jeudi 31 janvier 2019

Les aventures d'Arsène Lupin - La demeure mystérieuse 2

Il n’y a rien à la télé , écoutez la radio.
Les aventures d'Arsène Lupin
La demeure mystérieuse épisode 2
Radio diffusion télévision française - avril 1960

mercredi 30 janvier 2019

Les aventures d'Arsène Lupin - La demaure mystérieuse I


Il n’y a rien à la télé , écoutez la radio.
Les aventures d'Arsène Lupin
La demeure mystérieuse épisode 1
Radio diffusion télévision française - avril 1960




mardi 29 janvier 2019

Le retour d'Arsène Lupin - La demeure mystérieuse


Il n’y a rien à la télé ? Ecoutez donc la radio.
En avril 1960 la RDTF (Radio Diffusion Télévision Française) proposait en 3 épisodes une aventure d’Arsène Lupin ‘’La demeure mystérieuse’’.
Vous les retrouverez ici à partir de demain...

La Demeure mystérieuse est un roman policier de Maurice Leblanc, paru en 37 feuilletons quotidiens dans Le Journal du 25 juin au 31 juillet 1928, puis en volume chez Pierre Lafitte en juillet 1929. Il met en scène le gentleman-cambrioleur Arsène Lupin et fait suite à L'Agence Barnett et Cie, dont on retrouve un personnage phare, le brigadier Béchoux. À Paris, en 1907, un enlèvement est commis à l'Opéra durant un défilé de haute couture: la belle chanteuse Régine Aubry est conduite par deux individus dans une maison non-identifiée où on la dépouille de son corselet de diamants. Puis elle est relâchée, sans sa parure évidemment au grand dam du diamantaire véreux Van Houben qui avait conçu la robe.
Mais Arsène Lupin...

dimanche 27 janvier 2019

Les poisons de la couronne - 3ème partie - ch 12 et fin - Qui sera régent?



XII
QUI SERA RÉGENT ?

  Louis X Hutin expira dans la nuit du 4 au 5 juin 1316, un peu après minuit. Pour la première fois, depuis trois cent vingt-neuf ans, un roi de France mourait sans laisser un héritier mâle auquel la couronne pût être dévolue. Monseigneur de Valois, d’ordinaire si empressé à régler les pompes royales, qu’elles fussent nuptiales ou funèbres, se désintéressa complètement des derniers honneurs à rendre à son neveu. Il appela le grand chambellan Mathieu de Trye, et lui donna pour toute instruction : 
  - Faites ainsi que la dernière fois ! 
  Lui-même s’occupa de convoquer, dès les premières heures de la matinée, un Conseil, non pas à Vincennes, où une telle assemblée eût été forcément présidée par la reine, mais à Paris, au palais de la Cité. 
  - Laissons notre chère nièce à sa douleur, déclara-t-il, et n’ajoutons rien qui puisse nuire à son précieux fardeau. 
  Ce Conseil, par sa composition, ressemblait plus à une réunion de famille qu’à une chambre de gouvernement. Y siégeaient Charles de la Marche, frère du défunt, Charles de Valois et Louis d’Évreux, frères de Philippe le Bel, Louis de Clermont, petit-fils de Saint Louis, Mahaut d’Artois et Robert d’Artois, respectivement petite-nièce et arrière-petit-neveu de Saint Louis, et Philippe de Valois, fils de Charles, auxquels avaient été adjoints le chancelier, l’archevêque de Sens et le comte de Bouville afin que fussent représentés la Justice, l’Église et les grands serviteurs de l’Hôtel royal.         
  Valois n’avait pu éviter de convier la comtesse Mahaut, qui se trouvait, avec lui-même, le seul pair du royaume présent à Paris. Ainsi la meurtrière de celui dont il s’agissait de régler, dans l’immédiat, la succession, était là, réintroduite dans ses prérogatives et se délectant secrètement de sa victoire. Si Valois attendait une opposition de la part de Mahaut, il ne la redoutait pas. Il se pensait entièrement appuyé par le reste de la parentèle. De plus, le chancelier Mornay était sa créature ; l’archevêque Marigny avait partie liée avec lui ; quant à Bouville, on connaissait son manque d’initiative et sa docilité. En vérité, Valois se félicitait que Philippe de Poitiers et le connétable Gaucher de Châtillon fussent tous deux absents. Avec eux, les choses eussent été moins faciles. Mais pour l’heure, ils étaient à Lyon où ils s’employaient à rameuter les cardinaux. De la sorte, Monseigneur de Valois se sentait les coudées franches, trop franches même… 
  Il s’assit au haut bout de la table, dans le fauteuil royal. Encore qu’il imposât à son visage l’expression du chagrin, il ne parvenait pas à masquer la satisfaction qu’il éprouvait à occuper ce siège. 
  - Nous sommes assemblés, dans le deuil qui nous frappe, commença-t-il, pour décider de choses urgentes qui sont le choix des deux curateurs au ventre qui doivent veiller en notre nom sur la grossesse de la reine Clémence, et aussi la désignation qu’il vous faut faire d’un régent du royaume, car il ne peut y avoir rupture de l’exercice de justice et de gouvernement. Je vous demande votre conseil. 
  Il employait des expressions de souverain, et se posait manifestement en détenteur des attributions royales. Son attitude choqua son demi-frère, le comte d’Évreux, dont la rigueur d’âme et la droiture de pensée, les soucis moraux, le respect des institutions s’accommodaient mal de tels procédés. C’était par l’effet d’une nature inquiète et scrupuleuse que Louis d’Évreux n’avait jamais pris de participation active au pouvoir. Mais il observait, jugeait ; et il désapprouvait presque tous les actes accomplis depuis un an sous l’inspiration de Valois. Comme ce dernier, se répondant à lui-même, proposait que la nomination des curateurs fût remise aux soins du régent, d’Évreux, avec la brutalité soudaine qu’ont parfois les gens réfléchis, l’interrompit. 
  - Souffrez, mon frère, que nous parlions aussi, et ne liez donc pas, s’il se peut, toutes questions ensemble. L’aménagement de la régence est une chose dont il existe précédents aux annales du royaume, et qui veut d’être débattue devant le Conseil des pairs. La désignation des curateurs en est une autre, qui relève des proches membres de la famille, et dont nous pouvons trancher ici, en l’assistance du chancelier. Avez-vous des noms à avancer ? 
  Surpris par cette intervention, et plus encore par le ton déterminé sur lequel elle était faite, Charles de Valois répondit, pour gagner du temps : 
  - Et vous, mon frère, qui proposez-vous ? 
  Le comte d’Évreux se passa les doigts sur les paupières. 
  - Je pense, dit-il, qu’il nous faut choisir des hommes dont le passé soit sans reproche, assez mûris pour que nous puissions nous en remettre à leur prudence, et qui aient donné de grandes preuves de loyauté et de dévouement envers nos rois. J’aurais incliné à vous nommer le sénéchal de Joinville, si son grand âge, qui approche cent ans, ne le rendait bien infirme… Mais je vois ici messire de Bouville qui fut grand chambellan du roi Philippe notre frère, lui fit service en tout avec une fidélité qu’il nous faut louer. Il a conduit en France la reine Clémence qui lui montre de l’attachement… 
  Valois respira mieux. Si l’homélie de Louis d’Évreux n’avait d’autre fin que d’appeler Bouville à la fonction de curateur, il se sentait rassuré. Il se hâta d’accorder cette satisfaction à son frère et approuva hautement la proposition, affirmant que Bouville était tout juste la personne à laquelle il avait lui-même pensé. Chacun, autour de la table, acquiesça, qui par parole, qui d’un mouvement de front ou d’un simple murmure. Le gros Bouville se leva, les traits bouleversés. Il recevait la consécration de longues années de dévouement à la couronne. 
  - C’est grand honneur, c’est grand honneur, Messeigneurs, déclara-t-il. Je fais serment de veiller sur le ventre de Madame Clémence, et de la protéger contre toute attaque ou entreprise, et de la défendre avec ma vie. Mais puisque Monseigneur  d’Évreux a cité messire de Joinville, je souhaiterais que le sénéchal fût nommé auprès de moi, ou si lui ne le peut, son fils, afin que l’esprit de Monseigneur Saint Louis soit présent à cette garde, en son serviteur, comme l’esprit du roi Philippe, mon maître… en moi, son serviteur. 
  Rarement Bouville avait prononcé une si longue phrase en Conseil, et c’étaient choses un peu subtiles pour lui que celles qu’il voulait exprimer. Ses derniers mots manquaient de clarté ; mais tout le monde comprit son intention et le comte d’Évreux le remercia. 
  - À présent, dit Valois, nous pouvons aborder l’aménagement de la régence… 
  Il fut à nouveau interrompu, mais cette fois par Bouville, qui s’était relevé. 
  - Auparavant, Monseigneur… 
  - Qu’y a-t-il, Bouville ? demanda Valois d’un air bienveillant. 
  - Auparavant, Monseigneur, il me faut vous prier très humblement de quitter le siège où vous êtes, car c’est le siège du roi ; or nous devons penser que le roi, pour l’heure, est dans le sein de Madame Clémence. 
  Un silence suivit, pendant lequel on entendit le glas sonné par les cloches de Paris. Valois lança vers Bouville un regard furibond ; mais il comprit qu’il lui fallait obéir et même feindre la bonne grâce. 
  « Voilà bien les sots, se disait-il en changeant de place, et l’on a tort de leur accorder confiance. Ils ont des idées qui ne viendraient à personne. » 
  Les assistants, sur la droite, eurent tous à reculer d’un cran. Bouville fit le tour de la table, attira un tabouret, et vint s’asseoir, les bras croisés dans l’attitude du gardien fidèle, un peu en retrait du siège vide qui allait être l’objet de tant de convoitises. Valois adressa un signe à Robert d’Artois, lequel, parlant assis, prononça quelques mots à peine courtois qui signifiaient en clair : « Assez de niaiseries, passons aux choses sérieuses ! » 
  Le temps, selon lui, était trop mesuré pour qu’on le perdît en formalités, et ce qui se déciderait là ne pourrait qu’être ratifié par la Chambre des pairs. Tout à trac, il proposa, comme s’imposant d’évidence, de remettre la régence à Charles de Valois. 
  - On ne change pas de main sur la charrue au milieu du sillon, dit-il. Nous savons bien que c’est Charles qui a gouverné toute cette année, au nom de notre pauvre cousin Louis que nous allons porter en terre. Et, auparavant, il fut toujours au Conseil du roi Philippe, auquel il évita plus d’une erreur et pour lequel il gagna plus d’un combat. Il est l’aîné de la famille ; il a bientôt trente ans d’habitude du labeur de roi… 
  Deux personnes seulement paraissaient ne pas approuver cette déclaration. Louis d’Évreux pensait à la France ; Mahaut d’Artois pensait à elle-même. 
  « Si Charles est régent, se disait-elle, ce n’est pas lui qui rappellera le maréchal de Conflans et lèvera le séquestre de mon comté. Il est dans le jeu de Robert comme Robert dans le sien. Peut-être me suis-je trop hâtée d’expédier Louis, et aurais-je dû attendre le retour de mon gendre. Je devrais parler pour lui ; mais ne vais-je pas attirer les soupçons ? »  
  Évreux intervint, s’adressant de nouveau à Valois. 
  - Charles, si notre frère était venu à mourir pendant que notre neveu Louis était encore en enfance, qui aurait été régent de droit ? 
  - Forcément moi, répondit Valois en souriant comme si l’on apportait de l’eau à son moulin. 
  - Parce que vous étiez le premier frère. N’est-ce pas, alors, en droit, à notre neveu Philippe de Poitiers d’occuper la régence ? 
  Mahaut reprit espoir. Et Charles de la Marche ayant cru habile de dire que son frère Philippe ne pouvait être partout à la fois, au conclave et à Paris, elle se lança dans le débat. 
  - Lyon n’est pas au pays du Grand Khan ! On en revient en peu de jours… Nous ne sommes point assez nombreux pour décider dans l’instant d’une chose si grave. Des pairs du royaume, je ne vois ici que deux sur douze… Aucun duc-évêque, aucun comte-évêque ; le connétable n’est pas là, ni le duc de Bourgogne… 
  À ce nom, Robert d’Artois, Philippe de Valois et Louis de Clermont sursautèrent. Le duc Eudes de Bourgogne, le nouveau duc et sa mère Agnès de France, voilà bien ceux qu’on redoutait, dont il fallait se hâter de devancer les menées. L’enfant de Clémence était encore à naître, en admettant qu’il naquît jamais, et l’on verrait seulement alors s’il était mâle ou femelle Eudes de Bourgogne était donc fondé à réclamer la régence, et contre Poitiers aussi bien que contre Valois, au nom de sa nièce, la petite Jeanne de Navarre, fille de Marguerite. Or, on savait bien que Jeanne était bâtarde ! 
  - Mais vous n’en savez rien, Robert ! s’écria Louis d’Évreux, les présomptions ne sont pas certitude, et Marguerite a emporté son secret dans la tombe où vous l’avez mise. 
  D’Évreux avait lancé ce « vous » dans une acception vague et générale, mais le géant, qui avait toutes raisons de se sentir personnellement visé, pria d’Évreux d’éclaircir son dire, ou bien de se rétracter. 
  - Oubliez-vous, Louis, que vous avez épousé ma propre sœur, et dois-je attendre de mon plus proche parent qu’il se fasse la trompette de mes calomniateurs ? Vous ne parleriez pas autrement si vous étiez payé par les Bourgogne. 
  L’incident tournait au plus mal, et l’on put craindre un instant que les deux beaux-frères ne se demandassent gage de bataille. Une fois de plus le scandale de la tour de Nesle et ses séquelles divisaient la famille de France, et même à présent, menaçaient de diviser le royaume. L’archevêque Marigny fit entendre alors la voix de l’Église et, prêchant la conciliation, invita les adversaires au respect de ce qu’il appela « la trêve de deuil ». À son sens, il ne fallait pas attribuer d’intention infamante aux paroles de Monseigneur d’Évreux, et le mot « tombe » dans sa bouche désignait certainement la forteresse de Château-Gaillard où Marguerite de Bourgogne avait été recluse, « comme dans une tombe », et où elle était morte. Louis d’Évreux n’approuva ni n’infirma. Quant à Robert, il grommela : 
  - Après tout, Château-Gaillard est encore moins distant d’Évreux qu’il ne l’est de mon château de Conches. 
  La porte s’ouvrit alors sur Mathieu de Trye qui annonça qu’il avait à faire une grave communication. On le pria de parler. 
  - Tandis qu’on embaumait le corps du roi, dit le chambellan, un chien, qui s’était introduit sans qu’on y prêtât garde, a léché des linges qui avaient servi à ôter les entrailles. 
  - Et alors ? demanda Valois Est-ce là votre grande nouvelle ? 
  - C’est que, Messeigneurs, ce chien est aussitôt tombé en douleurs, s’est mis à geindre et à se tordre, et que le voilà pris du même mal que le roi, peut-être même est-il déjà mort maintenant. 
  De nouveau, on n’entendit rien d’autre que le son du glas répercuté depuis Notre-Dame. La comtesse Mahaut n’avait pas bronché, mais une atroce anxiété lui descendait au cœur. « Vaisje être découverte par la gloutonnerie d’un chien ! » se disait-elle. 
  - Vous pensez donc, Mathieu, qu’il y a eu poison… prononça enfin Louis d’Évreux. 
  - Il va falloir faire enquête, et diligemment menée, dit Charles de Valois. 
  Bouville, qui pendant toute la discussion s’était tenu silencieux auprès du siège royal, se leva. 
  - Messeigneurs, si l’on a voulu attenter à la vie du roi, il est à redouter qu’on ne veuille aussi atteindre celle de l’enfant à naître. Je demande une garde de six écuyers en armes, et à mes ordres, de jour et de nuit, pour veiller à la porte de la reine, et l’interdire à toute main criminelle. 
  On lui répondit d’agir comme il l’entendait. Peu après le Conseil s’ajourna au lendemain, sans avoir rien décidé de précis. Valois espérait, dans les prochaines heures, avancer ses affaires. Sur la porte, Mahaut rejoignit Louis d’Évreux et lui dit à voix basse. 
  - Allez-vous envoyer un chevaucheur à Philippe, pour l’instruire de ce qui vient de se passer ? 
  - Certes, ma cousine, je vais le faire, et je veux avertir également notre tante Agnès. 
  - Alors, je vous laisse agir, puisque nous sommes d’accord en tout. 
  Bouville, en sortant de la séance, fut abordé par Spinello Tolomei qui l’attendait dans la cour du Palais et venait lui demander protection pour son neveu. 
  - Ah ! Ce cher garçon, ce bon Guccio ! répondit Bouville. Voilà le genre d’homme qu’il me faut pour m’aider à veiller sur la reine. Prompt d’esprit, vif de membres. Madame Clémence goûtait bien sa compagnie. C’est pitié qu’il ne soit pas écuyer, ni même bachelier. Mais après tout, il est des occasions où vertu vaut mieux que haute naissance. 
  - C’est tout juste ce que pense la demoiselle qui l’a voulu en mariage, dit Tolomei. 
  - Ah ! Il s’est donc marié ! 
  Le banquier tenta d’expliquer brièvement les ennuis de Guccio. Mais Bouville écoutait mal. Il était pressé, il devait retourner sur-le-champ à Vincennes, et tenait à son idée de placer Guccio dans la garde de la reine. Tolomei souhaitait pour son neveu une charge moins voyante et plus éloignée. Si l’on avait pu le mettre à couvert auprès de quelque haute autorité ecclésiastique, un cardinal par exemple. 
  - Eh bien, alors, mon ami, envoyons-le à Monseigneur Duèze ! Dites à Guccio qu’il me vienne trouver à Vincennes, d’où je ne puis plus bouger désormais. Il me contera bien son affaire… Tenez, j’y songe même ! Il pourrait me rendre grand service en allant de ce côté-là. Je cherchais à qui confier une mission qui demande du secret… Oui, faites donc qu’il se hâte ; je l’attends. 
  Quelques heures plus tard, trois chevaucheurs, par trois itinéraires différents, galopaient vers Lyon. Le premier chevaucheur, passant par « le grand chemin », c’est-à-dire par Essonne, Montargis et Nevers, portait sur sa cotte les armes de France. Ce chevaucheur était chargé d’une lettre par laquelle Charles de Valois annonçait à Philippe de Poitiers la mort de son frère, l’informait d’autre part de la nécessité devant laquelle il se trouvait, lui, Valois, pressé par les circonstances et désigné par les vœux du Conseil, d’exercer immédiatement la régence. Le second chevaucheur, sous les marques du comte d’Évreux, et prenant « le chemin plaisant » par Provins et Troyes, avait ordre de s’arrêter d’abord à Dijon, chez le duc de Bourgogne, avant de poursuivre vers le comte de Poitiers ; les messages qu’il allait délivrer n’avaient pas tout à fait la même teneur que celui de Charles de Valois. Enfin, sur « le chemin court », par Orléans, Bourges et Roanne, courait Guccio Baglioni, chevaucheur d’occasion, dissimulé sous la livrée du comte de Bouville. Officiellement, Guccio était dépêché au cardinal Duèze ; mais sa mission le conduisait aussi auprès du comte de Poitiers auquel il devait faire savoir, oralement, qu’il y avait présomption de poison sur la mort du roi et que la protection de la reine réclamait grande vigilance. Les destins de la France étaient sur ces trois routes.
FIN 

A suivre bientôt peut être le 4ème tome des Rois Maudits ''La loi des mâles'' 

samedi 26 janvier 2019

Les poisons de la couronne - 3ème partie - ch 11 - Tolomei prie pour le roi



XI
TOLOMEI PRIE POUR LE ROI
  Lorsque Tolomei, au milieu de l’après-midi, rentra chez lui, son premier commis vint aussitôt l’avertir que deux gentilshommes de campagne l’attendaient dans l’antichambre de son cabinet. 
  - Ils ont l’air fort courroucés. Ils sont là depuis none, sans avoir rien mangé, et disent qu’ils ne bougeront point qu’ils ne vous aient vu.
  - Oui, je suis au courant, répondit Tolomei. Fermez les portes et appelez dans mon cabinet tous les gens de la maison, commis, valets, palefreniers et servantes. Et qu’on se hâte ! Tous en haut. 
  Puis il monta lentement l’escalier, prenant un pas de vieillard accablé par le malheur ; il s’arrêta un moment sur le palier, écoutant le branle-bas que ses ordres provoquaient à travers la banque ; il attendit que les premières têtes fussent apparues au bas des marches, et enfin pénétra dans son antichambre en se tenant le front. Les frères Cressay se levèrent, et Jean, le barbu, marchant à lui, s’écria : -
   Messer Tolomei, nous sommes… 
  Tolomei l’arrêta d’un geste du bras. -
   Oui, je sais ! dit-il d’une voix gémissante ; je sais qui vous êtes, et je sais aussi ce que vous venez me dire. Mais ceci n’est rien auprès de ce qui nous afflige. 
  Comme l’autre voulait poursuivre, il se retourna vers la porte et dit au personnel qui commençait à se montrer : 
  - Entrez, mes amis, entrez tous dans mon cabinet ; venez entendre l’affreuse nouvelle de la bouche de votre maître ! Allons, entrez, mes petits.
   La pièce fut bientôt pleine. Les frères Cressay, s’ils avaient voulu tenter le moindre mouvement, eussent été en un instant désarmés. 
  - Mais enfin, messer, que cela signifie-t-il ? demanda Pierre que l’impatience gagnait. 
  - Un instant, un instant, répondit Tolomei. Tout le monde doit savoir. 
  Les frères Cressay, subitement inquiets, pensèrent que le banquier allait dévoiler publiquement leur déshonneur. C’était plus qu’ils n’en souhaitaient. 
  - Tout le monde est là ? dit Tolomei. Alors, mes amis, écoutez-moi. 
  Et puis rien ne vint. Il y eut un long silence. Tolomei s’était caché le visage dans les mains. Quand il se découvrit la face, son seul œil ouvert était rempli de larmes. 
  - Mes petits amis, mes enfants, prononça-t-il enfin, c’est chose trop affreuse ! Notre roi… oui, notre bien-aimé roi vient de trépasser. 
  Sa voix s’étranglait dans sa gorge ; il se frappait la poitrine comme s’il était responsable de la mort du souverain. Il profita de l’effet de surprise pour commander : 
  - Alors, à genoux, tous, et prions pour son âme. 
  Lui-même, lourdement, se laissa choir au sol, et tout son personnel l’imita. 
  - Voyons, messires, à genoux ! dit-il d’un ton de reproche aux frères Cressay qui, saisis par la nouvelle et complètement ahuris devant ce spectacle, étaient seuls demeurés debout. 
  - In nomine patris… commença Tolomei. 
  Alors éclata un concert de lamentations stridentes. C’étaient les servantes italiennes de la maison qui se mettaient à former un chœur de pleureuses selon la tradition de leur pays. 
  - Un uomo cosi buono, un signore tanto generoso ! Il cielo se lè preso ! hurlait la cuisinière. 
  - Ahimè, ahimè ! Tanto buono, tanto generoso, reprenaient les filles d’office et de buanderie. 
  La jupe de dessus retroussée pour s’en couvrir la tête, elles se balançaient de gauche à droite tendant vers le plafond leurs mains jointes. 
  - Era corne un padre per noi tutti ! Era il protêt tore degli umili. 
  - Il nostro padre, il nostro protettore, l’abbiamo perduto. Ahimè ! Ahimè !
   Tolomei s’était relevé et circulait à travers son personnel. 
  - Allez, priez, priez bien ! Oui, il était pur, oui, il était saint ! Des pécheurs, voilà ce que nous sommes, d’incurables pécheurs ! Priez aussi, jeunes gens, disait-il en appuyant sur la tête des frères Cressay. Vous aussi, la mort vous agrippera. Repentez-vous, repentez-vous ! 
  La représentation dura un gros quart d’heure. Puis Tolomei ordonna : 
  - Fermez les portes, fermez les guichets. C’est jour de deuil : on ne fera point commerce ce soir.       
  Les serviteurs sortirent, reniflant leurs larmes. Lorsque le premier commis passa près de lui, Tolomei lui glissa : 
  - Surtout ne payez rien. L’or aura peut-être changé de cours demain… 
  Les femmes hurlaient encore en descendant l’escalier. 
  - Il était le bienfaiteur du peuple. Jamais, jamais plus nous n’aurons un roi aussi bon ! Ahimè… 
  Tolomei laissa retomber la tenture qui fermait l’entrée de son cabinet. 
  - Et voilà, dit-il, et voilà ! Ainsi passent les gloires du monde. 
  Les deux Cressay, ahuris et matés, se taisaient. Leur drame personnel se trouvait noyé dans le malheur du royaume. En outre, ils éprouvaient la fatigue d’une nuit de chevauchée, et dans quel équipage ! Leur arrivée à Paris, au petit matin, montés à deux sur leur bidet cornard, et habillés des vieux vêtements qu’ils usaient aux champs, avait soulevé le rire sur leur passage. Escortés d’une escouade de gamins criards, ils s’étaient perdus dans le dédale de la Cité. Ils se sentaient le ventre creux, et leur assurance, sinon leur ressentiment, avait sérieusement faibli devant la somptuosité de la demeure Tolomei. Cette richesse partout répandue, ce personnel nombreux, bien vêtu et bien gras, ces tapisseries, ces meubles sculptés, ces émaux, ces ivoires… 
  « Au fond, pensaient-ils chacun à part soi et sans oser le confier à l’autre, au fond, nous avons peut-être eu tort de nous montrer si chatouilleux sur le sang ; une fortune comme celle-là vaut bien un rang de seigneur. » 
  - Allons, mes bons amis ! dit Tolomei avec une familiarité qu’autorisait maintenant leur prière en commun ; venons-en à cette pénible affaire, puisqu’il faut vivre, après tout, et que le monde continue malgré ceux qui s’en vont. Vous voulez me parler de mon neveu, bien sûr. Le bandit, le scélérat ! M’avoir fait cela, à moi, qui l’ai comblé de bontés ! Le misérable garçon sans vergogne ! Me fallait-il cette douleur de plus aujourd’hui… Je sais, je sais tout ; il m’a fait parvenir un message ce matin. Vous voyez un homme bien éprouvé. 
  Il se tenait devant eux, un peu voûté, les yeux à terre, dans l’attitude du pire accablement. 
  - Et lâche avec cela, reprit-il. Lâche ; j’ai la honte de l’avouer, mes jeunes sires. Il n’a pas osé affronter ma colère ; il est parti pour Sienne d’un seul trait. Il doit être loin maintenant. Alors, mes amis, qu’allons-nous faire ? 
  Il avait l’air de s’en remettre à eux, presque de leur demander conseil. Les deux frères le regardaient, se regardaient. Rien ne se passait comme ils l’avaient imaginé. Tolomei les observait à travers sa paupière presque close. 
  « C’est bon, se disait-il ; maintenant que je les ai en main, ils ne sont plus dangereux ; il ne s’agit que de trouver le moyen de les renvoyer chez eux sans rien leur avoir donné. » 
  Il se redressa brusquement. 
  - Mais je le déshérite ! Vous entendez, je le déshérite… Tu n’auras pas un sou de moi, petit misérable ! cria-t-il en agitant la main dans la vague direction de Sienne. Rien ! Jamais ! Je laisserai tout aux pauvres et aux couvents !… Et s’il me retombe  sous la main, je le livre à la justice du roi. Hélas, hélas ! Le roi est mort ! 
  Les deux autres se disposaient presque à le consoler. Tolomei les jugea assez préparés pour qu’il pût leur prêcher la raison. Tous leurs reproches, tous leurs griefs, il les acceptait, il les approuvait ; mieux même, il les devançait. Mais maintenant, que faire ? À quoi servirait un procès, bien coûteux pour des gens sans fortune, alors que le coupable était hors d’atteinte et aurait avant six jours passé les frontières ? Était-ce cela qui réhabiliterait leur sœur ? Le scandale ne nuirait qu’à eux-mêmes. Tolomei allait se dévouer et s’efforcer de réparer le mal commis ; il avait de hautes et puissantes relations ; il était ami de Monseigneur de Valois, de Monseigneur d’Artois, de messire de Bouville… On trouverait à Marie un lieu où elle mettrait au jour son péché, dans le plus grand secret, et l’on verrait ensuite à lui donner un état. Un couvent, pour un temps, pourrait peut-être abriter son repentir. Qu’on fît confiance à Tolomei ! N’avait-il pas prouvé aux Cressay qu’il était homme de cour en faisant reporter cette créance de trois cents livres qu’il avait sur eux… 
  - Si j’avais voulu, votre château serait à moi depuis deux ans. L’ai-je voulu ? Non. Vous voyez bien. 
  Les deux frères, déjà fort ébranlés, comprirent aisément la menace que, d’un ton si paterne, le banquier faisait peser sur eux. 
  - Entendez-moi ; je ne vous réclame rien, ajouta-t-il. 
  Mais dans une affaire de justice, forcément, il serait obligé de faire état de ses comptes, et les juges pourraient s’étonner que les Cressay eussent accepté tant de dons de la part de Guccio. Allons ! Ils étaient de braves jeunes gens ; ils allaient se diriger sur une tranquille auberge, pour y passer la nuit après s’être bien restaurés, et sans se soucier de régler la dépense. Ils attendraient là que Tolomei se soit employé pour eux ; il pensait, dès le lendemain, leur proposer des mesures apaisantes pour leur bonheur. Avant tout, éviter le scandale…      
  Pierre et Jean de Cressay se rendirent à ses raisons et même, en prenant congé, lui étreignirent les mains avec quelque effusion. Après leur départ, Tolomei se laissa tomber sur une chaise. Il était las, et soufflait dans ses grosses joues sombres. « Et maintenant, pourvu que le roi meure ! » se dit-il. Car lorsqu’il avait quitté Vincennes, Louis X respirait encore ; mais nul n’estimait qu’il eût beaucoup d’heures devant lui.

Demain 3ème partie, ch 12 et fin des Poisons de la couronne. Qui sera régent ?

vendredi 25 janvier 2019

Les poisons de la couronne - 3ème partie - ch 10 - Le deuil était à Vincennes




X
LE DEUIL ÉTAIT À VINCENNES
  Quand messer Tolomei, monté sur sa mule grise et suivi de son valet, pénétra dans la première cour du manoir de Vincennes, il fut surpris d’y trouver un grand rassemblement de gens de toutes sortes, officiers, serviteurs, écuyers, seigneurs, légistes et bourgeois ; mais leurs mouvements s’effectuaient dans un silence total, comme si hommes, bêtes et choses avaient cessé d’émettre le moindre bruit. On avait couvert le sol d’épaisses jonchées de paille afin d’étouffer le roulement des chars et le son des pas. Nul n’osait parler sinon à voix basse. 
  - Le roi se meurt… dit à Tolomei un seigneur de sa connaissance. 
  À l’intérieur du château, il semblait qu’il n’y eût plus aucune défense, et les archers de garde laissaient entrer tout venant. Assassins ou voleurs eussent pu s’introduire dans ce désordre sans que personne songeât à les arrêter. On entendait murmurer : 
  - L’apothicaire, faites place à l’apothicaire. 
  Deux officiers de l’hôtel passaient, charriant un lourd bassin d’étain couvert d’un linge, et qu’ils allaient présenter aux physiciens. Ceux-ci, qu’on reconnaissait à leurs costumes, tenaient conciliabule dans une antichambre. Les médecins portaient un camail brun par-dessus leur robe de bure, et sur la tête une petite calotte semblable à celle des moines ; les chirurgiens avaient la robe de toile à longues manches étroites et, de leur bonnet rond, partait une écharpe blanche qui leur couvrait les joues, la nuque et les épaules.
   Tolomei se renseigna. Le roi la veille encore se portait fort bien, puisqu’il avait joué à la paume l’après-midi. Puis il était entré chez la reine, et peu après, on l’avait vu se plier en deux et se mettre à vomir. Dans la nuit, se tordant de douleur, il avait de lui-même demandé les sacrements. Les physiciens n’étaient pas d’accord sur la nature de son mal ; les uns, se fondant sur les étouffements et les pertes de conscience, assuraient que l’eau froide, bue après l’effort, avait déterminé cet accès ; les autres affirmaient que ce ne pouvait être l’eau qui avait brûlé les entrailles du roi au point « qu’il faisait le sang sous lui ». Discutant plus qu’ils n’agissaient, et se neutralisant parce que trop nombreux au chevet d’un si haut patient, ils ne conseillaient que des remèdes bénins qui n’engageaient guère leur responsabilité. 
  Parmi les seigneurs de la cour, on se confiait à mots couverts l’affaire de l’envoûtement, en prenant l’air d’en savoir plus long qu’on n’en disait. Et puis, déjà on agitait d’autres problèmes. Qui allait prendre la régence ? Certains regrettaient que Monseigneur de Poitiers fût absent, d’autres au contraire s’en louaient. Le roi avait-il exprimé des volontés formelles à ce sujet ? On l’ignorait. Mais il avait appelé le chancelier pour lui dicter un codicille complétant ses dispositions   testamentaires.            
  Avançant à travers cette agitation feutrée, Tolomei put parvenir jusqu’au seuil même de la chambre où le souverain agonisait entre ses chambellans, ses serviteurs, et les membres de sa famille et de son Conseil. Se hissant sur la pointe des pieds, le chef des banques lombardes put apercevoir, par-dessus un mur d’épaules, Louis X, le buste soutenu par des coussins, et dont le visage creusé, réduit de moitié, portait les stigmates de la fin. Une main à la poitrine, l’autre au ventre, les mâchoires serrées, il gémissait. On chuchota : 
  - La reine, la reine… le roi demande la reine…             
  Clémence était assise dans la pièce voisine, entourée de ses dames de parage, du comte de Bouville et d’Eudeline, la première lingère, dont elle tenait la main. La reine n’avait pas dormi un instant de toute la nuit. Le désespoir et l’insomnie lui étreignaient les tempes, tandis que Monseigneur de Valois, s’agitant devant elle, lui disait : 
  - Ma chère, ma bonne nièce, il faut vous préparer au pire. 
  « Mais j’y suis préparée, pensait Clémence, et n’ai point besoin de lui pour le savoir. Dix mois de bonheur, était-ce donc tout ce à quoi j’avais droit ? Peut-être n’ai-je pas assez remercié Dieu de me les avoir accordés. Le pire n’est pas la mort, puisque nous nous retrouverons dans la vie éternelle. Le pire est pour cet enfant qui va naître dans cinq mois, que Louis n’aura pas connu, et qui ne connaîtra son père que lorsqu’il arrivera lui-même dans l’Au-delà. Pourquoi Dieu permet-il cela ? » 
  - Reposez-vous sur moi, ma nièce, de toutes les tâches et difficultés, et songez seulement que vous portez en vos flancs les espoirs du royaume. Votre état ne vous permet guère d’assumer la tâche de régente ; et puis les Français souffriraient mal d’être gouvernés par une main de femme étrangère. Blanche de Castille, me direz-vous ?… Certes, certes, mais elle était reine depuis un plus long temps. Nos barons n’ont point encore assez appris à vous connaître. Je dois vous décharger des soins du trône, ce qui ne me changera guère, au fond… 
  Le chambellan, qui venait dire à la reine que le mourant la demandait, entra à cet instant ; mais Valois l’arrêta du geste, et poursuivit : 
  - Je n’ai guère de mérite à me proposer ; je suis seul à pouvoir utilement régenter. Et je saurai, soyez-en assurée, inspirer aux Français l’amour qu’ils doivent à la mère de leur prochain roi, si Dieu nous fait la grâce que vous attendiez un fils. 
  - Mon oncle, s’écria Clémence, Louis respire encore. Veuillez plutôt prier pour qu’un miracle le sauve, ou différez au moins vos projets jusqu’à son trépas. Et plutôt que de me retenir ici, laissez-moi regagner ma place, qui est auprès de sa couche. 
  - Certes, ma nièce, certes ; mais il est quand même des choses auxquelles il faut penser lorsqu’on est reine. Nous ne pouvons point nous abandonner aux douleurs du commun. Louis, dans son codicille, vous a fait tout à l’heure de grandes donations ; il a généreusement attribué diverses pensions, dont une même à Louis de Marigny, qui vont un peu plus obérer le Trésor. Mais il n’a pris nulle disposition relativement à la régence… 
  - Eudeline, ne m’abandonne pas, murmura la reine en se levant. 
  Et à Bouville, tandis qu’elle se dirigeait vers la chambre du roi : 
  - Mon ami Hugues, mon ami Hugues, je ne puis pas y croire ; dites-moi que cela n’arrivera pas ! 
  C’en était trop pour le brave Bouville qui se mit à sangloter. 
  - Quand je pense, quand je pense, disait-il, qu’il m’a envoyé à Naples vous quérir ! 
  Plus étrange était l’attitude d’Eudeline. La lingère ne quittait pas la reine, qui s’adressait à elle pour toutes choses. Devant l’agonie de l’homme dont elle avait été la première maîtresse, qu’elle avait aimé avec docilité, puis qu’elle avait haï avec persévérance, Eudeline n’éprouvait rien. Elle ne pensait ni à lui, ni à elle-même. Il semblait que ses souvenirs fussent morts avant celui qui les avait créés. Toutes ses forces d’émotion étaient tournées vers la reine, son amie. Et si Eudeline souffrait en cet instant, c’était de la souffrance de Clémence. La reine traversa la chambre, s’appuyant d’un côté au bras d’Eudeline, de l’autre au bras de Bouville. En apercevant ce dernier, Tolomei, toujours dans l’encadrement de la porte, se rappela soudain ce qu’il était venu faire. 
  « En vérité, ce n’est guère le temps de parler à Bouville, pensa-t-il. Et les deux Cressay sont sans doute chez moi, à l’heure qu’il est. Ah ! cette mort tombe bien mal. » À ce moment, il fut bousculé par une masse puissante ; la comtesse Mahaut, manches retroussées, se frayait un passage. Si grande était son autorité que, en dépit de la disgrâce qui la frappait, nul ne s’opposa à son approche ni même ne s’étonna de la voir là, venant reprendre sa place de proche parente et de pair du roi. Elle avait composé son visage pour lui donner l’expression de la stupeur et de l’affliction. Du seuil, elle murmura, mais bien distinctement, pour que dix personnes au moins l’entendissent : 
  - Deux en si peu de temps ! C’est vraiment trop. Pauvre royaume ! 
  Elle avança de son pas de soldat vers le groupe où se tenaient Charles de la Marche, Robert d’Artois et Philippe de Valois. Mahaut tendit à Robert les deux mains, en lui faisant signe des yeux qu’elle était trop émue pour parler et que toute dissension, un tel jour, s’oubliait. Puis, elle alla choir à genoux près du lit royal et, d’une voix brisée, dit : 
  - Sire, je vous supplie de m’accorder pardon pour les peines que je vous ai causées. 
  Louis la regarda ; ses gros yeux glauques étaient entourés des cernes profonds de la mort. On était justement en train de changer son bassin, au vu de tous ; dans cette inconfortable position, tâchant à garder empire sur lui-même, il prenait pour la première fois un peu de véritable majesté et quelque chose, enfin, de royal, qui lui avait manqué toute sa vie. 
  - Je vous pardonne, ma cousine, si vous vous soumettez au pouvoir du roi, répondit-il quand on lui eut glissé sous le siège un nouveau bassin. 
  - Sire, je vous en fais serment ! répondit Mahaut.     
  Et plus d’une personne, dans l’assistance, fut sincèrement bouleversée de voir la terrible comtesse courber l’échine. Robert d’Artois plissa les paupières et laissa tomber dans l’oreille de ses cousins : 
  - Elle ne jouerait pas mieux, si c’était elle qui l’avait tué. 
  Le Hutin fut saisi d’un nouvel accès de coliques et porta les mains au ventre. Ses lèvres découvrirent ses dents serrées ; la sueur coulait de ses tempes et lui collait les cheveux le long des joues. Après quelques secondes, il dit : 
  - Est-ce donc cela souffrir ? Est-ce donc cela…

Demain 3ème partie ch 10 Tolomei prie pour le roi

jeudi 24 janvier 2019

Les poisons de la couronne - 3ème partie - ch 9 - Le moine est mort




IX
LE MOINE EST MORT
  Or le même événement naturel qui, pour l’heure, à la cour de France, comblait de joie la reine et la comtesse de Poitiers, allait répandre drame et désastre dans un petit manoir, à dix lieues de Paris. Marie de Cressay, depuis quelques semaines, avait le visage ravagé d’angoisse et de chagrin. Elle répondait à peine aux questions qu’on lui posait. Ses yeux bleu sombre s’étaient agrandis d’un cerne mauve ; une petite veine se dessinait sur sa tempe transparente. Il y avait de l’égarement dans son attitude. 
  - Ne va-t-elle pas nous faire un mal de langueur, comme l’autre année ? disait son frère Pierre. 
  - Mais non, elle ne maigrit pas, répondait dame Eliabel. Une impatience d’amour, voilà ce qui la tient ; et ce Guccio lui trotte par la tête. Il est grand temps de la marier. 
  Mais le cousin de Saint-Venant, pressenti par les Cressay, avait répondu que les affaires de la ligue d’Artois l’occupaient trop, dans le moment, pour qu’il pût songer au mariage. 
  - Il a dû s’enquérir de l’état de nos biens, disait Pierre de Cressay. Vous verrez, ma mère, vous verrez ; nous regretterons peut-être d’avoir écarté Guccio. 
  Le jeune Lombard continuait d’être reçu de temps à autre au manoir où l’on feignait de le traiter en ami, comme par le passé. La créance de trois cents livres courait toujours, ainsi que ses intérêts. D’autre part, la disette n’était pas terminée, et les Cressay n’avaient pas été sans s’apercevoir que le comptoir de Neauphle ne se trouvait pourvu de vivres que les jours, précisément, où Marie s’y rendait. Jean de Cressay, par un souci de dignité, demandait parfois à Guccio le compte de leurs dettes ; mais, une fois la note en main, il négligeait d’en acquitter la moindre partie. Et dame Eliabel laissait sa fille aller à Neauphle, une fois la semaine, mais la faisait maintenant accompagner de la servante et lui mesurait soigneusement le temps. Les entrevues des époux clandestins étaient donc rares. Mais la jeune servante se montrait sensible à la générosité de Guccio et, de plus, Ricardo, le premier commis, ne lui était pas indifférent ; elle rêvait d’une position bourgeoise et s’attardait volontiers parmi les coffres et les registres, écoutant l’agréable tintement de l’argent dans les balances, tandis que le premier étage de la banque abritait des amours pressées. 
  Ces minutes, dérobées à la surveillance de la famille Cressay et aux interdits du monde, avaient d’abord été comme des îlots de lumière pour cet étrange ménage qui ne comptait pas encore dix heures de vie commune. Guccio et Marie vivaient sur le souvenir de ces instants-là pendant une semaine entière ; l’émerveillement de leur nuit de noces ne s’était pas démenti. Aux dernières rencontres, toutefois, Guccio avait noté un changement dans l’attitude de sa jeune femme. Lui aussi, comme dame Eliabel, avait remarqué chez Marie l’anxiété du regard, la tristesse, et l’ombre neuve qui lui mangeait les joues. Il attribuait ces signes aux difficultés et aux menaces qui pesaient sur leur situation, fausse s’il en fût. Le bonheur dispensé à la petite mesure, et toujours enveloppé des haillons du mensonge, devient vite une torture. « Mais c’est elle-même qui s’oppose à ce que nous déchirions le silence ! se disait-il. Elle prétend que sa famille ne voudra jamais reconnaître notre union et me fera poursuivre. Et mon oncle est de même avis. Alors, que faire ? » 
  - De quoi vous inquiétez-vous, ma bien-aimée ? lui demanda-t-il le troisième jour de juin. Voici plusieurs fois que nous nous voyons et que vous paraissez moins heureuse. Que craignez-vous ? Vous savez bien que je suis là pour vous défendre de tout.  
  Devant la fenêtre s’épanouissait un cerisier en fleurs, tout bruissant d’oiseaux et de guêpes. Marie se retourna, les yeux humides. 
  - De ce qu’il m’advient, mon doux aimé, répondit-elle, vous-même ne pouvez point me défendre. 
  - Que vous arrive-t-il donc ? ŕ Rien que ce qui doit, par Dieu, me venir de vous, dit Marie en baissant la tête. 
  Il voulut s’assurer d’avoir bien compris. 
  _ Un enfant ? murmura-t-il. 
  - Je craignais de vous l’avouer. J’ai peur que vous m’en aimiez moins. 
  Il resta quelques secondes sans pouvoir prononcer un mot, parce qu’aucun ne lui venait aux lèvres. Puis, il lui prit le visage dans ses mains et la força de le regarder. Comme presque tous les êtres destinés aux folies de la passion, Marie avait un œil légèrement plus petit que l’autre ; cette différence, qui ne nuisait en rien à sa beauté, s’accentuait dans l’état de trouble où elle se trouvait et rendait son expression plus émouvante. 
  - Marie, n’en êtes-vous pas heureuse ? dit Guccio. 
  - Oh ! Certes je le serai, si vous l’êtes aussi. 
  - Mais Marie, c’est merveille ! s’écria-t-il. Voici qui nous comble, et nos épousailles vont devoir éclater au plein jour. Votre famille sera bien forcée de s’incliner, cette fois. Un enfant ! Un enfant ! 
  Et il la regardait de la tête aux pieds, tout ébloui. Il se sentait homme, il se sentait fort. Pour un peu, il se fût penché à la fenêtre et il eût crié la nouvelle à tout le bourg. Ce jeune homme, dans l’instant qu’une chose lui survenait, la voyait toujours sous la meilleure apparence. Il n’apercevait que le lendemain les ennuis qui pouvaient résulter de ses actes. Du rez-de-chaussée monta la voix de la servante, qui leur rappelait l’heure. 
  - Que vais-je faire ? Que vais-je faire ? dit Marie. Jamais je n’oserai l’annoncer à ma mère. 
  - Eh bien, c’est moi qui viendrai le lui dire. 
  - Attendez, attendez encore une semaine. 
  Il la précéda dans l’étroit escalier de bois, lui présentant les mains pour l’aider à descendre, marche par marche, comme si elle était devenue éminemment fragile et qu’il dût la soutenir à chacun de ses pas. 
  - Mais je ne suis point encore gênée, dit-elle. 
  Il sentit ce que sa propre attitude avait de comique et eut un grand rire heureux. Puis il la prit dans ses bras et ils échangèrent un si long baiser qu’elle en perdit le souffle. 
  - Il me faut partir, il me faut partir, dît-elle. 
  Mais la joie de Guccio était contagieuse, et Marie s’en alla rassurée. Elle avait repris confiance, simplement parce que Guccio partageait son secret. 
  - Vous verrez, vous verrez la belle vie que nous allons avoir ! lui dit-il en la reconduisant à la porte du jardin. 
  C’est un grand acte de sagesse à la fois et de pitié de la part du Créateur, que de nous avoir interdit la connaissance de l’avenir, alors qu’il nous a octroyé les délices du souvenir et les prestiges de l’espérance. À beaucoup de gens la découverte de ce qui les attend ôterait sans doute leur persévérance à vivre. Qu’auraient fait ces deux époux, ces deux amants, s’ils avaient su ce matin-là qu’ils ne se reverraient plus de leur existence entière ? Marie chanta tout au long du chemin de retour, entre les prés semés de boutons d’or et les arbres fleuris. Elle voulut s’arrêter au bord de la Mauldre pour y cueillir des iris. 
  - C’est pour orner notre chapelle, dit-elle. 
  - Madame, hâtez-vous, lui répondit la servante, vous aurez des remontrances. 
  Marie rentra au manoir, monta droit dans sa chambre et, arrivée là, sentit le sol lui fuir sous les pieds. Dame Eliabel se tenait au milieu de la pièce et mesurait un surcot décousu au niveau de la taille. Marie vit toute sa garde-robe, peu fournie et dont elle avait élargi chaque pièce de la même manière, étalée sur le lit. 
  _ D’où viens-tu pour être si tardive ? demanda dame Eliabel froidement. 
  Marie ne dit pas un mot, et laissa choir les iris qu’elle avait encore à la main. 
  - Je n’ai pas besoin que tu parles pour le savoir, reprit dame Eliabel. Déshabille-toi.  
  - Ma mère !… fit Marie d’une voix étranglée. 
  - Dévêts-toi, je te le commande. 
  - Jamais, répliqua Marie. 
  Une gifle sonore répondit à son refus. 
  - Et maintenant, vas-tu te soumettre ? Vas-tu avouer ton péché ? 
  - Je n’ai point péché ! répondit Marie avec violence. 
  - Et ce nouvel embonpoint ? Où l’as-tu pris ? cria dame Eliabel en montrant les vêtements. 
  Sa colère croissait d’avoir en face d’elle, non plus une enfant docile à la volonté maternelle, mais soudainement une femme qui lui tenait tête. 
  - Eh bien, oui, je vais être mère ; eh bien, oui, c’est Guccio ! disait Marie, et je n’ai pas à en rougir, car je n’ai point péché. Guccio est mon époux. 
  Dame Eliabel n’accorda aucune foi au récit du mariage de minuit. L’eût-elle admis pour véridique que cela, d’ailleurs, n’eût rien changé. Marie avait agi contre la volonté familiale, contre l’autorité paternelle exercée, au nom du père mort, par la mère et le fils aîné. Une fille n’avait pas le droit de disposer de soi. Et puis, ce moine italien pouvait aussi bien être un faux moine. Non, décidément, dame Eliabel ne croyait pas à la mauvaise fable de ce prétendu mariage. 
  - À ma mort, vous entendez, ma mère, à ma mort je ne confesserai rien d’autre ! répétait Marie. 
  La tempête dura une grande heure ; enfin dame Eliabel enferma sa fille à double tour. 
  - Au couvent ! C’est au couvent des filles repenties que tu vas aller, lui lança-t-elle à travers la porte. 
  Et Marie s’écroula en sanglots parmi ses robes éparses. Dame Eliabel dut attendre jusqu’au soir, pour mettre ses fils au courant, qu’ils fussent rentrés des champs. Le conseil de famille fut bref. La colère saisit les deux garçons, et Pierre, le cadet, se sentant presque fautif d’avoir jusque-là soutenu Guccio, se montra le plus exalté et le plus porté aux solutions de vengeance. On avait déshonoré leur sœur, on les avait abominablement trahis sous leur propre toit ! Un Lombard ! Un usurier ! Ils allaient le clouer par le ventre à la porte de son comptoir. Ils s’armèrent de leurs épieux de chasse, ressanglèrent leurs chevaux et coururent à Neauphle. Or, ce soir-là, Guccio, trop agité pour trouver le sommeil, marchait à travers le jardin. La nuit était constellée d’étoiles, imprégnée de parfums ; le printemps d’Ile-de-France à son apogée chargeait l’air d’une fraîche saveur de sève et de rosée. 
  Dans le silence de la campagne, Guccio entendait avec plaisir ses semelles crisser… un pas fort, un pas faible… sur les graviers, et sa poitrine n’était pas assez large pour contenir sa joie. « Et dire qu’il y a six mois, pensait-il, je gisais sur ce mauvais lit d’hôtel-Dieu… Comme vivre est bon ! » Il rêvait. Alors que son destin était déjà joué, il rêvait à son bonheur futur. Il voyait déjà croître autour de lui une progéniture nombreuse, née d’un merveilleux amour, et qui mêlerait dans ses veines le libre sang siennois au noble sang de France. Il allait être le grand Baglioni, chef d’une puissante dynastie. Il songeait à franciser son nom, à devenir Balion de Neauphle ; le roi lui conférerait bien une seigneurie, et le fils que portait Marie, car il n’était pas douteux que ce fût un garçon, serait un jour armé chevalier. 
  Il ne sortit de ses songes qu’en entendant une galopade crépiter sur les pavés de Neauphle, et puis s’arrêter devant le comptoir ; le heurtoir de la porte résonna avec violence. 
  - Où est-il ce coquin, ce pendard, ce Juif ? cria une voix que Guccio reconnut aussitôt pour celle de Pierre de Cressay. 
  Et comme on n’ouvrait pas assez vite, des manches d’épieux se mirent à cogner sur le battant de chêne. Guccio porta la main à sa ceinture. Il n’avait pas sa dague sur lui. Le pas de Ricardo, pesant, descendait l’escalier. 
  _ Voilà, voilà ! J’arrive ! disait le premier commis d’une voix d’homme mécontent d’être tiré de son sommeil. 
  Puis il y eut un bruit de verrous tirés, de barres qu’on glissait et, aussitôt après, les éclats d’une discussion furieuse dont Guccio ne saisit que des bribes. 
  - Où est ton maître ? Nous voulons le voir sur-le-champ !
   Guccio ne percevait pas les réponses de Ricardo, mais la voix des frères Cressay reprenait, plus forte : 
  - Il a déshonoré notre sœur, ce chien, cet usurier ! Nous ne partirons point que nous n’ayons sa peau ! 
  La discussion se termina par un grand cri. Ricardo venait certainement d’être frappé. 
  - Fais-nous de la lumière, ordonnait Jean de Cressay. 
  Et Guccio saisit encore la voix de Pierre qui lançait à travers la maison : 
  - Guccio ! Où te caches-tu ? Tu n’as donc de courage que devant les filles ? Ose donc apparaître, lâche puant ! 
  Des volets s’étaient entrouverts aux fenêtres de la place. Les villageois écoutaient, chuchotaient, ricanaient, mais nul d’entre eux ne se montra. Un scandale est toujours divertissant ; et le tour joué à leurs petits seigneurs, à ces deux garçons qui les traitaient de si haut et les requéraient sans cesse pour des corvées, leur procurait un certain plaisir. À choisir, ils préféraient le Lombard, sans aller toutefois jusqu’à risquer la bastonnade pour lui.          
  Guccio ne manquait pas de bravoure ; mais il lui restait un grain de cervelle. Il eût tiré peu de profit, n’ayant pas même un stylet au côté, d’affronter deux furieux en armes. Tandis que les frères Cressay fouillaient la maison, et passaient leur colère sur les meubles, Guccio courut à l’écurie. La nuit lui porta encore la voix de Ricardo qui gémissait : 
  - Mes livres ! Mes livres ! 
  Guccio pensa : « Tant pis ; ils ne parviendront pas à faire sauter les coffres. » La lune donnait assez de clarté pour lui permettre de passer en hâte une bride à son cheval ; il le sella à l’aveuglette, empoigna la crinière pour s’aider à monter, et s’échappa par la porte du jardin. 
  Ce fut ainsi qu’il quitta sa banque. Les frères Cressay, entendant son galop, se précipitèrent aux fenêtres de la maison. 
  - Il fuit, le couard, il fuit ! Il prend le chemin de Paris. Holà ! Manants, sus à lui ; qu’on lui coupe la route ! 
  Personne, évidemment, ne bougea. Les deux frères alors surgirent du comptoir et se lancèrent à la poursuite de Guccio. Mais la monture du jeune Lombard, un coursier de belle race, sortait fraîche de sa stalle. Les chevaux des Cressay étaient de pauvres bidets de campagne, qui avaient déjà fait leur journée. Vers Rennemoulins, l’un d’eux se mit à boiter si bas qu’il fallut l’abandonner ; et les deux frères durent monter sur le même cheval qui, de surcroît, étant cornard, produisait avec les naseaux un bruit de râpe à bois. Si bien que Guccio eut le temps de gagner une large avance. 
  Il arriva rue des Lombards à l’aurore, et sortit son oncle du lit. 
   - Le moine ? Où est le moine ? lui demanda-t-il. 
  - Quel moine, mon garçon, que t’arrive-t-il ? Tu veux entrer dans les ordres, maintenant ? 
  - Mais non, oncle Spinello, ne vous moquez point. Il me faut retrouver le moine qui a prononcé mon mariage. On me poursuit et je suis en péril de la vie !  
  Il conta d’une traite son histoire ; il lui était indispensable d’obtenir le témoignage du moine. Spinello Tolomei l’écoutait, un œil ouvert, l’autre fermé. Il bâilla à deux reprises, ce qui irrita Guccio. 
  - Ne t’agite pas tant. Le moine est mort, dit enfin Tolomei. 
  - Mort ?… fit Guccio. 
  - Eh oui ! La sottise de te marier t’aura au moins évité la sottise de mourir ; car si tu étais allé, comme Monseigneur Robert le voulait, porter son message aux alliés d’Artois, tu n’aurais sans doute plus à t’inquiéter pour les petits-neveux que tu me donnes sans que je t’y aie encouragé. Fra Vicenzo a été occis du côté de Saint-Pol par les gens de Thierry d’Hirson. Il avait sur lui cent livres à moi. Ah ! Monseigneur Robert me coûte cher ! 
  Tolomei sonna son valet pour qu’il lui apportât un bassin d’eau tiède et ses vêtements. 
  - Mais comment vais-je faire, oncle Spinello ? Comment prouver que je suis vraiment l’époux de Marie ? 
  - Ce n’est pas là le plus important, dit Tolomei. Quand bien même ton nom et celui de ta donzelle seraient proprement écrits sur un registre, cela ne changerait rien. Tu n’en aurais pas moins épousé une fille noble sans le consentement des siens. Les gaillards qui te poursuivent peuvent bien te tirer le sang du corps, ils n’ont rien à risquer. Ils sont nobles, et ces gens-là peuvent massacrer impunément. Ils auront au plus à payer l’amende due pour la vie d’un Lombard, et qui n’est pas très élevée. Il est possible même qu’on les complimente. 
  - Eh bien ! Je me suis mis dans de beaux linceuls. 
  - Tu peux le dire, fit Tolomei en plongeant son visage dans l’eau. 
  Il s’ébroua une minute, se sécha avec une toile. 
  - Allons, ce n’est pas encore aujourd’hui que j’aurai le temps de me faire raser. Ah ! J’ai été aussi sot que toi… 
  Il était visiblement soucieux. 
  - Ce qu’il faut d’abord, c’est te mettre à couvert, reprit-il. Tu ne peux te cacher chez aucun Lombard. Si tes poursuivants ont ameuté un village, ils vont aussi bien requérir le prévôt de Paris, et ne te trouvant pas ici, envoyer le guet fouiller chez tous les nôtres. Je vais avoir bon visage, devant les autres compagnies… Laisse-moi penser… Ah si ! Il y a ton ami Boccace, le voyageur des Bardi. 
  - Mais mon oncle, il est Lombard autant que nous, et en outre, il est hors de France pour le moment. 
  - Oui, mais il plaît à une dame qui est bourgeoise de Paris et dont il a eu un enfant sans mariage. Elle est gentille personne, je le sais ; et elle, au moins, elle comprendra ton affaire. Tu vas aller lui demander gîte… Et puis, moi, je me charge de recevoir tes mignons beaux-frères quand ils se présenteront… à moins qu’ils ne se chargent de moi et que ce soir tu n’aies plus d’oncle. 
  - Oh ! non, vous, vous ne craignez rien. Ils sont violents, mais nobles. Ils auront le respect de votre âge. 
  - La belle armure que d’avoir les jambes faibles ! 
  - Peut-être même qu’ils se seront lassés en route et qu’ils ne viendront pas. 
  Tolomei émergea de la robe qu’il venait de passer par-dessus sa chemise de jour. 
  - Cela m’étonnerait fort, répondit-il. En tout cas, ils vont déposer plainte et nous faire procès… Il me faut alerter quelque personne haut placée qui arrête l’affaire avant qu’elle fasse trop grand scandale… Je puis m’adresser à Monseigneur de Valois ; mais il promet, promet, et ne tient jamais. Monseigneur Robert ? Autant prendre les hérauts de ville et leur faire annoncer la nouvelle par trompettes. 
  - La reine Clémence… dit Guccio. Elle m’aimait fort pendant le voyage… 
  - Je t’ai déjà répondu l’autre fois. La reine va s’adresser au roi, qui s’adressera au chancelier… qui va mettre tout le Parlement sur les dents. La belle cause que nous allons soutenir. 
  - Et pourquoi pas Bouville ? 
  - Ah ! Voilà une bonne idée, s’écria Tolomei, la première que tu aies eue depuis des mois. Oui, Bouville ne brille pas par l’esprit, mais il a gardé du crédit d’avoir été le chambellan du roi Philippe. Il n’est pas compromis dans les intrigues et fait figure d’honnête homme… 
  - Et puis, il m’aime fort, dit Guccio. 
  - Oui, nous savons ! Décidément, tout le monde t’aime. Ah ! qu’un peu moins d’amour nous servirait bien ! Allez, va te cacher chez cette dame de ton ami Boccace et… de grâce ! qu’elle n’aille pas se mettre à t’aimer, elle aussi ! Moi, je vais courir à Vincennes pour parler à Bouville. Tu vois ; Bouville est probablement le seul homme qui ne me doive rien, et c’est justement à lui qu’il me faut demander quelque chose.
Demain 3ème partie le deuil était à Vincennes