dimanche 30 juin 2019

Le mystère de la Chambre Jaune ch; 11 - XI Où Frédéric Larsan explique comment l’assassin a pu sortir de la Chambre Jaune. 2ème partie


XI
Où Frédéric Larsan explique comment l’assassin a pu sortir de la Chambre Jaune. 2ème partie



  À ce moment la porte du laboratoire s’ouvrit et le brigadier de gendarmerie apporta une carte au juge d’instruction. M. de Marquet lut et poussa une sourde exclamation ; puis : 
  - Ah ! voilà qui est trop fort ! – Qu’est-ce ? demanda le chef de la Sûreté. 
  – La carte d’un petit reporter de L’Époque, M. Joseph Rouletabille, et ces mots : « L’un des mobiles du crime a été le vol ! » 
  Le chef de la Sûreté sourit : 
  - Ah ! Ah ! le jeune Rouletabille… j’en ai déjà entendu parler… il passe pour ingénieux… Faites-le donc entrer, monsieur le juge d’instruction.  
Et l’on fit entrer M. Joseph Rouletabille. 
  - J’avais fait sa connaissance dans le train qui nous avait amenés, ce matin-là, à Épinay-sur-Orge. Il s’était introduit, presque malgré moi, dans notre compartiment et j’aime mieux dire tout de suite que ses manières et sa désinvolture, et la prétention qu’il semblait avoir de comprendre quelque chose dans une affaire où la justice ne comprenait rien, me l’avaient fait prendre en grippe. Je n’aime point les journalistes. Ce sont des esprits brouillons et entreprenants qu’il faut fuir comme la peste. Cette sorte de gens se croit tout permis et ne respecte rien. Quand on a eu le malheur de leur accorder quoi que ce soit et de se laisser approcher par eux, on est tout de suite débordé et il n’est point d’ennuis que l’on ne doive redouter. Celui-ci paraissait une vingtaine d’années à peine, et le toupet avec lequel il avait osé nous interroger et discuter avec nous me l’avait rendu particulièrement odieux. Du reste, il avait une façon de s’exprimer qui attestait qu’il se moquait outrageusement de nous. Je sais bien que le journal L’Époque est un organe influent avec lequel il faut savoir « composer », mais encore ce journal ferait bien de ne point prendre ses rédacteurs à la mamelle. 
  M. Joseph Rouletabille entra donc dans le laboratoire, nous salua et attendit que M. de Marquet lui demandât de s’expliquer.  
  - Vous prétendez, monsieur, dit celui-ci, que vous connaissez le mobile du crime, et que ce mobile, contre toute évidence, serait le vol ? 
  – Non, monsieur le juge d’instruction, je n’ai point prétendu cela. Je ne dis pas que le mobile du crime a été le vol et je ne le crois pas. 
  – Alors, que signifie cette carte ? 
  – Elle signifie que l’un des mobiles du crime a été le vol. 
  - Qu’est-ce qui vous a renseigné ? 
  – Ceci ! si vous voulez bien m’accompagner.  
  Et le jeune homme nous pria de le suivre dans le vestibule, ce que nous fîmes. Là, il se dirigea du côté du lavatory et pria M. le juge d’instruction de se mettre à genoux à côté de lui. Ce lavatory recevait du jour par sa porte vitrée et, quand la porte était ouverte, la lumière qui y pénétrait était suffisante pour l’éclairer parfaitement. M. de Marquet et M Joseph Rouletabille s’agenouillèrent sur le seuil. Le jeune homme montrait un endroit de la dalle. 
  - Les dalles du lavatory n’ont point été lavées par le père Jacques, fit-il, depuis un certain temps ; cela se voit à la couche de poussière qui les recouvre. Or, voyez, à cet endroit, la marque de deux larges semelles et de cette cendre noire qui accompagne partout les pas de l’assassin. Cette cendre n’est point autre chose que la poussière de charbon qui couvre le sentier que l’on doit traverser pour venir directement, à travers la forêt, d’Épinay au Glandier. Vous savez qu’à cet endroit il y a un petit hameau de charbonniers et qu’on y fabrique du charbon de bois en grande quantité. Voilà ce qu’a dû faire l’assassin : il a pénétré ici l’après-midi quand il n’y eut plus personne au pavillon, et il a perpétré son vol. 
  – Mais quel vol ? Où voyez-vous le vol ? Qui vous prouve le vol ? nous écriâmes nous tous en même temps. 
  – Ce qui m’a mis sur la trace du vol, continua le journaliste… 
  – C’est ceci ! interrompit M. de Marquet, toujours à genoux. 
  – Évidemment, fit M. Rouletabille. 
  Et M. de Marquet expliqua qu’il y avait, en effet, sur la poussière des dalles, à côté de la trace des deux semelles, l’empreinte fraîche d’un lourd paquet rectangulaire, et qu’il était facile de distinguer la marque des ficelles qui l’enserraient…  -
   Mais vous êtes donc venu ici, monsieur Rouletabille ; j’avais pourtant ordonné au père Jacques de ne laisser entrer personne ; il avait la garde du pavillon.  
  – Ne grondez pas le père Jacques, je suis venu ici avec M. Robert Darzac. 
  – Ah ! vraiment…  s’exclama M. de Marquet mécontent, et jetant un regard de côté à M. Darzac, lequel restait toujours silencieux. 
  - Quand j’ai vu la trace du paquet à côté de l’empreinte des semelles, je n’ai plus douté du vol, reprit M. Rouletabille. Le voleur n’était pas venu avec un paquet… Il avait fait, ici, ce paquet, avec les objets volés sans doute, et il l’avait déposé dans ce coin, dans le dessein de l’y reprendre au moment de sa fuite ; il avait déposé aussi, à côté de son paquet, ses lourdes chaussures ; car, regardez, aucune trace de pas ne conduit à ces chaussures, et les semelles sont à côté l’une de l’autre, comme des semelles au repos et vides de leurs pieds. Ainsi comprendrait-on que l’assassin, quand il s’enfuit de la «Chambre Jaune», n’a laissé aucune trace de ses pas dans le laboratoire ni dans le vestibule. Après avoir pénétré avec ses chaussures dans la «Chambre Jaune», il les y a défaites, sans doute parce qu’elles le gênaient ou parce qu’il voulait faire le moins de bruit possible. La marque de son passage aller à travers le vestibule et le laboratoire a été effacée par le lavage subséquent du père Jacques, ce qui nous mène à faire entrer l’assassin dans le pavillon par la fenêtre ouverte du vestibule lors de la première absence du père Jacques, avant le lavage qui a eu lieu à cinq heure et demie ! 
  - L’assassin, après qu’il eut défait ses chaussures, qui, certainement le gênaient, les a portées à la main dans le lavatory et les y a déposées du seuil, car, sur la poussière du lavatory, il n’y a pas trace de pieds nus ou enfermés dans des chaussettes, ou encore dans d’autres chaussures. Il a donc déposé ses chaussures à côté de son paquet. Le vol était déjà, à ce moment, accompli. Puis l’homme retourne à la «Chambre Jaune» et s’y glisse alors sous le lit où la trace de son corps est parfaitement visible sur le plancher et même sur la natte qui a été, à cet endroit, légèrement roulée et très froissée. Des brins de paille même, fraîchement arrachés, témoignent également du passage de l’assassin sous le lit… 
  – Oui, oui, cela nous le savons… dit M. de Marquet. 
  – Ce retour sous le lit prouve que le vol, continua cet étonnant gamin de journaliste, n’était point le seul mobile de la venue de l’homme. Ne me dites point qu’il s’y serait aussitôt réfugié en apercevant, par la fenêtre du vestibule, soit le père Jacques, soit M. et Mlle Stangerson s’apprêtant à rentrer dans le pavillon. Il était beaucoup plus facile pour lui de grimper au grenier, et, caché, d’attendre une occasion de se sauver, si son dessein n’avait été que de fuir. Non ! Non ! Il fallait que l’assassin fût dans la «Chambre Jaune»… 
  Ici, le chef de la Sûreté intervint : 
  - Ça n’est pas mal du tout, cela, jeune homme ! mes félicitations… et si nous ne savons pas encore comment l’assassin est parti, nous suivons déjà, pas à pas, son entrée ici, et nous voyons ce qu’il y a fait : il a volé. Mais qu’a-t-il donc volé ? 
  – Des choses extrêmement précieuses », répondit le reporter. 
  À ce moment, nous entendîmes un cri qui partait du laboratoire. Nous nous y précipitâmes, et nous y trouvâmes M. Stangerson qui, les yeux hagards, les membres agités, nous montrait une sorte de meuble-bibliothèque qu’il venait d’ouvrir et qui nous apparut vide. Au même instant, il se laissa aller dans le grand fauteuil qui était poussé devant le bureau et gémit : 
  - Encore une fois, je suis volé…  
  Et puis une larme, une lourde larme, coula sur sa joue : 
  - Surtout, dit-il, qu’on ne dise pas un mot de ceci à ma fille… Elle serait encore plus peinée que moi… 
  Il poussa un profond soupir, et, sur le ton d’une douleur que je n’oublierai jamais : 
  - Qu’importe, après tout… pourvu qu’elle vive ! … 
  – Elle vivra ! dit, d’une voix étrangement touchante, Robert Darzac. 
  – Et nous vous retrouverons les objets volés, fit M Dax. Mais qu’y avait-il dans ce meuble ? 
  – Vingt ans de ma vie, répondit sourdement l’illustre professeur, ou plutôt de notre vie, à ma fille et à moi. Oui, nos plus précieux documents, les relations les plus secrètes sur nos expériences et sur nos travaux, depuis vingt ans, étaient enfermés là. C’était une véritable sélection parmi tant de documents dont cette pièce est pleine. C’est une perte irréparable pour nous, et, j’ose dire, pour la science. Toutes les étapes par lesquelles j’ai dû passer pour arriver à la preuve décisive de l’anéantissement de la matière, avaient été, par nous, soigneusement énoncées, étiquetées, annotées, illustrées de photographies et de dessins. Tout cela était rangé là. Le plan de trois nouveaux appareils, l’un pour étudier la déperdition, sous l’influence de la lumière ultraviolette, des corps préalablement électrisés ; l’autre qui devait rendre visible la déperdition électrique sous l’action des particules de matière dissociée contenue dans les gaz des flammes ; un troisième, très ingénieux, nouvel électroscope condensateur différentiel ; tout le recueil de nos courbes traduisant les propriétés fondamentales de la substance intermédiaire entre la matière pondérable et l’éther impondérable ; vingt ans d’expériences sur la chimie intraatomique et sur les équilibres ignorés de la matière ; un manuscrit que je voulais faire paraître sous ce titre : Les Métaux qui souffrent. Est-ce que je sais ? est-ce que je sais ? L’homme qui est venu là m’aura tout pris… Ma fille et mon œuvre… mon cœur et mon âme… 
  Et le grand Stangerson se prit à pleurer comme un enfant. Nous l’entourions en silence, émus par cette immense détresse. M. Robert Darzac, accoudé au fauteuil où le professeur était écroulé, essayait en vain de dissimuler ses larmes, ce qui faillit un instant me le rendre sympathique, malgré l’instinctive répulsion que son attitude bizarre et son émoi souvent inexpliqué m’avaient inspirée pour son énigmatique personnage. 
  M Joseph Rouletabille, seul, comme si son précieux temps et sa mission sur la terre ne lui permettaient point de s’appesantir sur la misère humaine, s’était rapproché, fort calme, du meuble vide et, le montrant au chef de la Sûreté, rompait bientôt le religieux silence dont nous honorions le désespoir du grand Stangerson. Il nous donna quelques explications, dont nous n’avions que faire, sur la façon dont il avait été amené à croire à un vol, par la découverte simultanée qu’il avait faite des traces dont j’ai parlé plus haut dans le lavatory, et de la vacuité de ce meuble précieux dans le laboratoire. Il n’avait fait, nous disait-il, que passer dans le laboratoire ; mais la première chose qui l’avait frappé avait été la forme étrange du meuble, sa solidité, sa construction en fer qui le mettait à l’abri d’un accident par la flamme, et le fait qu’un meuble comme celui-ci, destiné à conserver des objets auxquels on devait tenir par-dessus tout, avait, sur sa porte de fer, « sa clef ». « On n’a point d’ordinaire un coffre-fort pour le laisser ouvert… » Enfin, cette petite clef, à tête de cuivre, des plus compliquées, avait attiré, paraît-il, l’attention de M. Joseph Rouletabille, alors qu’elle avait endormi la nôtre. Pour nous autres, qui ne sommes point des enfants, la présence d’une clef sur un meuble éveille plutôt une idée de sécurité, mais pour M. Joseph Rouletabille, qui est évidemment un génie – comme dit José Dupuy dans Les cinq cents millions de Gladiator. « Quel génie ! Quel dentiste ! » – la présence d’une clef sur une serrure éveille l’idée du vol. Nous en sûmes bientôt la raison. Mais, auparavant que de vous la faire connaître, je dois rapporter que M. de Marquet me parut fort perplexe, ne sachant s’il devait se réjouir du pas nouveau que le petit reporter avait fait faire à l’instruction ou s’il devait se désoler de ce que ce pas n’eût pas été fait par lui. Notre profession comporte de ces déboires, mais nous n’avons point le droit d’être pusillanime et nous devons fouler aux pieds notre amour-propre quand il s’agit du bien général. Aussi M. de Marquet triompha-t-il de lui-même et trouva-t-il bon de mêler enfin ses compliments à ceux de M Dax, qui, lui, ne les ménageait pas à M. Rouletabille. Le gamin haussa les épaules, disant : « il n’y a pas de quoi ! » Je lui aurais flanqué une gifle avec satisfaction, surtout dans le moment qu’il ajouta : 
  - Vous feriez bien, monsieur, de demander à M. Stangerson qui avait la garde ordinaire de cette clef ? 
  – Ma fille, répondit M. Stangerson. Et cette clef ne la quittait jamais. 
  – Ah ! mais voilà qui change l’aspect des choses et qui ne correspond plus avec la conception de M. Rouletabille, s’écria M. de Marquet. Si cette clef ne quittait jamais Mlle Stangerson, l’assassin aurait donc attendu Mlle Stangerson cette nuit-là, dans sa chambre, pour lui voler cette clef, et le vol n’aurait eu lieu qu’après l’assassinat ! Mais, après l’assassinat, il y avait quatre personnes dans le laboratoire ! … Décidément, je n’y comprends plus rien ! … » 
  Et M. de Marquet répéta, avec une rage désespérée, qui devait être pour lui le comble de l’ivresse, car je ne sais si j’ai déjà dit qu’il n’était jamais aussi heureux que lorsqu’il ne comprenait pas : « … plus rien ! 
  – Le vol, répliqua le reporter, ne peut avoir eu lieu qu’avant l’assassinat. C’est indubitable pour la raison que vous croyez et pour d’autres raisons que je crois. Et, quand l’assassin a pénétré dans le pavillon, il était déjà en possession de la clef à tête de cuivre. 
  – Ça n’est pas possible ! fit doucement M. Stangerson. 
  – C’est si bien possible, monsieur, qu’en voici la preuve. 
  Ce diable de petit bonhomme sortit alors de sa poche un numéro de L’Époque daté du 21 octobre (je rappelle que le crime a eu lieu dans la nuit du 24 au 25), et, nous montrant une annonce, lut : « – Il a été perdu hier un réticule de satin noir dans les grands magasins de la Louve. Ce réticule contenait divers objets dont une petite clef à tête de cuivre. Il sera donné une forte récompense à la personne qui l’aura trouvée. Cette personne devra écrire, poste restante, au bureau 40, à cette adresse : M.A. T.H.S.N. » Ces lettres ne désignent-elles point, continua le reporter, Mlle Stangerson ? Cette clef à tête de cuivre n’est-elle point cette clef-ci ? … Je lis toujours les annonces. Dans mon métier, comme dans le vôtre, monsieur le juge d’instruction, il faut toujours lire les petites annonces personnelles… Ce qu’on y découvre d’intrigues ! … et de clefs d’intrigues ! Qui ne sont pas toujours à tête de cuivre, et qui n’en sont pas moins intéressantes. Cette annonce, particulièrement, par la sorte de mystère dont la femme qui avait perdu une clef, objet peu compromettant, s’entourait, m’avait frappé. Comme elle tenait à cette clef ! Comme elle promettait une forte récompense ! Et je songeai à ces six lettres : M.A.T.H.S.N. Les quatre premières m’indiquaient tout de suite un prénom. « Évidemment, faisais-je, « Math, Mathilde … » la personne qui a perdu la clef à tête de cuivre, dans un réticule, s’appelle Mathilde ! … » Mais je ne pus rien faire des deux dernières lettres. Aussi, rejetant le journal, je m’occupai d’autre chose… Lorsque, quatre jours plus tard, les journaux du soir parurent avec d’énormes manchettes annonçant l’assassinat de Mlle MATHILDE STANGERSON, ce nom de Mathilde me rappela, sans que je fisse aucun effort pour cela, machinalement, les lettres de l’annonce. Intrigué un peu, je demandai le numéro de ce jour-là à l’administration. J’avais oublié les deux dernières lettres : S N. Quand je les revis, je ne pus retenir un cri « Stangerson! … » Je sautai dans un fiacre et me précipitai au bureau 40. Je demandai : « Avez-vous une lettre avec cette adresse : M.A.T.H.S.N ! » L’employé me répondit : « Non ! » Et comme j’insistais, le priant, le suppliant de chercher encore, il me dit : 
  - Ah ! çà, monsieur, c’est une plaisanterie ! … Oui, j’ai eu une lettre aux initiales M.A.T.H.S.N. ; mais je l’ai donnée, il y a trois jours, à une dame qui me l’a réclamée. Vous venez aujourd’hui me réclamer cette lettre à votre tour. Or, avant-hier, un monsieur, avec la même insistance désobligeante, me la demandait encore ! … J’en ai assez de cette fumisterie… » 
  Je voulus questionner l’employé sur les deux personnages qui avaient déjà réclamé la lettre, mais, soit qu’il voulût se retrancher derrière le secret professionnel – il estimait, sans doute, à part lui, en avoir déjà trop dit – soit qu’il fût vraiment excédé d’une plaisanterie possible, il ne me répondit plus…      
  Rouletabille se tut. Nous nous taisions tous. Chacun tirait les conclusions qu’il pouvait de cette bizarre histoire de lettre poste restante. De fait, il semblait maintenant qu’on tenait un fil solide par lequel on allait pouvoir suivre cette affaire « insaisissable ». M. Stangerson dit : 
  - Il est donc à peu près certain que ma fille aura perdu cette clef, qu’elle n’a point voulu m’en parler pour m’éviter toute inquiétude et qu’elle aura prié celui ou celle qui aurait pu l’avoir trouvée d’écrire poste restante. Elle craignait évidemment que, donnant notre adresse, ce fait occasionnât des démarches qui m’auraient appris la perte de la clef. C’est très logique et très naturel. Car j’ai déjà été volé, monsieur !  
  – Où cela ? Et quand ? demanda le directeur de la Sûreté. 
  – Oh ! Il y a de nombreuses années, en Amérique, à Philadelphie. On m’a volé dans mon laboratoire le secret de deux inventions qui eussent pu faire la fortune d’un peuple… Non seulement je n’ai jamais su qui était le voleur, mais je n’ai jamais entendu parler de l’objet du « vol » sans doute parce que, pour déjouer les calculs de celui qui m’avait ainsi pillé, j’ai lancé moi-même dans le domaine public ces deux inventions, rendant inutile le larcin. C’est depuis cette époque que je suis très soupçonneux, que je m’enferme hermétiquement quand je travaille. Tous les barreaux de ces fenêtres, l’isolement de ce pavillon, ce meuble que j’ai fait construire moi-même, cette serrure spéciale, cette clef unique, tout cela est le résultat de mes craintes inspirées par une triste expérience.  M. Dax déclara : 
  -  Très intéressant !  
  Et M. Joseph Rouletabille demanda des nouvelles du réticule. Ni M. Stangerson, ni le père Jacques n’avaient, depuis quelques jours, vu le réticule de Mlle Stangerson. Nous devions apprendre, quelques heures plus tard, de la bouche même de Mlle Stangerson, que ce réticule lui avait été volé ou qu’elle l’avait perdu, et que les choses s’étaient passées de la sorte que nous les avaient expliquées son père ; qu’elle était allée, le 23 octobre, au bureau de poste 40, et qu’on lui avait remis une lettre qui n’était, affirma-t-elle, que celle d’un mauvais plaisant. Elle l’avait immédiatement brûlée. Pour en revenir à notre interrogatoire, ou plutôt à notre « conversation », je dois signaler que le chef de la Sûreté, ayant demandé à M. Stangerson dans quelles conditions sa fille était allée à Paris le 20 octobre, jour de la perte du réticule, nous apprîmes ainsi qu’elle s’était rendue dans la capitale,  accompagnée de M. Robert Darzac, que l’on n’avait pas revu au château depuis cet instant jusqu’au lendemain du crime . 
  Le fait que M. Robert Darzac était aux côtés de Mlle Stangerson, dans les grands magasins de la Louve quand le réticule avait disparu, ne pouvait passer inaperçu et retint, il faut le dire, assez fortement notre attention. Cette conversation entre magistrats, prévenus, victime, témoins et journaliste allait prendre fin quand se produisit un véritable coup de théâtre ; ce qui n’est jamais pour déplaire à M. de Marquet. 
  Le brigadier de gendarmerie vint nous annoncer que Frédéric Larsan demandait à être introduit, ce qui lui fut immédiatement accordé. Il tenait à la main une grossière paire de chaussures vaseuses qu’il jeta dans le laboratoire. 
  - Voilà, dit-il, les souliers que chaussait l’assassin ! Les reconnaissez-vous, père Jacques ? 
  Le père Jacques se pencha sur ce cuir infect et, tout stupéfait, reconnut de vieilles chaussures à lui qu’il avait jetées il y avait déjà un certain temps au rebut, dans un coin du grenier ; il était tellement troublé qu’il dut se moucher pour dissimuler son émotion. Alors, montrant le mouchoir dont se servait le père Jacques, Frédéric Larsan dit : 
  - Voilà un mouchoir qui ressemble étonnamment à celui qu’on a trouvé dans la «Chambre Jaune». 
  – Ah ! je l’sais ben, fit le père Jacques en tremblant ; ils sont quasiment pareils. 
  – Enfin, continua Frédéric Larsan, le vieux béret basque trouvé également dans la «Chambre Jaune» aurait pu autrefois coiffer le chef du père Jacques. Tout ceci, monsieur le chef de la Sûreté et monsieur le juge d’instruction, prouve, selon moi – remettez-vous, bonhomme ! fit-il au père Jacques qui défaillait – tout ceci prouve, selon moi, que l’assassin a voulu déguiser sa véritable personnalité. Il l’a fait d’une façon assez grossière ou du moins qui nous apparaît telle, parce que nous sommes sûrs que l’assassin n’est pas le père Jacques, qui n’a pas quitté M. Stangerson. Mais imaginez que M. Stangerson, ce soir-là, n’ait pas prolongé sa veille ; qu’après avoir quitté sa fille il ait regagné le château ; que Mlle Stangerson ait été assassinée alors qu’il n’y avait plus personne dans le laboratoire et que le père Jacques dormait dans son grenier : il n’aurait fait de doute pour personne que le père Jacques était l’assassin ! Celui-ci ne doit son salut qu’à ce que le drame a éclaté trop tôt, l’assassin ayant cru, sans doute, à cause du silence qui régnait à côté, que le laboratoire était vide et que le moment d’agir était venu. L’homme qui a pu s’introduire si mystérieusement ici et prendre de telles précautions contre le père Jacques était, à n’en pas douter, un familier de la maison. À quelle heure exactement s’est-il introduit ici ? Dans l’après-midi ? Dans la soirée ? Je ne saurais dire… Un être aussi familier des choses et des gens de ce pavillon a dû pénétrer dans la «Chambre Jaune», à son heure. 
  – Il n’a pu cependant y entrer quand il y avait du monde dans le laboratoire ? s’écria M. de Marquet. 
  – Qu’en savons-nous, je vous prie ! répliqua Larsan… Il y a eu le dîner dans le laboratoire, le va-et-vient du service… il y a eu une expérience de chimie qui a pu tenir, entre dix et onze heures, M. Stangerson, sa fille et le père Jacques autour des fourneaux… dans ce coin de la haute cheminée… Qui me dit que l’assassin… un familier ! un familier ! … n’a pas profité de ce moment pour se glisser dans la «Chambre Jaune», après avoir, dans le lavatory, retiré ses souliers ? 
  – C’est bien improbable ! fit M. Stangerson. 
  – Sans doute, mais ce n’est pas impossible… Aussi je n’affirme rien. Quant à sa sortie, c’est autre chose ! Comment a-til pu s’enfuir ? Le plus naturellement du monde ! 
  - Un instant, Frédéric Larsan se tut. Cet instant nous parut bien long. Nous attendions qu’il parlât avec une fièvre bien compréhensible. 
  - Je ne suis pas entré dans la «Chambre Jaune», reprit Frédéric Larsan, mais j’imagine que vous avez acquis la preuve qu’on ne pouvait en sortir que par la porte. C’est par la porte que l’assassin est sorti. Or, puisqu’il est impossible qu’il en soit autrement, c’est que cela est ! Il a commis le crime et il est sorti par la porte ! À quel moment ! Au moment où cela lui a été le plus facile, au moment où cela devient le plus explicable, tellement explicable qu’il ne saurait y avoir d’autre explication. Examinons donc les « moments » qui ont suivi le crime. Il y a le premier moment, pendant lequel se trouvent, devant la porte, prêts à lui barrer le chemin, M. Stangerson et le père Jacques. Il y a le second moment, pendant lequel, le père Jacques étant un instant absent, M. Stangerson se trouve tout seul devant la porte. Il y a le troisième moment, pendant lequel M. Stangerson est rejoint par le concierge. Il y a le quatrième moment, pendant lequel se trouvent devant la porte M. Stangerson, le concierge, sa femme et le père Jacques. Il y a le cinquième moment, pendant lequel la porte est défoncée et la «Chambre Jaune» envahie. Le moment où la fuite est le plus explicable est le moment même où il y a le moins de personnes devant la porte. Il y a un moment où il n’y en a plus qu’une : c’est celui où M. Stangerson reste seul devant la porte. À moins d’admettre la complicité de silence du père Jacques, et je n’y crois pas, car le père Jacques ne serait pas sorti du pavillon pour aller examiner la fenêtre de la «Chambre Jaune», s’il avait vu s’ouvrir la porte et sortir l’assassin. La porte ne s’est donc ouverte que devant M. Stangerson seul, et l’homme est sorti. Ici, nous devons admettre que M. Stangerson avait de puissantes raisons pour ne pas arrêter ou pour ne pas faire arrêter l’assassin, puisqu’il l’a laissé gagner la fenêtre du vestibule et qu’il a refermé cette fenêtre derrière lui ! … Ceci fait, comme le père Jacques allait rentrer et qu’il fallait qu’il retrouvât les choses en l’état, Mlle Stangerson, horriblement blessée, a trouvé encore la force, sans doute sur les objurgations de son père, de refermer à nouveau la porte de la «Chambre Jaune» à clef et au verrou avant de s’écrouler, mourante, sur le plancher… Nous ne savons qui a commis le crime ; nous ne savons de quel misérable M. et Mlle Stangerson sont les victimes ; mais il n’y a point de doute qu’ils le savent, eux ! Ce secret doit être terrible pour que le père n’ait pas hésité à laisser sa fille agonisante derrière cette porte qu’elle refermait sur elle, terrible pour qu’il ait laissé échapper l’assassin… Mais il n’y a point d’autre façon au monde d’expliquer la fuite de l’assassin de la «Chambre Jaune ! » 
  Le silence qui suivit cette explication dramatique et lumineuse avait quelque chose d’affreux. Nous souffrions tous pour l’illustre professeur, acculé ainsi par l’impitoyable logique de Frédéric Larsan à nous avouer la vérité de son martyre ou à se taire, aveu plus terrible encore. Nous le vîmes se lever, cet homme, véritable statue de la douleur, et étendre la main d’un geste si solennel que nous en courbâmes la tête comme à l’aspect d’une chose sacrée. Il prononça alors ces paroles d’une voix éclatante qui sembla épuiser toutes ses forces : 
  - Je jure, sur la tête de ma fille à l’agonie, que je n’ai point quitté cette porte, de l’instant où j’ai entendu l’appel désespéré de mon enfant, que cette porte ne s’est point ouverte pendant que j’étais seul dans mon laboratoire, et qu’enfin, quand nous pénétrâmes dans la «Chambre Jaune», mes trois domestiques et moi, l’assassin n’y était plus ! Je jure que je ne connais pas l’assassin !  
  Faut-il que je dise que, malgré la solennité d’un pareil serment, nous ne crûmes guère à la parole de M. Stangerson ? Frédéric Larsan venait de nous faire entrevoir la vérité : ce n’était point pour la perdre de si tôt. Comme M. de Marquet nous annonçait que la « conversation » était terminée et que nous nous apprêtions à quitter le laboratoire, le jeune reporter, ce gamin de Joseph Rouletabille, s’approcha de M. Stangerson, lui prit la main avec le plus grand respect et je l’entendis qui disait : 
  - Moi, je vous crois, monsieur ! » 
  J’arrête ici la citation que j’ai cru devoir faire de la narration de M. Maleine, greffier au tribunal de Corbeil. Je n’ai point besoin de dire au lecteur que tout ce qui venait de se passer dans le laboratoire me fut fidèlement et aussitôt rapporté par Rouletabille lui-même. 

Demain ch. 12 "La canne de Frédéric Larsan" 

samedi 29 juin 2019

Le mystère de la chambtre jaune - ch 11 - Où Frédéric Larsan explique comment l’assassin a pu sortir de la Chambre Jaune. 1ère partie


XI
Où Frédéric Larsan explique comment l’assassin a pu sortir de la Chambre Jaune. 1ère partie



  Dans la masse de papiers, documents, mémoires, extraits de journaux, pièces de justice dont je dispose relativement au « Mystère de la Chambre Jaune », se trouve un morceau des plus intéressants. C’est la narration du fameux interrogatoire des intéressés qui eut lieu, cet après-midi-là, dans le laboratoire du professeur Stangerson, devant le chef de la Sûreté. Cette narration est due à la plume de M. Maleine, le greffier, qui, tout comme le juge d’instruction, faisait, à ses moments perdus, de la littérature. Ce morceau devait faire partie d’un livre qui n’a jamais paru et qui devait s’intituler : Mes interrogatoires. Il m’a été donné par le greffier lui-même, quelque temps après le « dénouement inouï » de ce procès unique dans les fastes juridiques. Le voici. Ce n’est plus une sèche transcription de demandes et de réponses. Le greffier y relate souvent ses impressions personnelles. 
  La narration du greffier  
  Depuis une heure, raconte le greffier, le juge d’instruction et moi, nous nous trouvions dans la «Chambre Jaune», avec l’entrepreneur qui avait construit, sur les plans du professeur Stangerson, le pavillon. L’entrepreneur était venu avec un ouvrier. M. de Marquet avait fait nettoyer entièrement les murs, c’est-à-dire qu’il avait fait enlever par l’ouvrier tout le papier qui les décorait. Des coups de pioches et de pics, çà et là, nous avaient démontré l’inexistence d’une ouverture quelconque. Le plancher et le plafond avaient été longuement sondés. Nous n’avions rien découvert. Il n’y avait rien à découvrir. 
  M. de Marquet paraissait enchanté et ne cessait de répéter : 
  - Quelle affaire ! monsieur l’entrepreneur, quelle affaire ! Vous verrez que nous ne saurons jamais comment l’assassin a pu sortir de cette chambre-là !    
  Tout à coup, M. de Marquet, la figure rayonnante, parce qu’il ne comprenait pas, voulut bien se souvenir que son devoir était de chercher à comprendre, et il appela le brigadier de gendarmerie. 
  - Brigadier, fit-il, allez donc au château et priez M. Stangerson et M. Robert Darzac de venir me rejoindre dans le laboratoire, ainsi que le père Jacques, et faites-moi amener aussi, par vos hommes, les deux concierges.  
  Cinq minutes plus tard, tout ce monde fut réuni dans le laboratoire. Le chef de la Sûreté, qui venait d’arriver au Glandier, nous rejoignit aussi dans ce moment. J’étais assis au bureau de M. Stangerson, prêt au travail, quand M. de Marquet nous tint ce petit discours, aussi original qu’inattendu : 
  - Si vous le voulez, messieurs, disait-il, puisque les interrogatoires ne donnent rien, nous allons abandonner, pour une fois, le vieux système des interrogatoires. Je ne vous ferai point venir devant moi à tour de rôle ; non. Nous resterons tous ici : M. Stangerson, M. Robert Darzac, le père Jacques, les deux concierges, M. le chef de la Sûreté, M. le greffier et moi ! Et nous serons là, tous, « au même titre » ; les concierges voudront bien oublier un instant qu’ils sont arrêtés. « Nous allons causer ! » Je vous ai fait venir « pour causer ». Nous sommes sur les lieux du crime ; eh bien, de quoi causerions-nous si nous ne causions pas du crime ? Parlons-en donc ! Parlons-en ! Avec abondance, avec intelligence, ou avec stupidité. Disons tout ce qui nous passera par la tête ! Parlons sans méthode, puisque la méthode ne nous réussit point. J’adresse une fervente prière au dieu hasard, le hasard de nos conceptions ! Commençons ! … 
  Sur quoi, en passant devant moi, il me dit, à voix basse : 
  - Hein ! croyez-vous, quelle scène ! Auriez-vous imaginé ça, vous ? J’en ferai un petit acte pour le Vaudeville. 
  Et il se frottait les mains avec jubilation. Je portai les yeux sur M. Stangerson. L’espoir que devait faire naître en lui le dernier bulletin des médecins qui avaient déclaré que Mlle Stangerson pourrait survivre à ses blessures, n’avait pas effacé de ce noble visage les marques de la plus grande douleur. Cet homme avait cru sa fille morte, et il en était encore tout ravagé. Ses yeux bleus si doux et si clairs étaient alors d’une infinie tristesse. 
  J’avais eu l’occasion, plusieurs fois, dans des cérémonies publiques, de voir M. Stangerson. J’avais été, dès l’abord, frappé par son regard, si pur qu’il semblait celui d’un enfant : regard de rêve, regard sublime et immatériel de l’inventeur ou du fou. Dans ces cérémonies, derrière lui ou à ses côtés, on voyait toujours sa fille, car ils ne se quittaient jamais, disait-on, partageant les mêmes travaux depuis de longues années. 
  Cette vierge, qui avait alors trente-cinq ans et qui en paraissait à peine trente, consacrée tout entière à la science, soulevait encore l’admiration par son impériale beauté, restée intacte, sans une ride, victorieuse du temps et de l’amour. Qui m’eût dit alors que je me trouverais, un jour prochain, au chevet de son lit, avec mes paperasses, et que je la verrais, presque expirante, nous raconter, avec effort, le plus monstrueux et le plus mystérieux attentat que j’ai ouï de ma carrière ? Qui m’eût dit que je me trouverais, comme cet après-midi-là, en face d’un père désespéré cherchant en vain à s’expliquer comment l’assassin de sa fille avait pu lui échapper ? À quoi sert donc le travail silencieux, au fond de la retraite obscure des bois, s’il ne vous garantit point de ces grandes catastrophes de la vie et de la mort, réservées d’ordinaire à ceux d’entre les hommes qui fréquentent les passions de la ville? 
  - Voyons ! monsieur Stangerson, fit M. de Marquet, avec un peu d’importance ; placez-vous exactement à l’endroit où vous étiez quand Mlle Stangerson vous a quitté pour entrer dans sa chambre.  
  M. Stangerson se leva et, se plaçant à cinquante centimètres de la porte de la «Chambre Jaune», il dit d’une voix sans accent, sans couleur, d’une voix que je qualifierai de morte :
  - Je me trouvais ici. Vers onze heures, après avoir procédé, sur les fourneaux du laboratoire, à une courte expérience de chimie, j’avais fait glisser mon bureau jusqu’ici, car le père Jacques, qui passa la soirée à nettoyer quelques-uns de mes appareils, avait besoin de toute la place qui se trouvait derrière moi. Ma fille travaillait au même bureau que moi. Quand elle se leva, après m’avoir embrassé et souhaité le bonsoir au père Jacques, elle dut, pour entrer dans sa chambre, se glisser assez difficilement entre mon bureau et la porte. C’est vous dire que j’étais bien près du lieu où le crime allait se commettre. 
  – Et ce bureau ? interrompis-je, obéissant, en me mêlant à cette « conversation », aux désirs exprimés par mon chef, … et ce bureau, aussitôt que vous eûtes, monsieur Stangerson, entendu crier : « À l’assassin ! » et qu’eurent éclaté les coups de revolver… ce bureau, qu’est-il devenu ?  
  Le père Jacques répondit : 
  - Nous l’avons rejeté contre le mur, ici, à peu près où il est en ce moment, pour pouvoir nous précipiter à l’aise sur la porte, m’sieur le greffier…  
  Je suivis mon raisonnement, auquel, du reste, je n’attachais qu’une importance de faible hypothèse : 
  - Le bureau était si près de la chambre qu’un homme, sortant, courbé, de la chambre et se glissant sous le bureau, aurait pu passer inaperçu ? 
  – Vous oubliez toujours, interrompit M. Stangerson, avec lassitude, que ma fille avait fermé sa porte à clef et au verrou, que la porte est restée fermée, que nous sommes restés à lutter contre cette porte dès l’instant où l’assassinat commençait, que nous étions déjà sur la porte alors que la lutte de l’assassin et de ma pauvre enfant continuait, que les bruits de cette lutte nous parvenaient encore et que nous entendions râler ma malheureuse fille sous l’étreinte des doigts dont son cou a conservé la marque sanglante. Si rapide qu’ait été l’attaque, nous avons été aussi rapides qu’elle et nous nous sommes trouvés immédiatement derrière cette porte qui nous séparait du drame.  
  Je me levai et allai à la porte que j’examinai à nouveau avec le plus grand soin. Puis je me relevai et fis un geste de découragement. 
  - Imaginez, dis-je, que le panneau inférieur de cette porte ait pu être ouvert sans que la porte ait été dans la nécessité de s’ouvrir, et le problème serait résolu ! Mais, malheureusement, cette dernière hypothèse est inadmissible, après l’examen de la porte. C’est une solide et épaisse porte de chêne constituée de telle sorte qu’elle forme un bloc inséparable… C’est très visible, malgré les dégâts qui ont été causés par ceux qui l’ont enfoncée… 
  – Oh ! fit le père Jacques… c’est une vieille et solide porte du château qu’on a transportée ici… une porte comme on n’en fait plus maintenant. Il nous a fallu cette barre de fer pour en avoir raison, à quatre… car la concierge s’y était mise aussi, comme une brave femme qu’elle est, m’sieur l’juge ! C’est tout de même malheureux de les voir en prison, à c’t’heure ! 
  Le père Jacques n’eut pas plutôt prononcé cette phrase de pitié et de protestation que les pleurs et les jérémiades des deux concierges recommencèrent. Je n’ai jamais vu de prévenus aussi larmoyants. J’en étais profondément dégoûté1. Même en admettant leur innocence, je ne comprenais pas que deux êtres pussent à ce point manquer de caractère devant le malheur. Une nette attitude, dans de pareils moments, vaut mieux que toutes les larmes et que tous les désespoirs, lesquels, le plus souvent, sont feints et hypocrites. 
  - Eh ! s’écria M. de Marquet, encore une fois, assez de piailler comme ça ! et dites-nous, dans votre intérêt, ce que vous faisiez, à l’heure où l’on assassinait votre maîtresse, sous les fenêtres du pavillon ! Car vous étiez tout près du pavillon quand le père Jacques vous a rencontrés… 
  – Nous venions au secours !  gémirent-ils. 
  Et la femme, entre deux hoquets, glapit : 
  - Ah ! si nous le tenions, l’assassin, nous lui ferions passer le goût du pain ! … 
   Et nous ne pûmes, une fois de plus, leur tirer deux phrases sensées de suite. Ils continuèrent de nier avec acharnement, d’attester le bon Dieu et tous les saints qu’ils étaient dans leur lit quand ils avaient entendu un coup de revolver. 
  - Ce n’est pas un, mais deux coups qui ont été tirés. Vous voyez bien que vous mentez. Si vous avez entendu l’un, vous devez avoir entendu l’autre ! 
  – Mon Dieu ! m’sieur le juge, nous n’avons entendu que le second. Nous dormions encore bien sûr quand on a tiré le premier… 
  – Pour ça, on en a tiré deux ! fit le père Jacques. Je suis sûr, moi, que toutes les cartouches de mon revolver étaient intactes ; nous avons retrouvé deux cartouches brûlées, deux balles, et nous avons entendu deux coups de revolver, derrière la porte. N’est-ce pas, monsieur Stangerson ? 
  – Oui, fit le professeur, deux coups de revolver, un coup sourd d’abord, puis un coup éclatant. 
  – Pourquoi continuez-vous à mentir ? s’écria M. de Marquet, se retournant vers les concierges. Croyez-vous la police aussi bête que vous ! Tout prouve que vous étiez dehors, près du pavillon, au moment du drame. Qu’y faisiez-vous ? Vous ne voulez pas le dire ? Votre silence atteste votre complicité ! Et, quant à moi, fit-il, en se tournant vers M. Stangerson… quant à moi, je ne puis m’expliquer la fuite de l’assassin que par l’aide apportée par ces deux complices. Aussitôt que la porte a été défoncée, pendant que vous, monsieur Stangerson, vous vous occupiez de votre malheureuse enfant, le concierge et sa femme facilitaient la fuite du misérable qui se glissait derrière eux, parvenait jusqu’à la fenêtre du vestibule et sautait dans le parc. Le concierge refermait la fenêtre et les volets derrière lui. Car, enfin, ces volets ne se sont pas fermés tout seuls ! Voilà ce que j’ai trouvé… Si quelqu’un a imaginé autre chose, qu’il le dise ! … 
  M. Stangerson intervint : 
  - C’est impossible ! Je ne crois pas à la culpabilité ni à la complicité de mes concierges, bien que je ne comprenne pas ce qu’ils faisaient dans le parc à cette heure avancée de la nuit. Je dis : c’est impossible ! parce que la concierge tenait la lampe et n’a pas bougé du seuil de la chambre ; parce que, moi, sitôt la porte défoncée, je me mis à genoux près du corps de mon enfant,et qu’il était impossible que l’on sortît ou que l’on entrât de cette chambre par cette porte sans enjamber le corps de ma fille et sans me bousculer, moi ! C’est impossible, parce que le père Jacques et le concierge n’ont eu qu’à jeter un regard dans cette chambre et sous le lit, comme je l’ai fait en entrant, pour voir qu’il n’y avait plus personne, dans la chambre, que ma fille à l’agonie. 
  – Que pensez-vous, vous, monsieur Darzac, qui n’avez encore rien dit ?  demanda le juge. 
  M. Darzac répondit qu’il ne pensait rien. 
  - Et vous, monsieur le chef de la Sûreté ?  
  M. Dax, le chef de la Sûreté, avait jusqu’alors uniquement écouté et examiné les lieux. Il daigna enfin desserrer les dents : 
  - Il faudrait, en attendant que l’on trouve le criminel, découvrir le mobile du crime. Cela nous avancerait un peu, fit-il. 
  – Monsieur le chef de la Sûreté, le crime apparaît bassement passionnel, répliqua M. de Marquet. Les traces laissées par l’assassin, le mouchoir grossier et le béret ignoble nous portent à croire que l’assassin n’appartenait point à une classe de la société très élevée. Les concierges pourraient peut-être nous renseigner là dessus … 
  - Le chef de la Sûreté continua, se tournant vers M. Stangerson et sur ce ton froid qui est la marque, selon moi, des solides intelligences et des caractères fortement trempés. Mlle Stangerson ne devait-elle pas prochainement se marier  
  Le professeur regarda douloureusement M. Robert Darzac.  
  -  Avec mon ami que j’eusse été heureux d’appeler mon fils… avec M. Robert Darzac… 
  – Mlle Stangerson va beaucoup mieux et se remettra rapidement de ses blessures. C’est un mariage simplement retardé, n’est-ce pas, monsieur ? insista le chef de la Sûreté. 
  – Je l’espère. 
  – Comment ! Vous n’en êtes pas sûr ?  
  M. Stangerson se tut. M. Robert Darzac parut agité, ce que je vis à un tremblement de sa main sur sa chaîne de montre, car rien ne m’échappe. M. Dax toussotta comme faisait M. de Marquet quand il était embarrassé. 
  - Vous comprendrez, monsieur Stangerson, dit-il, que, dans une affaire aussi embrouillée, nous ne pouvons rien négliger ; que nous devons tout savoir, même la plus petite, la plus futile chose se rapportant à la victime… le renseignement, en apparence, le plus insignifiant… Qu’est-ce donc qui vous a fait croire que, dans la quasi-certitude, où nous sommes maintenant, que Mlle Stangerson vivra, ce mariage pourra ne pas avoir lieu ? Vous avez dit : « j’espère. » Cette espérance m’apparaît comme un doute. Pourquoi doutez-vous ?  
  M. Stangerson fit un visible effort sur lui-même : 
  - Oui, monsieur, finit-il par dire. Vous avez raison. Il vaut mieux que vous sachiez une chose qui semblerait avoir de l’importance si je vous la cachais. M. Robert Darzac sera, du reste, de mon avis.  
  M. Darzac, dont la pâleur, à ce moment, me parut tout à fait anormale, fit signe qu’il était de l’avis du professeur. Pour moi, si M. Darzac ne répondait que par signe, c’est qu’il était incapable de prononcer un mot.  
  - Sachez donc, monsieur le chef de la Sûreté, continua M. Stangerson, que ma fille avait juré de ne jamais me quitter et tenait son serment malgré toutes mes prières, car j’essayai plusieurs fois de la décider au mariage, comme c’était mon devoir. Nous connûmes M. Robert Darzac de longues années. M. Robert Darzac aime ma fille. Je pus croire, un moment, qu’il en était aimé, puisque j’eus la joie récente d’apprendre de la bouche même de ma fille qu’elle consentait enfin à un mariage que j’appelais de tous mes vœux. Je suis d’un grand âge, monsieur, et ce fut une heure bénie que celle où je connus enfin qu’après moi Mlle Stangerson aurait à ses côtés, pour l’aimer et continuer nos travaux communs, un être que j’aime et que j’estime pour son grand cœur et pour sa science. Or, monsieur le chef de la Sûreté, deux jours avant le crime, par je ne sais quel retour de sa volonté, ma fille m’a déclaré qu’elle n’épouserait pas M. Robert Darzac.  
  Il y eut ici un silence pesant. La minute était grave. M Dax reprit :
  - Et Mlle Stangerson ne vous a donné aucune explication, ne vous a point dit pour quel motif ? … 
  – Elle m’a dit qu’elle était trop vieille maintenant pour se marier… qu’elle avait attendu trop longtemps… qu’elle avait bien réfléchi… qu’elle estimait et même qu’elle aimait M. Robert Darzac… mais qu’il valait mieux que les choses en restassent là… que l’on continuerait le passé… qu’elle serait heureuse même de voir les liens de pure amitié qui nous attachaient à M. Robert Darzac nous unir d’une façon encore plus étroite, mais qu’il fût bien entendu qu’on ne lui parlerait jamais plus de mariage. 
  – Voilà qui est étrange ! murmura M Dax. – Étrange, répéta M. de Marquet. 
  M. Stangerson, avec un pâle et glacé sourire, dit :  
  -  Ce n’est point de ce côté, monsieur, que vous trouverez le mobile du crime.  
  M Dax : 
  - En tout cas, fit-il d’une voix impatiente, le mobile n’est pas le vol ! 
  – Oh ! nous en sommes sûrs !, s’écria le juge d’instruction.

Demain ch. 11  "Où Frédéric Larsan explique comment l’assassin a pu sortir de la Chambre Jaune." 2ème partie

vendredi 28 juin 2019

Le mystère de la Chambre Jaune - ch 10 - Maintenant il va falloir manger du saignant

 
X
Maintenant, il va falloir manger du saignant



  L’auberge du « Donjon » n’avait pas grande apparence ; mais j’aime ces masures aux poutres noircies par le temps et la fumée de l’âtre, ces auberges de l’époque des diligences, bâtisses branlantes qui ne seront bientôt plus qu’un souvenir. Elles tiennent au passé, elles se rattachent à l’histoire, elles continuent quelque chose et elles font penser aux vieux contes de la Route, quand il y avait, sur la route, des aventures. Je vis tout de suite que l’auberge du « Donjon » avait bien ses deux siècles et même peut-être davantage. Pierraille et plâtras s’étaient détachés çà et là de la forte armature de bois dont les X et les V supportaient encore gaillardement le toit vétuste. Celui-ci avait glissé légèrement sur ses appuis, comme glisse la casquette sur le front d’un ivrogne. Au-dessus de la porte d’entrée, une enseigne de fer gémissait sous le vent d’automne. Un artiste de l’endroit y avait peint une sorte de tour surmontée d’un toit pointu et d’une lanterne comme on en voyait au donjon du château du Glandier. 
  Sous cette enseigne, sur le seuil, un homme, de mine assez rébarbative, semblait plongé dans des pensées assez sombres, s’il fallait en croire les plis de son front et le méchant rapprochement de ses sourcils touffus. Quand nous fûmes tout près de lui, il daigna nous voir et nous demanda d’une façon peu engageante si nous avions besoin de quelque chose. C’était, à n’en pas douter, l’hôte peu aimable de cette charmante demeure. Comme nous manifestions l’espoir qu’il voudrait bien nous servir à déjeuner, il nous avoua qu’il n’avait aucune provision et qu’il serait fort embarrassé de nous satisfaire ; et, ce disant, il nous regardait d’un œil dont je ne parvenais pas à m’expliquer la méfiance. 
  - Vous pouvez nous faire accueil, lui dit Rouletabille, nous ne sommes pas de la police. 
   – Je ne crains pas la police, répondit l’homme ; je ne crains personne.  
  Déjà je faisais comprendre par un signe à mon ami que nous serions bien inspirés de ne pas insister, mais mon ami, qui tenait évidemment à entrer dans cette auberge, se glissa sous l’épaule de l’homme et fut dans la salle. 
  - Venez, dit-il, il fait très bon ici.  
  De fait, un grand feu de bois flambait dans la cheminée. Nous nous en approchâmes et tendîmes nos mains à la chaleur du foyer, car, ce matin-là, on sentait déjà venir l’hiver. La pièce était assez grande ; deux épaisses tables de bois, quelques escabeaux, un comptoir, où s’alignaient des bouteilles de sirop et d’alcool, la garnissaient. Trois fenêtres donnaient sur la route. Une chromo-réclame, sur le mur, vantait, sous les traits d’une jeune Parisienne levant effrontément son verre, les vertus apéritives d’un nouveau vermouth. Sur la tablette de la haute cheminée, l’aubergiste avait disposé un grand nombre de pots et de cruches en grès et en faïence. 
  - Voilà une belle cheminée pour faire rôtir un poulet, dit Rouletabille. 
  – Nous n’avons point de poulet, fit l’hôte ; pas même un méchant lapin. 
  - Je sais, répliqua mon ami, d’une voix goguenarde qui me surprit, je sais que, maintenant, il va falloir manger du saignant.  
  J’avoue que je ne comprenais rien à la phrase de Rouletabille. Pourquoi disait-il à cet homme : « Maintenant, il va falloir manger du saignant… ? » Et pourquoi l’aubergiste, aussitôt qu’il eut entendu cette phrase, laissa-t-il échapper un juron qu’il étouffa aussitôt et se mit-il à notre disposition aussi docilement que M. Robert Darzac lui-même quand il eut entendu ces mots fatidiques : « Le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat… ? » 
  Décidément, mon ami avait le don de se faire comprendre des gens avec des phrases tout à fait incompréhensibles. Je lui en fis l’observation et il voulut bien sourire. J’eusse préféré qu’il daignât me donner quelque explication, mais il avait mis un doigt sur sa bouche, ce qui signifiait évidemment que non seulement il s’interdisait de parler, mais encore qu’il me recommandait le silence. Entre temps, l’homme, poussant une petite porte, avait crié qu’on lui apportât une demi-douzaine d’œufs et le morceau de faux filet. 
  La commission fut bientôt faite par une jeune femme fort accorte, aux admirables cheveux blonds et dont les beaux grands yeux doux nous regardèrent avec curiosité. L’aubergiste lui dit d’une voix rude : 
  - Va-t’en ! Et si l’homme vert s’en vient, que je ne te voie pas !  
  Et elle disparut, Rouletabille s’empara des œufs qu’on lui apporta dans un bol et de la viande qu’on lui servit sur un plat, plaça le tout précautionneusement à côté de lui, dans la cheminée, décrocha une poêle et un gril pendus dans l’âtre et commença de battre notre omelette en attendant qu’il fît griller notre bifteck. Il commanda encore à l’homme deux bonnes bouteilles de cidre et semblait s’occuper aussi peu de son hôte que son hôte s’occupait de lui. L’homme tantôt le couvait des yeux et tantôt me regardait avec un air d’anxiété qu’il essayait en vain de dissimuler. Il nous laissa faire notre cuisine et mit notre couvert auprès d’une fenêtre. Tout à coup je l’entendis qui murmurait : 
  - Ah ! le voilà ! 
  Et, la figure changée, n’exprimant plus qu’une haine atroce, il alla se coller contre la fenêtre, regardant la route. Je n’eus point besoin d’avertir Rouletabille. Le jeune homme avait déjà lâché son omelette et rejoignait l’hôte à la fenêtre. J’y fus avec lui. Un homme, tout habillé de velours vert, la tête prise dans une casquette ronde de même couleur, s’avançait, à pas tranquilles sur la route, en fumant sa pipe. Il portait un fusil en bandoulière et montrait dans ses mouvements une aisance presque aristocratique. Cet homme pouvait avoir quarante-cinq ans. Les cheveux et la moustache étaient gris-sel. Il était remarquablement beau. Il portait binocle. Quand il passa près de l’auberge, il parut hésiter, se demandant s’il entrerait, jeta un regard de notre côté, lâcha quelques bouffées de sa pipe et d’un même pas nonchalant reprit sa promenade. Rouletabille et moi nous regardâmes l’hôte. Ses yeux fulgurants, ses poings fermés, sa bouche frémissante, nous renseignaient sur les sentiments tumultueux qui l’agitaient. 
  - Il a bien fait de ne pas entrer aujourd’hui ! siffla-t-il. 
  – Quel est cet homme ? demanda Rouletabille, en retournant à son omelette. 
  – L’homme vert ! » gronda l’aubergiste… Vous ne le connaissez pas ? Tant mieux pour vous. C’est pas une connaissance à faire… Eh ben, c’est l’garde à M. Stangerson. 
  – Vous ne paraissez pas l’aimer beaucoup ? demanda le reporter en versant son omelette dans la poêle. 
  – Personne ne l’aime dans le pays, monsieur ; et puis c’est un fier, qui a dû avoir de la fortune autrefois ; et il ne pardonne à personne de s’être vu forcé, pour vivre, de devenir domestique. Car un garde, c’est un larbin comme un autre ! n’est-ce pas ? Ma parole ! on dirait que c’est lui qui est le maître du Glandier, que toutes les terres et tous les bois lui appartiennent. Il ne permettrait pas à un pauvre de déjeuner d’un morceau de pain sur l’herbe, « sur son herbe » ! 
  – Il vient quelquefois ici ? 
  – Il vient trop. Mais je lui ferai bien comprendre que sa figure ne me revient pas. Il y a seulement un mois, il ne m’embêtait pas ! L’auberge du « Donjon » n’avait jamais existé pour lui ! … Il n’avait pas le temps ! Fallait-il pas qu’il fasse sa cour à l’hôtesse des « Trois Lys », à Saint-Michel. Maintenant qu’il y a eu de la brouille dans les amours, il cherche à passer le temps ailleurs… Coureur de filles, trousseur de jupes, mauvais gars… Y a pas un honnête homme qui puisse le supporter, cet homme-là… Tenez, les concierges du château ne pouvaient pas le voir en peinture, « l’homme vert ! … » 
  – Les concierges du château sont donc d’honnêtes gens, monsieur l’aubergiste ? 
  – Appelez-moi donc père Mathieu ; c’est mon nom… Eh ben, aussi vrai que je m’appelle Mathieu, oui m’sieur, j’les crois honnêtes. 
  – On les a pourtant arrêtés. 
  – Què-que ça prouve ? Mais je ne veux pas me mêler des affaires du prochain… 
  – Et qu’est-ce que vous pensez de l’assassinat ? 
  – De l’assassinat de cette pauvre mademoiselle ? Une brave fille, allez, et qu’on aimait bien dans le pays. C’que j’en pense ? 
  – Oui, ce que vous en pensez. 
  – Rien… et bien des choses… Mais ça ne regarde personne. 
  – Pas même moi ? » insista Rouletabille.                     
  L’aubergiste le regarda de côté, grogna, et dit : 
  - Pas même vous…  
  L’omelette était prête ; nous nous mîmes à table et nous mangions en silence, quand la porte d’entrée fut poussée et une vieille femme, habillée de haillons, appuyée sur un bâton, la tête branlante, les cheveux blancs qui pendaient en mèches folles sur le front encrassé, se montra sur le seuil. 
  - Ah ! vous v’là, la mère Agenoux ! Y a longtemps qu’on ne vous a vue, fit notre hôte. 
  – J’ai été bien malade, toute prête à mourir, dit la vieille. Si quelquefois vous aviez des restes pour la « Bête du Bon Dieu »… ? 
  Et elle pénétra dans l’auberge, suivie d’un chat si énorme que je ne soupçonnais pas qu’il pût en exister de cette taille. La bête nous regarda et fit entendre un miaulement si désespéré que je me sentis frissonner. Je n’avais jamais entendu un cri aussi lugubre. Comme s’il avait été attiré par ce cri, un homme entra, derrière la vieille. C’était « l’homme vert ». Il nous salua d’un geste de la main à sa casquette et s’assit à la table voisine de la nôtre. 
  - Donnez-moi un verre de cidre, père Mathieu.        
  Quand « l’homme vert » était entré, le père Mathieu avait eu un mouvement violent de tout son être vers le nouveau venu ; mais, visiblement, il se dompta et répondit : 
  - Y a plus de cidre, j’ai donné les dernières bouteilles à ces messieurs. 
  – Alors donnez-moi un verre de vin blanc, fit « l’homme vert » sans marquer le moindre étonnement.  
  – Y a plus de vin blanc, y a plus rien !  
  Le père Mathieu répéta, d’une voix sourde : « Y a plus rien ! 
  – Comment va Mme Mathieu ?  
  L’aubergiste, à cette question de « l’homme vert », serra les poings, se retourna vers lui, la figure si mauvaise que je crus qu’il allait frapper, et puis il dit : 
  - Elle va bien, merci.  
  Ainsi, la jeune femme aux grands yeux doux que nous avions vue tout à l’heure était l’épouse de ce rustre répugnant et brutal, et dont tous les défauts physiques semblaient dominés par ce défaut moral : La jalousie. 
  Claquant la porte, l’aubergiste quitta la pièce. La mère Agenoux était toujours là debout, appuyée sur son bâton et le chat au bas de ses jupes. « L’homme vert » lui demanda : 
  - Vous avez été malade, mère Agenoux, qu’on ne vous a pas vue depuis bientôt huit jours ? 
  – Oui, m’sieur l’garde. Je ne me suis levée que trois fois pour aller prier sainte Geneviève, notre bonne patronne, et l’reste du temps, j’ai été étendue sur mon grabat. Il n’y a eu pour me soigner que la « Bête du Bon Dieu ! » 
  – Elle ne vous a pas quittée ? 
  – Ni jour ni nuit. 
  – Vous en êtes sûre ? 
  – Comme du paradis. 
  – Alors, comment ça se fait-il, mère Agenoux, qu’on n’ait entendu que le cri de la « Bête du Bon Dieu » toute la nuit du crime ?  
  La mère Agenoux alla se planter face au garde, et frappa le plancher de son bâton : 
  - Je n’en sais rien de rien. Mais, voulez-vous que j’vous dise ? Il n’y a pas deux bêtes au monde qui ont ce cri-là… Eh bien, moi aussi, la nuit du crime, j’ai entendu, au dehors, le cri de la « Bête du Bon Dieu » ; et pourtant elle était sur mes genoux, m’sieur le garde, et elle n’a pas miaulé une seule fois, je vous le jure. Je m’suis signée, quand j’ai entendu ça, comme si j’entendais l’diable !  
  Je regardais le garde pendant qu’il posait cette dernière question, et je me trompe fort si je n’ai pas surpris sur ses lèvres un mauvais sourire goguenard. À ce moment, le bruit d’une querelle aiguë parvint jusqu’à nous. Nous crûmes même percevoir des coups sourds, comme si l’on battait, comme si l’on assommait quelqu’un. « L’homme  vert » se leva et courut résolument à la porte, à côté de l’âtre, mais celle-ci s’ouvrit et l’aubergiste, apparaissant, dit au garde : 
  - Ne vous effrayez pas, m’sieur le garde ; c’est ma femme qu’a mal aux dents !  
  Et il ricana. 
  - Tenez, mère Agenoux, v’là du mou pour vot’chat.     
  Il tendit à la vieille un paquet ; la vieille s’en empara avidement et sortit, toujours suivie de son chat. « L’homme vert » demanda : 
  - Vous ne voulez rien me servir ?  
  Le père Mathieu ne retint plus l’expression de sa haine : 
  - Y a rien pour vous ! Y a rien pour vous ! Allez-vous-en ! … 
  « L’homme vert », tranquillement, bourra sa pipe, l’alluma, nous salua et sortit. Il n’était pas plutôt sur le seuil que Mathieu lui claquait la porte dans le dos et, se retournant vers nous, les yeux injectés de sang, la bouche écumante, nous sifflait, le poing tendu vers cette porte qui venait de se fermer sur l’homme qu’il détestait : 
  - Je ne sais pas qui vous êtes, vous qui venez me dire : « Maintenant va falloir manger du saignant. » Mais si ça vous intéresse : l’assassin, le v’là !               
  Aussitôt qu’il eût ainsi parlé, le père Mathieu nous quitta. Rouletabille retourna vers l’âtre, et dit :           
  - Maintenant, nous allons griller notre bifteck. Comment trouvez-vous le cidre ? Un peu dur, comme je l’aime. 
  Ce jour-là, nous ne revîmes plus Mathieu et un grand silence régnait dans l’auberge quand nous la quittâmes, après avoir laissé cinq francs sur notre table, en paiement de notre festin. Rouletabille me fit aussitôt faire près d’une lieue autour de la propriété du professeur Stangerson. Il s’arrêta dix minutes, au coin d’un petit chemin tout noir de suie, auprès des cabanes de charbonniers qui se trouvent dans la partie de la forêt de Sainte-Geneviève, qui touche à la route allant d’Épinay à Corbeil, et me confia que l’assassin avait certainement passé par là, « vu l’état des chaussures grossières », avant de pénétrer dans la propriété et d’aller se cacher dans le bosquet. 
  - Vous ne croyez donc pas que le garde a été dans l’affaire ? interrompis-je. 
  – Nous verrons cela plus tard, me répondit-il. Pour le moment, ce que l’aubergiste a dit de cet homme ne m’occupe pas. Il en a parlé avec sa haine. Ce n’est pas pour l’ « homme vert » que je vous ai emmené déjeuner au « Donjon ». 
  Ayant ainsi parlé, Rouletabille, avec de grandes précautions, se glissa – et je me glissai derrière lui – jusqu’à la bâtisse, qui, près de la grille, servait de logement aux concierges, arrêtés le matin même. Il s’introduisit, avec une acrobatie que j’admirai, dans la maisonnette, par une lucarne de derrière restée ouverte, et en ressortit dix minutes plus tard en disant ce mot qui signifiait, dans sa bouche, tant de choses : « Parbleu ! » 
  Dans le moment que nous allions reprendre le chemin du château, il y eut un grand mouvement à la grille. Une voiture arrivait, et, du château, on venait au-devant d’elle. Rouletabille me montra un homme qui en descendait : 
  - Voici le chef de la Sûreté ; nous allons voir ce que Frédéric Larsan a dans le ventre, et s’il est plus malin qu’un autre…  
  Derrière la voiture du chef de la Sûreté, trois autres voitures suivaient, remplies de reporters qui voulurent, eux aussi, entrer dans le parc. Mais on mit à la grille deux gendarmes, avec défense de laisser passer. Le chef de la Sûreté calma leur impatience en prenant l’engagement de donner, le soir même, à la presse, le plus de renseignements qu’il pourrait, sans gêner le cours de l’instruction.