pendant quinze jours et quinze nuits, les rhéteurs Gabundus et Terentius disputèrent sur le vocatif de ego, et pour finir en vinrent aux armes. 

— Mais là aussi, oyez… » 

Je m’étais emparé d’un livre merveilleusement enluminé avec des labyrinthes végétaux aux vrilles desquels se présentaient des singes et des serpents. 

« Oyez ces mots : cantamen, collamen, gongelamen, stemiamen, plasmamen, sonerus, alboreus, gaudifluus, glaucicomus… 

— Mes îles, dit de nouveau avec tendresse Guillaume. Ne sois pas sévère avec ces moines de la lointaine Hibernie, si cette abbaye existe, et si nous parlons encore de Saint Empire romain, nous le devons sans doute à eux. En ce temps-là, le reste de l’Europe était réduit à un amas de ruines, et un jour furent déclarés sans valeur les baptêmes administrés par certains prêtres des Gaules car on y baptisait in nomine patris et filiae, et pas parce qu’ils pratiquaient une nouvelle hérésie et considéraient Jésus comme une femme, mais parce qu’ils ne savaient plus le latin. 

— Comme Salvatore ? 

— Plus ou moins. Les pirates de l’extrême Nord arrivaient le long des fleuves pour mettre Rome à sac. Les temples païens tombaient en ruine, les temples chrétiens n’existaient pas encore. Et les moines de l’Hibernie furent les seuls qui, dans leurs monastères, écrivirent et lurent, lurent et écrivirent, et enluminèrent, et puis se jetèrent sur des nacelles faites de peaux de bêtes et naviguèrent vers ces terres et les évangélisèrent comme si vous étiez des infidèles, tu comprends ? Tu as été à Bobbio, c’est Colomban qui l’a fondé, l’un d’eux. Et donc laisse-les faire s’ils inventent un latin nouveau, vu qu’en Europe on ne savait plus l’ancien. Ce furent de grands hommes. Saint Brandan arriva jusqu’aux îles Fortunées, et longea les côtes de l’enfer où il vit Judas enchaîné à un rocher, et un jour il aborda à une île et y descendit, et c’était un monstre marin. Naturellement, ils étaient fous, répéta-t-il avec satisfaction. 

— Leurs images sont… à n’en pas croire mes yeux ! Et quelle variété de couleurs ! dis-je, en m’extasiant. 

— Dans une terre qui, en couleurs, n’est pas riche, un peu de bleu et du vert à n’en plus finir. Mais ne restons pas là à discuter des moines hibernes. Ce que je veux savoir c’est pourquoi ils sont ici avec les Angles et avec des grammairiens d’autres pays. Regarde sur ton plan, où devrions-nous être ? 

— Dans les pièces de la tour occidentale. J’ai relevé aussi les cartouches. Donc, en sortant de la pièce aveugle, on entre dans la salle heptagonale et il y a un seul passage à une seule pièce de la tour, la lettre en rouge est H. Puis on passe de pièce en pièce en parcourant le périmètre de la tour et on revient à la pièce aveugle. La suite des lettres donne… vous avez raison ! HIBERNI ! — HIBERNIA, si de la pièce aveugle tu reviens dans l’heptagonale, qui a comme les trois autres le A de Apocalypsis. C’est pourquoi on y trouve les ouvrages des auteurs de la dernière Thulé, et les grammairiens aussi et les rhéteurs, parce que les ordonnateurs de la bibliothèque ont pensé qu’un grammairien doit se trouver avec les grammairiens d’Hibernie, même s’il est de Toulouse. C’est un critère. Tu vois que nous commençons à comprendre quelque chose ?

 — Mais dans les pièces de la tour orientale par où nous sommes entrés, nous avons lu FONS… Qu’est-ce que cela signifie ? 

— Lis bien ton plan, continue à lire les lettres des salles qui se suivent par ordre d’accès. 

— FONS ADAEU… 

— Non, Fons Adae, le U est la deuxième pièce aveugle orientale, je m’en souviens, il s’insère sans doute dans une autre suite. Et qu’avons-nous trouvé au Fons Adae, c’est-à-dire dans le paradis terrestre (rappelle-toi que là se trouve la pièce avec l’autel qui donne vers le lever du soleil) ? 

— Il y avait quantité de Bibles, et des commentaires à la Bible, rien que des livres d’écritures saintes. 

— Et donc tu vois, la parole de Dieu en correspondance avec le paradis terrestre, qui, comme il est dit par tous, est loin vers l’orient. Et ici, à l’occident, l’Hibernie. 

— Le tracé de la bibliothèque reproduit donc le plan du monde tout entier ? 

— C’est probable. Et les livres y sont placés selon leur pays de provenance, ou le lieu de naissance de leurs auteurs ou, comme en ce cas, le lieu où ils auraient dû naître. Les bibliothécaires se sont dit que Virgile, le grammairien, est né par un malentendu à Toulouse et qu’il aurait dû naître dans les îles occidentales. Ils ont réparé les erreurs de la nature. » 

Nous poursuivîmes notre chemin. Nous passâmes par une enfilade de salles riches de splendides Apocalypses, et l’une d’elles était la pièce où j’avais eu des visions. Et même, comme nous vîmes de loin à nouveau la lampe fumigatoire, Guillaume se boucha le nez et courut l’éteindre, en crachant sur les cendres. Et pour plus de précaution, nous traversâmes la pièce en toute hâte, mais je me souvenais d’y avoir vu la ravissante Apocalypse multicolore avec la mulier amicta sole et le dragon. Nous reconstruisîmes la suite de ces salles à partir de la dernière où nous pénétrâmes et qui avait comme initiale en rouge un Y. La lecture à reculons donna le mot YSPANIA, mais le dernier A était le même sur lequel terminait HIBERNIA. Signe, dit Guillaume, qu’il restait des pièces où l’on recueillait des ouvrages de caractère mixte. En tout cas, la zone dénommée YSPANIA nous sembla peuplée de recueils de l’Apocalypse en grand nombre, tous de très belle facture, que Guillaume reconnut pour de l’art hispanique. Nous notâmes que la bibliothèque recelait sans doute la plus vaste collection de copies du livre de l’apôtre qui existât dans la chrétienté, et une immense quantité de commentaires sur ce texte. Des volumes énormes étaient consacrés au commentaire sur l’Apocalypse de Beatus, et le texte était toujours plus ou moins le même, mais nous trouvâmes une fantastique diversité de variations dans les images, et Guillaume reconnut la patte de certains qu’il jugeait parmi les plus grands d’entre les enlumineurs du règne des Asturies, Magius, Facundus et d’autres. D’une observation à l’autre, nous parvînmes à la tour méridionale, à proximité de laquelle nous étions déjà passés le soir précédent. La pièce S de YSPANIA – sans fenêtre – donnait dans une pièce E et circulairement nous parcourûmes à la file les cinq pièces de la tour pour arriver à la dernière, sans autres passages, qui portait un L en rouge. Nous relûmes en sens contraire et trouvâmes : LEONES. 

« Leones, Midi, sur notre plan nous sommes en Afrique, hic sunt leones. Et cela explique pourquoi nous y avons découvert tant de textes d’auteurs infidèles. 

— Et il y en a d’autres, dis-je en fouillant dans les armoires. Canon d’Avicenne, et ce manuscrit magnifique dans une calligraphie que je ne connais pas… 

— A en juger d’après les décorations, ce devrait être un Coran, mais malheureusement je ne sais pas l’arabe. 

— Le Coran, la Bible des infidèles, un livre pervers… 

— Un livre qui contient une sagesse différente de la nôtre. Mais tu comprends pourquoi ils l’ont placé ici, où sont les lions et les monstres. Voilà pourquoi nous y avons vu cet ouvrage sur les bêtes monstrueuses où tu as trouvé aussi l’unicorne. Cette zone dite LEONES contient les livres qui, pour les bâtisseurs de la bibliothèque, étaient ceux du mensonge. Qu’y a-t-il là-bas ? 

— Ils sont en latin, mais traduits de l’arabe. Ayyub al Ruhawi, un traité sur l’hydrophobie canine. Et celui-ci est un livre des trésors. Et cet autre le De aspectibus de Alhazen… 

— Tu vois, ils ont placé au milieu des monstres et des mensonges même ces ouvrages scientifiques dont les chrétiens ont tant à apprendre. Ainsi pensait-on dans les temps où la bibliothèque fut constituée… 

— Mais pourquoi ont-ils également mis parmi les faussetés un livre avec l’unicorne ? demandai-je. 

— D’évidence, les fondateurs de la bibliothèque avaient de curieuses idées. Ils auront jugé que ce livre qui parle d’animaux fantastiques vivant dans des pays lointains faisait partie du répertoire de mensonges répandus par les infidèles… 

— Mais l’unicorne est-il un mensonge ? C’est un animal d’une grande douceur et hautement symbolique. Figure de Christ et de la chasteté, il ne peut être capturé qu’en plaçant une vierge dans une forêt, de façon que l’animal, attiré par son odeur très chaste, aille poser sa tête dans son giron, s’offrant comme proie aux lacs des chasseurs. 

— C’est ce qu’on dit, Adso. Mais beaucoup sont enclins à penser qu’il s’agit là d’une fable inventée par les païens. 

— Quelle déception, dis-je. J’aurais eu plaisir à en rencontrer un au détour d’un chemin forestier. Autrement, quel plaisir peut-on prendre à traverser une forêt ? 

— Ce n’est pas dit qu’il n’existe pas. Peut-être est-il différent de la façon dont le représentent ces livres. Un voyageur vénitien alla dans des terres fort lointaines, à proximité du fons paradisi dont parlent les mappemondes, et il vit des unicornes. Mais il les trouva mal dégrossis et sans nulle grâce, et d’une grande laideur et noirs. Je crois qu’il a bien vu de vraies bêtes avec une corne sur le front. Ce furent probablement les mêmes dont les maîtres de la science antique, jamais tout à fait erronée, qui reçurent de Dieu la possibilité de voir des choses que nous, nous n’avons pas vues, nous transmirent l’image avec une première description fidèle. Puis cette description, en voyageant d’auctoritas en auctoritas, se transforma par successives compositions de l’imagination, et les unicornes devinrent des animaux gracieux et blancs et doux. En raison de quoi, si tu sais que dans une forêt vit un unicorne, n’y va pas avec une vierge, car l’animal pourrait ressembler davantage à celui du témoin vénitien qu’à celui de ce livre. 

— Mais comment échut-elle aux maîtres de la science antique, la révélation de Dieu sur la véritable nature de l’unicorne ? 

— Pas la révélation, mais l’expérience. Ils eurent la chance de naître sur des terres où vivaient des unicornes ou en des temps où les unicornes vivaient sur ces mêmes terres. 

— Mais alors comment pouvons-nous nous fier à la science antique, dont vous n’avez de cesse de rechercher les traces, si elle nous a été transmise par des livres mensongers qui l’ont interprétée avec une telle liberté ? 

— Les livres ne sont pas faits pour être crus, mais pour être soumis à examen. Devant un livre, nous ne devons pas nous demander ce qu’il dit mais ce qu’il veut dire, idée fort claire pour les vieux commentateurs des livres saints. L’unicorne tel qu’en parlent ces livres masque une vérité morale, ou allégorique, ou analogique, qui demeure vraie, comme demeure vraie l’idée que la chasteté est une noble vertu. Mais quant à la vérité littérale qui soutient les trois autres, reste à voir à partir de quelle donnée d’expérience originaire est née la lettre. La lettre doit être discutée, même si le sens latent garde toute sa justesse. Il est écrit dans un livre que le diamant ne se taille qu’avec du sang de bouc. Mon grand maître Roger Bacon dit que ce n’était pas vrai, simplement parce que lui s’y était essayé, et sans résultat. Mais si le rapport entre diamant et sang de bouc avait eu un sens plus profond, cette affirmation ne perdrait rien de sa valeur. 

— Alors on peut dire des vérités supérieures en mentant quant à la lettre, dis-je. Et cependant, je regrette encore que l’unicorne tel qu’il est n’existe pas, ou n’ait pas existé, ou ne puisse exister un jour. 

— Il ne nous est pas permis de borner l’omnipotence divine, et si Dieu voulait, même les unicornes pourraient exister. Mais consoletoi, ils existent dans ces livres, qui, s’ils ne parlent pas de l’être réel, parlent de l’être possible. 

— Mais il faut donc lire les livres sans en appeler à la foi, qui est vertu théologale ? 

— Restent les deux autres vertus théologales. L’espérance que le possible soit. Et la charité, envers qui a cru de bonne foi que le possible était. 

— Mais à quoi vous sert, à vous, l’unicorne si votre intellect n’y croit pas ? 

— Il sert comme m’a servi la trace des pieds de Venantius sur la neige, traîné jusqu’à la cuve des cochons. L’unicorne des livres est comme une empreinte. S’il est une empreinte, il doit y avoir eu quelque chose qui a laissé cette empreinte. 

— Mais différente de l’empreinte, vous me dites. 

— Certes. Une empreinte n’a pas toujours la forme même du corps qui l’a imprimée et elle ne naît pas toujours de la pression d’un corps. Elle reproduit parfois l’impression qu’un corps a laissée dans notre esprit, elle est empreinte d’une idée. L’idée est signe des choses, et l’image est signe de l’idée, signe d’un signe. Mais à partir de l’image je reconstruis, sinon le corps, l’idée que d’autres en avaient. 

— Et cela vous suffit ? 

— Non, parce que la vraie science ne doit pas se contenter des idées, qui sont précisément des signes, mais elle doit retrouver les choses dans leur vérité singulière. J’aimerais donc remonter de cette empreinte à l’unicorne individu qui se trouve au début de la chaîne. De même que j’aimerais remonter des signes vagues laissés par l’assassin de Venantius (signes qui pourraient renvoyer à beaucoup d’autres) à un individu unique, l’assassin en personne. Mais ce n’est pas toujours possible en un court laps de temps, et sans la médiation d’autres signes. 

— Mais alors il m’est toujours et uniquement possible de parler de quelque chose qui me parle de quelque chose d’autre et ainsi de suite, mais le quelque chose final, le vrai, ne l’appréhende-t-on jamais ? 

— Si, peut-être, c’est l’unicorne individu. Et ne t’inquiète pas, un jour ou l’autre tu le rencontreras, pour noir et laid qu’il soit. 

— Unicornes, lions, auteurs arabes et maures en général, dis-je alors, sans nul doute c’est bien ici l’Africa dont parlaient les moines. 

— Sans nul doute, c’est elle. Et si c’est elle, nous devrions trouver les poètes africains auxquels se référait Pacifico de Tivoli. » 

Et de fait, en reparcourant notre chemin à rebours et en regagnant la pièce L, je trouvai dans une armoire toute une collection de livres de Florus, Fronton, Apulée, Martianus Capella et Fulgence. 

« Donc c’est ici, selon Bérenger, qu’il devrait y avoir l’explication d’un certain secret, dis-je. 

— Presque ici. Il employa l’expression “ finis Africae ” et c’est à cette expression que Malachie s’irrita fort. Le finis pourrait être cette dernière pièce, ou encore… (il eut une exclamation :) Par les sept églises de Clonmacnois ! Tu n’as rien remarqué ? 

— Quoi ? 

— Revenons sur nos pas, à la pièce S d’où nous sommes partis ! » 

Nous revînmes à la première pièce aveugle où le verset disait : Super thronos viginti quatuor. Elle avait quatre ouvertures. L’une donnait sur la pièce Y, avec fenêtre sur l’octogone. L’autre donnait sur la pièce P qui continuait, le long de la façade extérieure, la série YSPANIA. Une autre vers la tour desservait la pièce E que nous venions de parcourir. Puis il y avait un mur plein et enfin une ouverture qui desservait une seconde pièce aveugle avec l’initiale U. La pièce S était celle du miroir, et heureusement que ce dernier se trouvait sur la paroi immédiatement à ma droite, sans quoi j’eusse été de nouveau pris de peur. A bien observer le plan, je me rendis compte de la singularité de cette pièce. Comme chaque pièce aveugle des trois autres tours, elle aurait dû desservir la salle heptagonale centrale. Si elle ne le faisait pas, l’entrée dans l’heptagone aurait dû s’ouvrir dans la pièce adjacente, la U. Celle-ci pourtant, qui desservait par une ouverture une pièce T avec fenêtre sur l’octogone intérieur, et par l’autre communiquait avec la pièce S, avait ses trois autres murs pleins et occupés-par des armoires. En jetant un regard circulaire, nous relevâmes ce qui désormais était évident, même en lisant notre plan : pour des raisons de logique outre que de rigoureuse symétrie, cette tour devait avoir sa salle heptagonale, mais elle n’existait pas. 

« Elle n’existe pas, dis-je. 

— Ce n’est pas qu’elle n’existe pas. Si elle n’existait pas, les autres pièces seraient plus grandes, tandis qu’elles sont peu ou prou du même format que celles des autres côtés. Elle existe, mais on n’y accède pas. 

— Elle est murée ? 

— Probablement. Et voilà le finis Africae, voilà l’endroit que hantaient les petits curieux qui sont morts. Elle est murée, mais il n’est pas dit qu’il n’y ait pas de passage. Et même, ce passage existe à coup sûr, et Venantius l’avait trouvé, ou en avait eu la description par Adelme, et ce dernier par Bérenger. Relisons ses notes. » 

Il tira de sa coule le parchemin de Venantius et lut : 

« La main sur l’idole opère sur le premier et sur le septième des quatre. » 

Il regarda autour de lui : 

« Mais bien sûr ! L’idolum, c’est l’image du miroir ! Venantius pensait en grec et dans cette langue, plus encore que dans la nôtre, eidolon est aussi bien image que spectre, et le miroir nous renvoie notre image déformée que nous-mêmes, l’autre nuit, nous avons prise pour un spectre ! Mais que peuvent être alors les quatre supra speculum ? Quelque chose sur la surface réfléchissante ? Mais alors nous devrions nous placer d’un certain point de vue, de façon à apercevoir quelque chose qui se reflète dans le miroir et qui correspond à la description donnée par Venantius… » 

Nous nous déplaçâmes dans toutes les directions, mais sans résultat. Au-delà de nos images, le miroir renvoyait les contours confus du reste de la salle, à grand-peine éclairée par notre lampe. 

« Alors, méditait Guillaume, par supra speculum il pourrait vouloir entendre au-delà du miroir… Il importerait donc que d’abord nous allions au-delà, parce que ce miroir est sûrement une porte… » 

Le miroir était plus grand qu’un homme normal, encastré dans le mur à l’aide d’un robuste cadre de chêne. Nous le touchâmes de mille manières, nous cherchâmes à glisser nos doigts, nos ongles entre le cadre et le mur, mais le miroir tenait ferme, comme s’il faisait partie du mur, pierre dans la pierre. 

« Et si ce n’est pas au-delà, ce pourrait être super speculum », murmurait Guillaume, et ce disant il levait le bras et se haussait sur la pointe des pieds, et faisait courir sa main sur le bord supérieur du cadre, sans trouver autre chose que de la poussière. 

« D’ailleurs, réfléchissait mélancoliquement Guillaume, si même là derrière il y avait une pièce, le livre que nous cherchons et que d’autres cherchent, n’est plus dans cette pièce, parce qu’on l’a emporté loin d’ici, d’abord Venantius et puis, qui sait où, Bérenger. 

— Mais peut-être Bérenger l’a-t-il rapporté ici. 

— Non, ce soir-là nous étions dans la bibliothèque, et tout porte à croire qu’il est mort peu après le vol, cette nuit-là même dans les balnea. Autrement nous l’aurions revu le matin suivant. Peu importe… Pour le moment nous nous sommes assurés du lieu où se trouve le finis Africae et nous avons presque tous les éléments pour compléter à la perfection le plan de la bibliothèque. Tu dois admettre que bien des mystères du labyrinthe se sont désormais éclaircis. Tous, dirais-je, sauf un. Je crois que je tirerai davantage parti d’une relecture attentive du manuscrit de Venantius que d’autres inspections. Tu as vu que le mystère du labyrinthe, nous l’avons mieux découvert du dehors que du dedans. Ce soir, en face de nos images déformées, nous ne viendrons pas à bout du problème. Et enfin, la lumière de notre lampe décline. Viens, mettons noir sur blanc les autres indications qui nous servent pour établir le plan définitif. »

Nous parcourûmes d’autres salles, toujours en enregistrant nos découvertes sur mon plan. Nous passâmes dans des salles uniquement consacrées à des écrits de mathématique et d’astronomie, d’autres avec des ouvrages en caractères araméens qu’aucun de nous deux ne connaissait, d’autres en caractères plus inconnus encore, peut-être des textes de l’Inde. Nous nous déplacions entre deux suites imbriquées qui disaient IUDAEA et AEGYPTUS. En somme, pour ne pas ennuyer le lecteur avec la chronique de notre déchiffrement, lorsque plus tard nous mîmes définitivement le plan au point, nous fûmes convaincus que la bibliothèque était vraiment constituée et distribuée selon l’image de l’orbe terraqué. Au septentrion nous trouvâmes ANGLIA et GERMANI, qui le long du mur occidental se rattachaient à GALLIA, pour ensuite engendrer à l’extrême occident HIBERNIA et vers le mur méridional ROMA (paradis de classiques latins !) et YSPANIA. Puis venaient au midi les LEONES, l’AEGYPTUS qui vers l’orient devenaient IUDAEA et FONS ADAE. Entre orient et septentrion, le long du mur, ACAIA, une bonne synecdoque, selon l’expression de Guillaume, pour indiquer la Grèce, et de fait dans ces quatre pièces il y avait une grande abondance de poètes et philosophes de l’antiquité païenne. Le mode de lecture était bizarre, tantôt on procédait dans une seule direction, tantôt on allait à rebours, tantôt circulairement, souvent, comme je l’ai dit, une lettre servait à composer deux mots différents (et dans ces cas-là, la pièce avait une armoire réservée à un sujet et une à un autre). Mais il ne fallait évidemment pas chercher une règle de trois dans cette disposition. Il s’agissait d’un pur artifice mnémonique pour permettre au bibliothécaire de retrouver un ouvrage. Dire d’un livre qu’il se trouvait en quarta Acaiae signifiait qu’il était dans la quatrième pièce à compter de celle où apparaissait le A initial, et quant à la façon de la repérer, on supposait que le bibliothécaire savait par coeur le parcours, soit droit soit circulaire, qu’il devait faire. Par exemple ACAIA était distribué sur quatre pièces disposées en carré, ce qui veut dire que le premier A était aussi le dernier, chose que d’ailleurs nous aussi nous avions apprise en peu de temps. De même que nous avions aussitôt appris le jeu des barrages. Par exemple, en venant d’orient, aucune des pièces de ACAIA ne desservait les pièces suivantes : à ce point le labyrinthe prenait fin, et pour rejoindre la tour septentrionale il fallait passer par les trois autres. Mais naturellement les bibliothécaires savaient bien, en entrant par le FONS, que pour aller, admettons, en ANGLIA, ils devaient traverser AEGYPTUS, YSPANIA, GALLIA et GERMANI. Avec toutes ces belles découvertes et d’autres encore, se termina notre fructueuse exploration de la bibliothèque. Mais avant d’annoncer que, satisfaits, nous nous apprêtions à en sortir (pour prendre part à d’autres événements que je raconterai d’ici peu), je dois faire un aveu à mon lecteur. J’ai dit que notre exploration fut menée d’une part en cherchant la clef du lieu mystérieux et d’autre part, en nous attardant au fur et à mesure, dans les salles où nous repérions la situation et le sujet, à feuilleter des livres de genres différents, comme si nous explorions les arcanes d’un continent ou une terra incognita. Et selon notre habitude cette exploration se fit d’un commun accord, Guillaume et moi nous arrêtions sur les mêmes livres, moi lui signalant les plus curieux, lui m’expliquant maintes choses que je n’arrivais pas à comprendre. Mais à un certain point, et précisément tandis que nous parcourions les salles de la tour méridionale, dites LEONES, il advint que mon maître stationna dans une pièce riche d’ouvrages arabes avec de curieux dessins d’optique ; et comme ce soir-là nous disposions non seulement d’une mais de deux lampes, je me dirigeai par curiosité vers la pièce attenante, pour me rendre compte que la sagacité et la prudence des législateurs de la bibliothèque avaient rassemblé le long d’un de ses murs des livres qui ne pouvaient certes être mis entre les mains de n’importe qui, car chacun à sa façon ils traitaient de différentes maladies du corps et de l’esprit, ouvrages, presque tous, de savants infidèles. Et mon oeil tomba sur un livre pas très grand, orné d’enluminures fort différentes (heureusement !) du thème, des fleurs, des vrilles, des animaux par couples, quelques herbes médicinales : son titre était Speculum amoris, de fra Maxime de Bologne, et il rapportait des citations de maints autres ouvrages, tous sur la maladie d’amour. Comme le lecteur comprendra, il n’en fallait pas davantage pour réveiller ma curiosité malade. Mieux, le seul titre suffit à enflammer derechef mon esprit, qui depuis le matin s’était apaisé, en l’excitant de nouveau avec l’image de la jeune fille. Comme, la journée durant, j’avais ravalé mes pensées matinales, en me disant qu’elles n’étaient pas dignes d’un novice sain et équilibré, et comme, d’autre part, les événements de ce jour avaient été suffisamment riches et intenses pour me distraire, mes appétits s’étaient calmés, si bien que je croyais m’être désormais libéré de ce qui n’avait été rien d’autre qu’une inquiétude passagère. Il suffit en revanche de la vue de ce livre pour me faire dire « de te fabula narratur » et pour me découvrir plus malade d’amour que je ne croyais. J’appris par la suite que, à lire des livres de médecine, on se persuade toujours d’éprouver les douleurs dont ils parlent. Ce fut ainsi que justement la lecture de ces pages, lorgnées en toute hâte par peur que Guillaume n’entrât dans la pièce et ne me demandât sur quoi je me penchais si doctement, me persuada que je souffrais bien de cette maladie dont les symptômes étaient décrits avec tant de splendeur que, si d’un côté je m’inquiétais de me trouver malade (et dans la compagnie infaillible de maintes auctoritates), de l’autre je me réjouissais à voir dépeinte avec une telle vivacité ma situation ; convaincu peu à peu que, si donc j’étais malade, ma maladie était pour ainsi dire normale, étant donné que tant d’autres en avaient souffert mêmement, et les auteurs cités semblaient m’avoir pris moi précisément comme modèle de leurs descriptions. Ainsi mon émotion s’épandit sur les pages de Ibn Hazm, qui définit l’amour comme une maladie rebelle ayant son antidote en soimême, telle que celui qui est malade ne veut pas en guérir et qui en est atteint ne désire pas en réchapper (et Dieu sait comme ce n’était pas vrai !). Je me rendis compte pourquoi le matin j’étais si excité par tout ce que je voyais, parce qu’il paraît que l’amour entre à travers les yeux comme dit aussi Basile d’Ancyre, et – symptôme impossible à confondre – qui est pris d’un tel mal manifeste une excessive gaieté, tandis qu’il désire dans le même temps rester à l’écart et chérit la solitude (comme je l’avais fait ce matin-là), cependant que d’autres phénomènes l’accompagnent, telles l’inquiétude violente et la stupeur qui ôte la parole… 

J’eus peur en lisant que chez l’amant sincère, auquel se dérobe la vue de l’objet aimé, ne peut que survivre un état de consomption allant souvent jusqu’à lui faire prendre le lit, et parfois le mal accable le cerveau, on perd l’esprit et on délire (d’évidence je n’étais pas encore parvenu à cet état, puisque j’avais parfaitement travaillé à l’exploration de la bibliothèque). Mais je lus avec appréhension que si le mal empire, la mort peut en être l’issue, et je me demandai si la joie que la jeune fille me donnait à penser à elle, valait ce sacrifice suprême du corps, mise à part toute stricte considération sur la santé de l’âme. C’est qu’aussi je trouvai une autre citation de Basile selon lequel « qui animam corpori per vitia conturbationesque commiscent, utrinque quod habet utile ad vitam necessarium demoliuntur, animamque lucidam ac nitidam carnalium voluptatum limo perturbant, et corporis munditiam atque nitorem hac ratione miscentes, inutile hoc ad vitae of icia ostendunt ». 

Situation extrême où vraiment je ne voulais pas me trouver. J’appris encore par une phrase de sainte Hildegarde que cette humeur mélancolique ressentie au cours de la journée, et que j’attribuais à un doux sentiment de peine causé par l’absence de la jeune fille, ressemble dangereusement au sentiment qu’éprouve celui qui se détourne de l’état harmonieux et parfait que l’homme ressent au paradis, et que cette mélancolie « nigra et amara » est produite par le souffle du serpent et par la suggestion du diable. Idée partagée aussi par des infidèles d’égale sagesse, car me tombèrent sous les yeux les lignes attribuées à Abu Bakr-Muhammad Ibn Zaka-riyya arRazi, qui dans un Liber continens identifie la mélancolie amoureuse à la lycanthropie, maladie poussant celui qui en est frappé à se comporter comme un loup. Sa description me serra la gorge : d’abord les amants apparaissent changés dans leur aspect extérieur, leur vue s’affaiblit, leurs yeux deviennent caves et perdent leurs larmes, leur langue lentement se dessèche et se couvre de pustules, leur corps entier brûle et ils souffrent sans arrêt de la soif ; c’est alors qu’ils passent leur journée allongés, la face contre le sol, sur leur visage et sur leurs tibias apparaissent des signes semblables à des morsures de chien, et enfin ils errent de nuit dans les cimetières comme des loups. Je n’eus pour finir plus aucun doute sur la gravité de mon état quand je lus des citations du très grand Avicenne, où l’amour se voit défini comme une songerie lancinante de nature mélancolique, qui naît à force de penser et de repenser aux traits, aux gestes ou aux habitudes d’une personne du sexe opposé (comme Avicenne avait représenté en touches vives et fidèles mon propre cas !) : il ne naît pas comme maladie mais devient maladie quand, n’étant pas satisfait, il devient pensée obsessionnelle (et comment se faisait-il que j’éprouvais cette obsession, moi qui pourtant, Dieu me pardonne, m’était bel et bien satisfait ? Ou peut-être ce qui avait eu lieu la nuit précédente n’était point satisfaction d’amour ? Mais alors comment satisfait-on ce mal ?), dont la conséquence est un mouvement continu des paupières, une respiration irrégulière, tantôt on rit, tantôt on pleure, et le pouls bat la chamade (et en vérité le mien battait fort, et ma respiration se brisait tandis que je lisais ces lignes !). Avicenne conseillait une méthode infaillible déjà proposée par Galien pour découvrir de qui on est amoureux : tenir le poignet du souffrant et prononcer moult noms de personnes de l’autre sexe, jusqu’à ce qu’on perçoive à quel nom le rythme du pouls s’accélère : et moi je craignais que soudain mon maître n’entrât et ne me saisît le poignet pour épier dans la pulsation de mes veines mon secret, ce dont j’aurais eu grande honte… Hélas, Avicenne suggérait, comme remède, d’unir les deux amants en mariage, et le mal guérirait. C’était bien vraiment un infidèle, encore que sagace, parce qu’il ne prenait pas en compte la condition d’un novice bénédictin, condamné donc à ne jamais guérir – ou mieux s’étant voué, par choix personnel, ou par choix avisé de ses parents, à ne jamais tomber malade. Heureusement Avicenne, même si l’idée de l’ordre clunisien lui était étrangère, considérait le cas d’amants à jamais désunis, et conseillait comme cure radicale les bains chauds (Bérenger voulait-il par hasard guérir de son mal d’amour pour le défunt Adelme ? Mais pouvait-on souffrir du mal d’amour pour un être de son propre sexe, ou n’était-ce point là que bestiale luxure ? N’était- elle pas également bestiale, la luxure de ma nuit passée ? Non certes, me disais-je aussitôt, elle était très douce – et sitôt après : tu te trompes Adso, ce fut pure illusion du diable, elle était d’une grande bestialité, et si tu as péché en étant une bête, tu pèches encore plus maintenant à ne pas vouloir t’en rendre compte !). Mais ensuite je lus aussi que, toujours selon Avicenne, il y avait d’autres moyens : par exemple, recourir à l’assistance de femmes vieilles et expertes qui passeraient leur temps à dénigrer l’aimée – et il paraît que les vieilles femmes sont plus expertes que les hommes à ce genre de besogne. C’était peut-être la bonne solution, mais des vieilles à l’abbaye, je ne pouvais en trouver (ni des jeunes, en vérité) et j’aurais donc dû demander à quelque moine de me dire du mal de la fille, mais à qui ? Et puis, un moine pouvait-il connaître aussi bien les femmes que les connaissait une femme vieille et potinière ? La dernière solution suggérée par le Sarrasin était franchement effrontée car elle prétendait qu’on fît unir l’amant malheureux avec un grand nombre de belles esclaves, chose fort inconvenante pour un moine. Enfin, me disais-je, comment peut guérir du mal d’amour un jeune moine, n’y a-t-il vraiment point de salut pour lui ? Peut-être me fallait-il recourir à Séverin et à ses herbes ? De fait, je tombai sur un passage d’Arnaud de Villeneuve, auteur que j’avais déjà entendu citer par Guillaume avec grande considération, qui faisait naître le mal d’amour d’une abondance d’humeurs et de pneuma, c’est-à-dire quand l’organisme se trouve en excès d’humidité et de chaleur, étant donné que le sang (producteur de la semence générative) augmentant à l’excès, provoque un excès de semence, une « complexio venerea », et un désir intense d’union entre homme et femme. Il est une vertu estimative située dans la partie dorsale du ventricule moyen de l’encéphale (de quoi s’agit-il, me demandai-je ?) dont le but est de percevoir les intentiones non sensibles qui sont dans les objets sensibles captés par les sens, et, quand le désir pour l’objet perçu par les sens se fait trop fort, voilà que la faculté estimative s’en trouve bouleversée et ne se nourrit que du fantôme de la personne aimée ; alors se vérifie une inflammation de l’âme tout entière et du corps, dans un va-et-vient de tristesse et de joie, car la chaleur (qui dans les moments de désespoir descend dans les parties les plus profondes du corps et glace l’épiderme) dans les moments de joie monte à la surface en enflammant le visage. La cure suggérée par Arnaud consistait à perdre toute confiance et l’espoir de rejoindre l’objet aimé, de façon que la pensée s’en détournât. Mais alors je suis guéri, ou en voie de guérison, me dis-je, car j’ai peu d’espoir, sinon aucun, de revoir l’objet de mes pensées, et si je le voyais, de le rejoindre, et si je le rejoignais, de le posséder de nouveau, et si je le repossédais, de le retenir près de moi, aussi bien en raison de mon état monacal que des devoirs qui me sont imposés par le rang de ma famille… Je suis sauvé, me dis-je ; je fermai le fascicule et repris contenance, juste au moment où Guillaume entrait dans la pièce. Je me remis en chemin avec lui à travers le labyrinthe aux parcours dès lors dévoilés (comme je l’ai déjà raconté) et pour l’heure oubliai mon obsession. Comme on le verra, il me serait donné de la retrouver peu de temps après, mais en des circonstances (hélas !) bien différentes.

 

Demain Le nom de la Rose – 35 - 4ème jour Nuit

 

 

 

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