mercredi 23 janvier 2019

Les poisons de la couronne - 3ème partie - ch 8 En l'absence du roi


VIII
EN L’ABSENCE DU ROI
  Le roi se trouvait à la chasse au faucon, un des derniers jours de mai, lorsqu’on vint annoncer à la reine Clémence la comtesse de Poitiers. Les deux belles-sœurs se voyaient assez souvent, et Jeanne ne manquait jamais de témoigner à Clémence la reconnaissance qu’elle lui devait pour avoir obtenu sa grâce. Clémence, de son côté, se sentait liée à la comtesse de Poitiers par cette tendresse que l’on ressent si volontiers envers les gens auxquels on a fait du bien. Si la reine avait éprouvé un peu de jalousie, ou plus exactement le sentiment d’une injustice du destin, lorsqu’elle avait appris que Jeanne était enceinte, ce mouvement d’âme s’était vite dissipé quand elle-même s’était trouvée dans un semblable état. Mieux encore, leur grossesse paraissait avoir rapproché les deux belles-sœurs. Elles s’entretenaient longuement de leur santé, du régime qu’elles observaient, des soins à prendre, et Jeanne qui, avant sa réclusion, avait donné le jour à trois filles, faisait profiter Clémence de son expérience. On admirait l’élégance avec laquelle, à sept mois passés, Madame de Poitiers portait son fardeau. Elle entra chez la reine la tête haute, le pied sûr, le visage frais, harmonieuse en son allure comme elle l’était toujours ; sa robe s’épanouissait autour d’elle. La reine se leva pour l’accueillir, mais le sourire qu’elle avait aux lèvres s’effaça lorsqu’elle s’aperçut que Jeanne de Poitiers n’était pas seule ; à sa suite marchait la comtesse d’Artois. 
  - Madame ma sœur, dit Jeanne, je voulais vous demander de montrer à ma mère ces tapis de beau tissu dont vous avez tendu et partagé nouvellement votre chambre. 
  - En effet, dit Mahaut, ma fille me les a tant vantés que j’ai conçu l’envie de les admirer à mon tour. Vous savez que je suis assez connaisseuse en ce genre d’ouvrage. 
  Clémence était perplexe. Il lui déplaisait d’enfreindre les décisions de son époux qui avait défendu à Mahaut d’Artois de reparaître à la cour ; mais d’autre part il lui semblait peu habile de renvoyer la redoutable comtesse, maintenant qu’elle était arrivée jusque-là, en se faisant un bouclier du ventre de sa fille. « Sa visite doit avoir quelque sérieux motif, pensa Clémence. Peut-être est-elle venue à composition et cherche-t-elle moyen de rentrer en grâce sans trop de peine pour son orgueil. Voir mes tapis n’est sûrement qu’une occasion. » 
  Elle feignit donc de croire au prétexte et conduisit les deux visiteuses dans sa chambre dont l’aménagement venait d’être transformé. Les tapisseries servaient non seulement à décorer les murs, mais étaient également pendues depuis le plafond de manière à cloisonner la vaste pièce en petites chambres plus intimes, plus aisées à chauffer, et qui permettaient mieux aux souverains de s’isoler de leur entourage. C’était un peu comme si des princes nomades avaient dressé leurs tentes à l’intérieur de l’édifice. La suite de tapisseries que possédait Clémence représentait des scènes de chasse en des paysages exotiques où une quantité de lions, tigres et autres animaux sauvages bondissaient, couraient sous des orangers, et où des oiseaux aux plumages étranges s’ébattaient parmi les fleurs. Les chasseurs et leurs armes n’apparaissaient que dans le fond des tableaux, à demi cachés par le feuillage, comme si l’artiste avait eu honte de montrer l’homme en ses instincts de carnage. 
  - Ah ! les belles choses, s’écria Mahaut, et comme on a plaisir à voir drap de haute lisse si bien ouvré.      
  Elle s’approcha, palpa le tissu, le caressa. 
  - Regardez, Jeanne, reprit-elle, comme le grain est uni et moelleux, et voyez le joli contraste entre ce fond ramagé, ces fleurettes piquées d’indigo, et le beau rouge de kermès dont sont faites les plumes de ces papegais. C’est grand art, vraiment, dans le maniement des laines !  
  Clémence l’observait avec un peu d’étonnement. Les yeux gris de la comtesse Mahaut brillaient de joie ; sa main se faisait douce. La tête un peu penchée, elle s’attardait à contempler la délicatesse des contours, l’opposition des teintes. Cette étrange femme, solide comme un guerrier, rusée comme un chanoine, indomptable en ses appétits comme en ses haines, s’abandonnait, soudain désarmée, à l’enchantement d’un tapis de haute lisse. Et, de fait, elle était certainement, à travers tout le royaume, le meilleur expert qu’on pût trouver. 
  - C’est bon choix que celui-là, ma cousine, reprit-elle, et je vous en complimente. Cette étoffe donnerait à la plus laide muraille un air de fête. C’est la manière d’Arras, et pourtant les laines chantent avec plus d’ardeur sur la trame. Les gens sont bien habiles qui vous ont ouvré cela. 
  - Ce sont des haute-lissiers qui travaillent dans mon pays, expliqua Clémence ; mais je dois vous confesser qu’ils viennent du vôtre, les maîtres d’œuvre tout au moins. Ma grand-mère, qui m’a fait envoyer ces tapis à images pour remplacer mes cadeaux gâchés en mer, m’a envoyé aussi les lissiers. Je les ai installés près d’ici, pour un temps, où ils vont continuer de tisser pour moi et pour la cour. Et s’il vous plaît de les employer, ou bien s’il plaît à Jeanne, vous pouvez bien en disposer. Vous leur commandez le dessin de votre choix, et ils font avec leurs doigts et leurs broches l’image telle que vous la voyez.
    - Eh bien ! c’est chose dite, ma cousine, j’accepte de bon cœur, déclara Mahaut. J’ai grand désir d’orner un peu ma demeure, où je m’ennuie… et puisque messire de Conflans gouverne mes lissiers d’Arras, le roi me pardonnera bien de placer un peu vos lissiers de Naples sous ma main. 
  Clémence accueillit la pointe comme elle avait été dite, avec un demi-sourire. Entre elle et la comtesse d’Artois venait de se glisser cette complicité que fait naître un goût partagé pour le luxe et les œuvres de l’art humain. Tandis que la reine continuait à montrer à Jeanne les tapisseries des murs, Mahaut se dirigea vers celles qui isolaient le lit royal, auprès duquel elle avait vu une coupe pleine de dragées. 
  - Le roi s’est-il entouré, lui aussi, de tapis à images ? demanda-t-elle à Clémence. 
  - Non, Louis n’a pas encore de tentures dans sa chambre. Il faut dire qu’il y dort bien peu. -
  - Cela prouve qu’il goûte fort votre compagnie, ma cousine, répliqua Mahaut d’un ton gaillard. D’ailleurs, quel homme n’apprécierait pas créature si bellement faite ! 
  - J’avais craint, reprit Clémence avec l’impudeur tranquille des âmes pures, que Louis n’allât s’écarter de moi parce que j’étais grosse. Eh bien ! nullement. Et nous dormons fort chrétiennement ! 
  - J’en suis aise, vraiment bien aise, dit Mahaut. Il continue de dormir avec vous ! Le bon époux que vous avez là. Le mien, que Dieu garde, n’en faisait pas autant. 
  Elle était arrivée à côté de la table de chevet. 
  - Puis-je… ma cousine ? demanda-t-elle en désignant la coupe. Savez-vous que vous m’avez donné le goût des dragées ? 
  En dépit des maux de dents dont elle souffrait toujours, elle prit une dragée et la croqua stoïquement. 
  - Oh ! celle-ci était faite d’une amande amère, j’en prends une autre. 
  Tournant le dos à la reine et à Jeanne de Poitiers, qui se tenaient à moins de cinq pas, Mahaut sortit de son aumônière une dragée fabriquée chez elle et la glissa dans la coupe. « Rien ne ressemble à une dragée comme une autre dragée, se dit-elle, et s’il trouve celle-ci un peu âcre à la langue, il pensera que c’est l’amertume de l’amande. » 
  Elle revint vers les deux femmes. 
  - Allons, Jeanne, reprit-elle, dites maintenant à Madame votre belle-sœur ce que vous avez sur le cœur, et que vous vouliez tant lui faire savoir. 
  - En vérité, ma sœur, dit Jeanne un peu hésitante, je voulais vous confier ma peine. 
  « Nous y sommes donc, pensa Clémence, je vais savoir pourquoi elles sont venues. » 
  - Voici que mon époux est fort loin, continua Jeanne, et cette absence m’inquiète l’âme. Ne pourriez-vous obtenir du roi que Philippe revînt pour le moment de mes couches ? C’est un temps où l’on n’aime guère savoir son mari éloigné. C’est faiblesse, peut-être ; mais on se sent comme protégée, et l’on craint moins les douleurs si le père est proche. Vous connaîtrez bientôt ce sentiment, ma sœur. 
  Mahaut s’était gardée de mettre Jeanne dans la confidence de son entreprise, mais elle se servait de sa fille pour en réaliser les préparatifs. « Si le coup réussit, avait-elle imaginé, il conviendrait que Philippe fût à Paris au plus tôt afin d’y saisir la régence. » 
  La requête de Jeanne était des mieux faites pour émouvoir Clémence. Celle-ci, qui avait craint qu’on ne lui parlât de l’Artois, se sentit presque soulagée dès lors qu’il ne s’agissait que d’un appel à sa bonté. Elle promit de s’employer à ce que le souhait de Jeanne fût exaucé. Jeanne lui baisa les mains, et Mahaut l’imita en s’écriant : 
  - Ah ! que vous êtes bonne dame ! Je disais bien à Jeanne qu’il n’y avait de recours qu’auprès de vous !    
  En sortant de Vincennes pour regagner Conflans, Mahaut pensait : « Voilà qui est fait… Maintenant, il nous faut attendre. Quand la mangera-t-il ? Ce soir peut-être, ou bien dans trois jours. À moins que Clémence… Elle n’est point friande de sucre ; mais pourvu qu’elle n’aille pas, par une envie de femme grosse, croquer justement celle-là ! Bah ! Ce serait tout de même atteindre Louis, en lui ôtant du coup sa femme et son enfant… Il se peut aussi que le valet de la chambre renouvelle les dragées avant qu’elles soient épuisées. Alors le travail serait à refaire… » -
   - Vous êtes bien silencieuse, ma mère, s’étonna Jeanne. Cette entrevue s’est fort aimablement passée. En avez-vous quelque déplaisir ? 
  - Nullement, ma fille, nullement, répondit Mahaut. C’est une utile démarche que nous avons accomplie là.
Demain 3ème partie ch 9 Le moine est mort

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