lundi 14 janvier 2019

Les poisons de la couronne - 2ème partie - ch 5 - La fourchette et le prie dieu

Après plus d’un mois d’absence, pour les meilleures 

raisons du monde, ‘’Les poisons de la couronne’’ 3ème tome 

des ''Rois maudits sont de retour. Pour ceux qui 

prennent le train en marche et qui voudraient savoir

où on en est exactement, dans la colonne de droite

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couronne’’...



V
LA FOURCHETTE ET LE PRIE-DIEU
  Le menton levé, le sourire aux lèvres, et vêtu d’une robe doublée de fourrure par-dessus sa chemise de nuit, Louis X entra dans la chambre. Durant le souper, il avait trouvé la reine étrangement morose, distante, presque absente, ne suivant les propos échangés qu’avec retard, et répondant à peine aux paroles qu’on lui adressait ; mais il ne s’en était pas autrement inquiété. « Les femmes sont sujettes aux sautes d’humeur, se disait-il, et ce présent que je lui apporte saura bien lui rendre la gaieté. » Car le Hutin était de ces maris sans imagination, qui ont petite opinion des femmes et pensent que toutes choses s’arrangent par un cadeau. Si bien qu’il arrivait, se faisant aussi gracieux que possible, et tenant un petit écrin de forme allongée. 
  Il fut quelque peu surpris de voir Clémence agenouillée sur son prie-Dieu. D’ordinaire, elle avait achevé ses dévotions du soir avant qu’il entrât. Il lui fit un signe de la main qui signifiait : « Ne vous mettez pas en peine pour moi, achevez en paix…», Et il demeura à l’autre bout de la chambre, tournant l’écrin dans ses doigts. Les minutes passaient ; il alla prendre une dragée dans une coupe posée auprès du lit, et la croqua. 
  Clémence était toujours agenouillée. Louis s’approcha d’elle, et s’aperçut qu’elle ne priait pas. Elle le regardait. 
  - Voyez, ma mie, dit-il, voyez la surprise que j’ai pour vous. Oh ! Ce n’est pas un bijou, c’est plutôt une rareté, une trouvaille d’orfèvre. Voyez… 
  Il ouvrit l’écrin, en sortit un long objet brillant, à deux pointes. Clémence, sur son prie-Dieu, eut un mouvement de recul. 
  - Eh ! ma mie ! s’écria Louis en riant, n’ayez point peur, cela n’est pas fait pour blesser ! C’est une petite fourche à manger les poires. Voyez comme le travail en est habile. 
  Sur le bois du prie-Dieu il posa une fourchette à deux fourcherons d’acier fort aigus sortant d’un manche d’ivoire et d’or ciselé. La reine vraiment ne semblait pas témoigner grand intérêt pour l’objet, ni bien en apprécier la nouveauté. Louis se sentit déçu.   
  - Je l’ai commandée spécialement par Tolomei, à un orfèvre de Florence. Il paraît qu’il n’existe que cinq de ces fourchettes dans le monde, et j’ai voulu que vous en ayez une, afin de ne point tacher vos jolis doigts quand vous mangez les fruits. C’est bien un objet de dame ; jamais les hommes n’oseraient ni ne sauraient se servir d’un si précieux outil, sinon mon beau-frère d’Angleterre qui, m’a-t-on dit, en possède un et ne craint point la risée en l’utilisant à table. 
  Il pensait, par ces derniers mots, avoir fait montre d’esprit, et il attendait un sourire. Mais Clémence n’avait pas bougé du prie-Dieu et continuait de regarder son mari fixement. Jamais elle n’avait été plus belle ; ses longs cheveux dorés lui tombaient jusqu’aux reins. Louis enchaîna : 
  - Ah ! Messer Tolomei m’a justement appris que son jeune neveu, que j’avais envoyé avec Bouville pour vous quérir à Naples, se trouve guéri ; il va bientôt reprendre le chemin de Paris ; en chaque lettre il parle à son oncle de vos bontés à son endroit. 
  Il n’obtint pas de réponse. « Mais qu’a-t-elle donc ? se demanda-t-il ; elle aurait pu au moins me dire un mot de merci. » Avec toute autre personne que Clémence, il se fût déjà mis en colère ; mais il ne se résignait pas à voir son bonheur si vite terni par une scène de ménage. Il prit sur lui et fit une nouvelle tentative. 
  - Je crois bien, cette fois, que les affaires d’Artois vont être réglées, dit-il. Les choses se présentent de bonne manière. L’entrevue de Compiègne, à laquelle vous m’avez si doucement accompagné, a eu les résultats que j’attendais et je vais bientôt rendre mon arbitrage. Tout s’apaise, lorsque vous êtes auprès de moi. 
  - Louis, dit brusquement Clémence, de quelle manière est morte votre première épouse ? 
  Louis se pencha en avant, comme s’il avait reçu un coup au milieu du corps, et la contempla un moment, stupéfait. 
  - Marguerite est morte… elle est morte, répondit-il en agitant les mains… d’une fièvre de poitrine qui l’a étouffée, à ce qu’on m’a dit. 
  - Louis, pouvez-vous jurer devant Dieu… 
  Il l’interrompit, haussant le ton. 
  - Que voulez-vous que je jure ? Je n’ai rien à jurer. Où voulez-vous en venir ? Que voulez-vous savoir ? Je vous ai dit ce que je vous ai dit et je vous prie de vous en contenter ; vous n’avez rien à connaître de plus. 
  Il se mit à parcourir la chambre, les pieds en canard. À l’échancrure de sa robe de nuit, la base de son cou avait rougi ; ses gros yeux luisaient d’un inquiétant scintillement. 
  - Je ne veux pas, cria-t-il, je ne veux pas que l’on me parle d’elle ! Jamais ! Et vous moins que tout autre. Je vous interdis, Clémence, de jamais rappeler devant moi le nom de Marguerite… 
  Il fut interrompu par une quinte de toux. 
  - Pouvez-vous me jurer devant Dieu, répéta Clémence avec détermination, pouvez-vous me jurer que votre volonté ne fut pour rien dans son trépas ?   
  La colère, chez. Louis, obscurcissait vite le jugement. Au lieu de nier, simplement, et de hausser les épaules comme devant une supposition absurde et offensante, il répliqua : 
  - Et quand cela serait ? Vous seriez la dernière à avoir le droit de m’en faire reproche. Ce serait plutôt à votre grand-mère qu’il faudrait vous en prendre ! 
  - À ma grand-mère ? murmura Clémence. Quelle part ma grand-mère a-t-elle en ceci ? 
  Le Hutin sut aussitôt qu’il venait de commettre une sottise, ce qui ne fit qu’accroître sa fureur. Il était trop tard pour revenir en arrière. 
  - Assurément, c’est la faute de Madame de Hongrie ! Elle exigeait que votre mariage se fît avant l’été. Alors, j’ai souhaité… vous entendez bien, j’ai seulement souhaité… que Marguerite fût morte avant ce temps-là. Et j’ai été entendu, voilà tout. Si je n’avais pas exprimé ce souhait, vous ne seriez pas aujourd’hui reine de France. Ne faites donc point tellement l’innocente et ne venez pas me jeter blâme de ce qui vous arrange si bien et vous a mise plus haut que tout votre parentage. 
  - Jamais je n’aurais accepté, s’écria Clémence, si j’avais su que ce fût à un tel prix. C’est à cause de ce crime, Louis, que Dieu ne nous donne pas d’enfant !     
  Louis fit un demi-tour sur lui-même et s’immobilisa, ébahi. 
  - Oui, de ce crime, et des autres aussi que vous avez commis, continua la reine en se levant du prie-Dieu. Vous avez fait assassiner votre épouse. Vous avez fait pendre messire de Marigny. Vous maintenez en geôle les légistes de votre père. Vous avez fait tourmenter vos propres serviteurs. Vous avez attenté à la vie et à la liberté des créatures de Dieu. Et c’est pourquoi, maintenant, Dieu vous punit en vous empêchant d’engendrer de nouvelles créatures. 
  Louis, plein de stupeur, la regardait s’avancer. Ainsi, il existait une troisième personne pour ne pas s’émouvoir de ses emportements, briser ses fureurs et prendre le pas sur lui. Son père, Philippe le Bel, l’avait dominé par l’autorité souveraine ; son frère, le comte de Poitiers, le dominait par l’intelligence ; et voici que sa nouvelle épouse le dominait par la foi. Jamais il n’aurait pu imaginer que son justicier se présenterait à lui, dans la chambre nuptiale, et sous les apparences de cette femme si belle, dont les cheveux frémissaient pareils à une blonde comète. Le visage de Louis se fripa ; il ressembla à un enfant qui va pleurer. 
  - Et que voulez-vous que je fasse, maintenant ? demanda-t-il d’une voix aiguë. Je ne puis ressusciter les morts. Vous ne savez pas ce que c’est que d’être roi ! Rien ne s’est fait absolument par mon vouloir, et c’est moi que vous rendez coupable de tout. Que voulez-vous obtenir ? À quoi sert de me reprocher ce qui ne se peut réparer ? Séparez-vous donc de moi, retournez à Naples, si vous ne pouvez plus tolérer ma vue. Et attendez qu’il y ait un pape pour lui demander de défaire notre lien !… Ah ! ce pape ! ce pape ! ajouta-t-il en serrant les poings. Rien de cela ne serait arrivé s’il y avait eu un pape. 
  Clémence lui posa les mains sur les épaules. Elle était un peu plus grande que lui. 
  - Je ne saurais songer à me séparer de vous, dit-elle. Je suis votre épouse pour partager en tout votre condition, et vos misères comme vos joies. Ce que je veux, c’est sauver votre âme, et vous inspirer le repentir, sans lequel il n’est point de pardon. 
  Il la regarda dans les yeux, n’y vit que bonté et grand effort de compassion. Il respira mieux et l’attira contre lui. 
  - Ma mie, ma mie, vous êtes meilleure que moi, ô combien meilleure ! Je ne pourrais vivre sans vous. Je vous promets de m’amender et de bien regretter le mal que j’ai pu causer. 
  En même temps, il avait enfoui la tête au creux de l’épaule de Clémence et lui effleurait des lèvres la naissance du cou. 
  - Ah ! ma mie, continuait-il, que vous êtes bonne, que vous êtes bonne à aimer ! Je serai tel, je vous le promets, je serai tel que vous le voulez. Certes, j’ai des remords, et qui me causent souvent de grandes frayeurs ! Je n’oublie bien qu’entre vos bras. Venez, ma mie, venez que nous nous aimions. 
  Il cherchait à l’entraîner vers le lit ; mais elle demeurait immobile, et il la sentit se crisper, refuser. 
  - Non, Louis, non, dit-elle très bas. Il nous faut faire pénitence. 
  - Mais nous ferons pénitence, ma mie ; nous jeûnerons trois fois la semaine si vous le voulez. Venez, j’ai trop d’impatience de vous ! 
  Elle se dégagea, et, comme il voulait la retenir de force, une couture de la robe de nuit céda. Le bruit de la déchirure effraya Clémence qui, couvrant de la main son épaule dénudée, courut se réfugier derrière son prie-Dieu. Ce mouvement de crainte déclencha chez le Hutin un nouvel accès de colère. 
  - Mais qu’avez-vous, à la parfin, s’écria-t-il, et que faut-il donc pour vous complaire ? -
  - Je ne peux plus vous appartenir avant que d’être allée avec vous en pèlerinage. Nous irons à pied ; nous saurons ensuite si Dieu nous pardonne en nous accordant un enfant. 
  - Le meilleur pèlerinage pour obtenir un enfant, c’est ici qu’il se fait ! dit Louis en désignant le lit. 
  - Ah ! Ne vous moquez point des choses de la religion, répondit Clémence ; ce n’est pas ainsi que vous pourrez me convaincre. 
  - Votre religion est bien étrange, qui vous commande de vous refuser à votre époux. Ne vous a-t-on jamais instruite d’un devoir auquel vous ne devez pas vous dérober ? 
  - Louis, vous ne me comprenez pas ! 
  - Si, je vous comprends ! Je comprends que vous vous refusez à moi. Je comprends que je ne vous plais point, que vous en usez avec moi comme Marguerite… 
  Il avança, le regard dirigé, sembla-t-il à Clémence, vers la fourchette aux deux longues pointes acérées qui était toujours là, posée sur le rebord du prie-Dieu. Elle avança la main pour se saisir de l’objet avant qu’il ne le fît lui-même. Or, il ne remarqua même pas son geste ; il ne portait attention à rien qu’à la grande panique, au grand désespoir qui le submergeaient. 
  Louis n’était assuré de ses facultés d’homme qu’auprès d’un corps docile. Un refus lui ôtait tout moyen ; les drames de son premier mariage n’avaient pas eu d’autre origine. Si cette infirmité venait à le reprendre ? Il n’est pire peine que l’incapacité à posséder qui l’on désire le plus. Comment pouvait-il expliquer à Clémence que, pour lui, le châtiment avait précédé le crime ? Il était terrifié à l’idée que l’engrenage du refus, de l’impuissance et de la haine allait se remettre en marche. Il prononça, comme pour lui-même : 
  - Suis-je donc damné, suis-je donc maudit, de ne pouvoir être aimé de qui j’aime ? 
  Les paupières closes, et toute tremblante encore, Clémence pensait de son côté : « J’ai donc cru qu’il songeait à me tuer ? » Cédant à une vague honte autant qu’à la pitié, elle abandonna son prie-Dieu et dit : 
  - C’est bien ; je veux faire comme il vous plaît. 
  Elle alla pour éteindre les chandelles. 
 - Laissez brûler les cierges, dit le Hutin. 
  - Vraiment, Louis, vous voulez… 
  - Laissez choir vos vêtements. 
  Décidée maintenant à toute soumission, elle se dévêtit entièrement, avec le sentiment d’obéir au démon. Si Louis était damné, elle partagerait la damnation. Il entraîna vers le lit ce beau corps aux ombres modelées, sur lequel il avait de nouveau tout pouvoir. Pour remercier Clémence, il lui murmura : 
  - Je vous promets, ma mie, je vous promets de faire libérer messire de Presles, et tous les légistes de mon père. Au fond, vous voulez toujours les mêmes choses que mon frère Philippe ! 
  Clémence pensa que sa complaisance serait l’occasion de quelque bien et, qu’à défaut de pénitence, des prisonniers seraient libérés. 
  Or, cette nuit-là, un grand cri s’éleva vers le plafond de la chambre royale. Mariée depuis cinq mois, la reine Clémence venait de découvrir qu’on n’était pas reine seulement pour être malheureuse, et que les portes du mariage pouvaient s’ouvrir sur des éblouissements inconnus. Elle resta de longues minutes épuisée, haletante, émerveillée, et comme si la mer de son rivage natal l’avait déposée sur quelque plage dorée. Ce fut elle qui chercha l’épaule du roi pour s’y endormir, tandis que Louis, éperdu de reconnaissance pour ce plaisir qu’il venait de dispenser, et se sentant plus roi que le jour de son sacre, connaissait sa première nuit d’insomnie qui ne fût pas traversée par la hantise de la mort. Mais cette félicité fut, hélas, sans seconde. 
  Dès le lendemain, sans le secours d’aucun confesseur, Clémence associa indissolublement le plaisir au péché. Elle était de nature plus nerveuse qu’il n’y paraissait car, dès lors, l’approche de son époux lui causa d’intolérables douleurs, qu’elle ne parvenait pas toujours à taire, et qui parfois la rendaient incapable d’accepter l’hommage royal, non par volonté, mais par intolérance du corps. Elle s’en attristait sincèrement, s’en excusait, faisait effort, mais en vain, pour assouvir les ardeurs insistantes de Louis. 
  - Je vous assure, mon doux sire, je vous assure, lui disait-elle, qu’il nous faut aller en pèlerinage, je ne pourrai point avant. 
  - Eh bien, nous irons, ma mie, nous irons bientôt, et aussi loin qu’il vous plaira, et la corde au cou si vous le voulez ; mais laissez-moi d’abord régler les affaires d’Artois.

Demain 2ème partie ch6 L’arbitrage

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