dimanche 25 novembre 2018

Les poisons de la couronne - 2ème partie - ch 4 - L'amitié d'une servante



IV
L’AMITIÉ D’UNE SERVANTE
  
  Et quelques semaines passèrent, qui furent à peu près calmes pour l’Artois. Les parties adverses se retrouvèrent à Arras, puis à Compiègne, et le roi promit de rendre son arbitrage avant la Noël. Les alliés, provisoirement apaisés, rentrèrent en leurs châteaux sombres. Les champs étaient noirs et déserts, les brebis bêlaient au fond des bergeries. Les aubes de décembre, fumeuses, ressemblaient à des feux de bois vert. 
  Au manoir de Vincennes, entouré par la forêt, la reine Clémence découvrait l’hiver de France. L’après-midi, la reine brodait. Elle avait entrepris une grande nappe d’autel qui figurait le paradis. Les élus s’y promenaient sous un ciel uniformément bleu, parmi les citronniers et les orangers ; paradis bien proche des jardins de Naples. « On n’est pas reine pour être heureuse », pensait souvent Clémence, se répétant les paroles de sa grand-mère Marie de Hongrie. Non qu’elle fût malheureuse à proprement parler ; elle n’avait aucune raison de l’être. « Je suis injuste, se disait-elle, de ne point remercier à tout instant le Créateur de ce qu’il m’a donné. » Elle ne pouvait comprendre la raison d’une lassitude, d’une mélancolie, d’un ennui qui, jour après jour, s’appesantissaient sur elle. N’était-elle pas environnée de mille soins ? Six dames de parage, choisies parmi les plus nobles femmes du royaume, et d’innombrables servantes se relayaient auprès d’elle pour exécuter ses moindres désirs, prévenir ses moindres gestes, porter son missel, préparer son aiguille, tenir son miroir, la coiffer, la couvrir d’un manteau sitôt que la température  fraîchissait…   
  Plusieurs chevaucheurs avaient pour seule mission de courir entre Naples et Vincennes, afin d’acheminer la correspondance qu’elle échangeait avec sa grand-mère, avec son oncle le roi Robert et tous ses parents. Clémence disposait de quatre haquenées blanches, harnachées de freins d’argent et de rênes de soie tissées de fils d’or ; et, pour les longs déplacements, on lui avait offert un grand chariot de voyage si beau, si riche, avec ses roues flamboyantes comme des soleils, que celui de la comtesse Mahaut, à côté, semblait tout juste un char à foin. Louis n’était-il pas le meilleur époux de la terre ? Parce que Clémence avait dit en visitant Vincennes que ce château lui plaisait et qu’elle aimerait y vivre, Louis aussitôt avait décidé de s’y installer à demeure. De nombreux seigneurs, imitant le roi, s’organisaient résidence dans les parages. Et Clémence, qui n’avait pas imaginé ce que serait l’hiver à Vincennes, n’osait avouer maintenant qu’elle eût préféré regagner Paris. Vraiment, le roi la comblait. Il ne se passait de jour qu’il ne lui portât un nouveau présent. 
  - Je veux, ma mie, lui avait-il dit, que vous soyez la dame la mieux pourvue du monde. Mais avait-elle besoin de trois couronnes d’or, l’une incrustée de dix gros rubis balais, l’autre de quatre grandes émeraudes, de seize petites et de quatre-vingts perles, et la troisième avec encore des perles, encore des émeraudes, encore des rubis ? Pour sa table, Louis lui avait acheté douze hanaps de vermeil émaillés, aux armes de France et de Hongrie. Et parce qu’elle était pieuse et qu’il admirait fort sa dévotion, il lui avait offert un reliquaire, d’un prix de huit cents livres, et contenant un fragment de la Vraie Croix. C’eût été décourager tant de bon vouloir que de dire à son époux qu’on pouvait aussi bien faire sa prière au milieu d’un jardin, et que le plus bel ostensoir du monde, en dépit de tout l’art des orfèvres et de toute la fortune des rois, c’était encore le soleil brillant dans un ciel bleu au-dessus de la mer. 
  Le mois précédent, Louis lui avait fait don de terres qu’elle irait visiter à une meilleure saison, les maisons et manoirs de Mainneville, Hébécourt, Saint-Denis de Fermans, Wardes et Dampierre, les forêts de Lyons et de Bray. 
  - Pourquoi, mon doux seigneur, lui avait-elle demandé, vous déposséder de tant de biens en ma faveur, puisque de toute manière, je ne suis que votre servante, et n’en puis profiter qu’à travers vous ? 
  - Je ne m’en dépossède point, avait répondu Louis. Toutes ces seigneuries appartenaient à Marigny, à qui par jugement je les ai reprises, et j’en puis disposer comme il me plaît. 
  En dépit de la répugnance qu’elle avait à hériter les biens d’un pendu, pouvait-elle les refuser alors qu’ils lui étaient présentés comme dons d’amour, et que cet amour, le roi tenait à le proclamer dans l’acte même de donation « pour la joyeuse et agréable compagnie que Clémence nous porte humblement et amiablement…» ? 
  Et il lui avait encore accordé en propriété les maisons de Corbeil et de Fontainebleau. Chaque nuit qu’il passait auprès d’elle semblait valoir un château. Ah oui ! Messire Louis l’aimait bien. Jamais, en sa présence, il ne s’était montré hutin, et elle ne comprenait pas comment ce surnom lui était venu. Jamais de querelle entre eux, jamais de violence. Dieu, vraiment, lui avait donné un bon époux. Et malgré tout, Clémence s’ennuyait, et soupirait en tirant les fils d’or de ses citrons brodés. Elle avait fait effort, vainement, pour s’intéresser aux affaires d’Artois dont Louis, parfois, le soir, discourait tout seul devant elle en marchant à travers la chambre. Elle était effrayée par les grandes apostrophes de Robert d’Artois, et la manière dont il lui criait : « ma cousine ! ». 
  La fortune de Clémence de Hongrie, aussi bien en terres qu’en bijoux, et constituée essentiellement par des dons de Louis X, était énorme. Pendant la brève durée de leur mariage, Clémence de Hongrie ne reçut pas moins de quatorze châteaux dont certains comptaient parmi les plus importantes demeures royales. 
  S’il arrêtait sa meute ; cet homme-là, pour elle, restait avant tout un étrangleur de renards. Elle était agacée par Monseigneur de Valois, qui souvent lui disait : 
  - Alors, ma nièce, quand donc donnerez-vous un héritier au royaume ? 
  - Quand Dieu voudra, mon oncle, répondait-elle doucement. 
  En fait, elle n’avait pas d’amis. Elle sentait, parce qu’elle était fine et sans vanité, que toute marque d’affection qu’on lui témoignait était intéressée. Elle apprenait que les rois ne sont jamais aimés pour eux-mêmes, et que les gens, en s’agenouillant devant eux, cherchent toujours à ramasser sur le tapis quelque miette de puissance. « On n’est pas reine pour être heureuse ; il se peut même que d’être reine empêche qu’on soit heureuse », se répétait Clémence l’après-midi où Monseigneur de Valois, le pas toujours pressé, entra chez elle et lui dit : 
  - Ma nièce, je vous porte une nouvelle qui va fort agiter la cour. Votre belle-sœur Madame de Poitiers est grosse. Les matrones l’ont certifié ce matin. 
  - Je suis fort aise pour Madame de Poitiers, répondit Clémence. 
  - Elle peut vous avoir reconnaissance, reprit Charles de Valois, car c’est bien à vous qu’elle doit son état d’à présent. Si vous n’aviez point demandé son pardon le jour de vos épousailles, je doute fort que Louis l’eût si vite accordé. 
  - Dieu me prouve donc que j’ai bien fait, puisqu’il vient de bénir cette union. 
  - Il semble que Dieu bénisse moins rapidement la vôtre. Quand donc vous déciderez-vous, ma nièce, à suivre l’exemple de votre belle-sœur ? Il est dommage en vérité qu’elle vous ait devancée. Allons Clémence, laissez-moi vous parler comme un père. Vous savez que je n’aime pas mâcher les choses que j’ai à dire… Louis remplit-il bien ses devoirs auprès de vous ? 
  - Louis m’est aussi attentif qu’un époux peut l’être.   
   - Voyons, ma nièce, entendez-moi bien ; j’entends ses devoirs d’époux chrétien, ses devoirs de corps, si vous préférez. 
  Le rouge monta au front de Clémence. Elle balbutia :  
  - Je ne vois pas que Louis ait en rien à être repris sur ce point. Je ne suis guère mariée que depuis cinq mois et je ne pense pas qu’il y ait lieu de vous alarmer déjà. 
   - Mais enfin, honore-t-il bien régulièrement votre couche ? 
  - Presque chaque nuit, mon oncle, si c’est cela que vous tenez à apprendre ; et plus que d’être sa servante lorsqu’il le veut, je ne puis. 
  - Eh bien ! souhaitons, souhaitons ! dit Charles de Valois. Mais comprenez, ma nièce, que c’est moi qui ai fait votre mariage ; je ne voudrais pas qu’on me reprochât un mauvais choix. 
  Alors Clémence, pour la première fois, eut un mouvement de colère. Elle repoussa sa broderie, se leva de son siège et, d’une voix où l’on pouvait reconnaître le ton de la vieille reine Marie, elle répondit : 
  - Vous semblez oublier, messire mon oncle, que ma grand-mère a donné le jour à treize enfants, et que ma mère Clémence de Habsbourg en avait déjà trois lorsqu’elle mourut à peu près à l’âge que j’ai. Ma tante Marguerite, votre première épouse, ne vous a pas donné motif de vous plaindre, que je sache. Les femmes de notre famille sont fécondes, et le prouvent en maints royaumes. Si donc il y a empêchement au vœu que vous formez, il ne saurait venir de mon sang. Et sur ce point, messire, nous avons assez parlé pour ce jour, et pour toujours. 
  Elle alla s’enfermer dans sa chambre, refusant qu’aucune dame de parage la suivît. Ce fut là qu’Eudeline, la première lingère, entrant pour préparer le lit, la trouva deux heures plus tard, assise auprès d’une fenêtre derrière laquelle la nuit était tombée. 
  - Comment, Madame, s’écria-t-elle, on vous a laissée sans lumière ! Je vais appeler ! 
  - Non, non, je ne veux personne, dit faiblement Clémence. 
  La lingère aviva le feu qui se mourait, plongea dans les braises une branche résineuse et s’en servit pour allumer un cierge planté sur un pied de fer. 
  - Oh ! Madame ! Vous pleurez ? dit-elle. Vous a-t-on fait peine ? 
  La reine s’essuya les yeux. 
  - Un mauvais sentiment me tourmente l’âme, dit-elle brusquement. Je suis jalouse. 
  Eudeline la regarda avec surprise. 
  - Vous, Madame, jalouse ? Mais quelle raison auriez-vous de l’être ? Je suis bien certaine que notre Sire Louis ne vous fait pas de tromperie, ni n’en a même l’idée. 
  - Je suis jalouse de Madame de Poitiers, reprit Clémence. Je suis envieuse d’elle, qui va avoir un enfant, alors que moi je n’en attends point. Oh ! J’en suis bien aise pour elle ; mais je ne savais pas que le bonheur d’autrui pouvait blesser si fort. 
  - Ah ! Certes, Madame, cela peut causer grande douleur, le bonheur des autres ! 
  Eudeline avait dit cela d’une curieuse manière, non pas comme une servante qui approuve les paroles de sa maîtresse, mais comme une femme qui a souffert le même mal, et le comprend. Le ton n’échappa point à Clémence. 
  - N’as-tu pas d’enfant, toi non plus ? demanda-t-elle. 
  - Si fait, Madame, si fait, j’ai une fille qui porte mon nom et qui vient d’atteindre ses dix ans. 
  Elle se détourna et commença de s’affairer autour du lit, rabattant les couvertures de brocart et de menu-vair. 
  - Tu es depuis longtemps lingère en ce château ? poursuivit Clémence. 
  - Depuis le printemps, juste avant votre venue. Jusque-là, j’étais au palais de la Cité, où je tenais le linge de notre Sire Louis, après avoir tenu celui de son père, le roi Philippe, pendant dix ans. 
  Un silence se fit, où l’on n’entendit plus que la main de la lingère battant les oreillers. 
  « Elle connaît à coup sûr tous les secrets de cette maison… et de ses lits, se disait la reine. Mais non, je ne lui demanderai rien, je ne l’interrogerai pas. Il est mal de faire parler les servantes… Ce n’est pas digne de moi. » 
  Mais qui donc pouvait la renseigner sinon justement une servante, sinon l’un de ces êtres qui partagent l’intimité des rois sans en partager le pouvoir ? Jamais, aux princes de la famille, elle n’aurait l’audace de poser la question qui lui brûlait l’esprit, depuis sa conversation avec Charles de Valois ; d’ailleurs lui donneraient-ils une réponse honnête ? Des hautes dames de la cour, aucune n’avait vraiment sa confiance, parce qu’aucune vraiment n’était son amie. 
  Clémence se sentait l’étrangère que l’on flatte de vaines louanges, mais que l’on observe, que l’on guette, et dont la moindre faute, la moindre faiblesse ne sera pas pardonnée. Aussi ne pouvait-elle se permettre d’abandon qu’auprès des servantes. Eudeline particulièrement lui semblait rassurante. Le regard droit, le maintien simple, les gestes appliqués et tranquilles, la première lingère se montrait de jour en jour plus attentive, et ses prévenances étaient sans ostentation. Clémence se décida. 
  - Est-il vrai, demanda-t-elle, que la petite Madame de Navarre, que l’on tient loin de la cour et que je n’ai vue qu’une fois, ne soit pas de mon époux ? 
  Et en même temps, elle se disait : « N’aurais-je pas dû être avertie plus tôt de ces secrets de couronne ? Ma grand-mère aurait dû s’informer davantage ; en vérité, on m’a laissée venir à ce mariage en ignorant bien des choses. » 
  - Bah ! Madame… répondit Eudeline en continuant de dresser les coussins, et comme si la question ne la surprenait pas outre mesure… je crois que nul ne le sait, pas même notre Sire Louis. Chacun dit sur cela ce qui l’arrange ; ceux qui affirment que Madame de Navarre est la fille du roi ont intérêt à le faire, et pareillement ceux qui tiennent pour la bâtardise. On en voit même, comme Monseigneur de Valois, qui changent d’avis selon les mois, sur une chose où pourtant il n’y a qu’une vérité. La seule personne dont on aurait pu tenir une certitude, qui était Madame de Bourgogne, a maintenant la bouche pleine de terre… 
  Eudeline s’interrompit et regarda vers la reine. 
  - Vous vous inquiétez, Madame, de savoir si notre Sire le roi… 
  Elle s’arrêta de nouveau, mais Clémence l’encouragea des yeux. 
  - Rassurez-vous, Madame, dit Eudeline ; Monseigneur Louis n’est pas empêché d’avoir un héritier, comme de méchantes langues le prétendent dans le royaume et même à la cour. 
  - Sait-on… murmura Clémence. 
  - Moi, je sais, répliqua Eudeline lentement, et l’on a pris bien soin que je sois seule à le savoir. 
  - Que veux-tu dire ? 
  - Je veux dire le vrai, Madame, parce que moi aussi j’ai un lourd secret. Sans doute devrais-je encore me taire… Mais ce n’est pas offenser une dame telle que vous, de si haute naissance et de si grande charité, que de vous avouer que ma fille est de Monseigneur Louis. 
  La reine contemplait Eudeline avec un étonnement sans mesure. Que Louis ait eu une première épouse n’avait guère posé à Clémence de problèmes personnels. Louis, comme tous les princes, avait été marié selon les intérêts d’État. Un scandale, la prison, puis la mort l’avaient séparé d’une femme infidèle. Clémence ne s’interrogeait pas sur l’intimité ou les mésententes secrètes du couple. Aucune curiosité, aucune représentation n’assaillaient sa pensée. Or voici que l’amour, l’amour non conjugal, se dressait devant elle en la personne de cette belle femme rose et blonde, à la trentaine plantureuse ; et Clémence se mettait à imaginer… 
  Eudeline prit le silence de la reine pour un blâme. 
  - Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, Madame, je vous l’assure ; c’est lui qui y avait mis bien de l’autorité. Et puis, il était si jeune, il n’avait point de discernement ; une grande dame l’eût sans doute effarouché. 
  D’un geste de la main, Clémence signifia qu’elle ne souhaitait point d’autre explication. 
  - Je veux voir ta fille. 
  Une expression de crainte passa sur les traits de la lingère. 
  - Vous le pouvez, Madame, vous le pouvez, bien sûr, puisque vous êtes la reine. Mais je vous demande de n’en rien faire, car on saurait alors que je vous ai parlé. Elle ressemble tant à son père que Monseigneur Louis, par crainte que sa vue ne vous blesse, l’a fait enfermer dans un couvent juste avant que vous n’arriviez. Je ne la visite qu’une fois le mois et, dès qu’elle sera en âge, elle sera cloîtrée. 
  Les premières réactions de Clémence étaient toujours généreuses. Elle oublia pour un moment son propre drame. 
  - Mais pourquoi, dit-elle à mi-voix, pourquoi cela ? Comment croyait-on qu’un tel acte pût me plaire, et à quel genre de femmes les princes de France sont-ils donc accoutumés ? Ainsi, ma pauvre Eudeline, c’est pour moi que l’on t’a arraché ta fille ! Je t’en demande bien grand pardon. 
  - Oh ! Madame, répondit Eudeline, je sais bien que cela ne vient pas de vous. 
  - Cela ne vient pas de moi, mais cela s’est fait à cause de moi, dit Clémence pensivement. Chacun de nous n’est pas seulement comptable de ses mauvais agissements, mais aussi de tout le mal dont il est l’occasion, même à son insu. 
  - Et moi-même, Madame, reprit Eudeline, moi-même qui étais première fille lingère du Palais, Monseigneur Louis m’a envoyée ici, à Vincennes, dans une plus petite condition que celle que j’avais à Paris. Nul n’a rien à dire contre les volontés du roi, mais c’est vraiment bien peu de remerciements pour le silence que j’ai gardé. Sans doute, Monseigneur Louis voulait-il me cacher moi aussi ; il ne pensait pas que vous iriez préférer ce séjour des bois au grand palais de la Cité. 
   Maintenant qu’elle avait commencé de se confier, elle ne pouvait plus s’arrêter. 
  - Je puis bien vous avouer, poursuivit-elle, qu’à votre arrivée, je n’étais prête à vous servir que par devoir, mais certainement point par plaisir. Il faut que vous soyez très noble dame, et aussi bonne de cœur que vous êtes belle de visage, pour que je me sois sentie gagnée d’affection pour vous. Vous ne savez point comme vous êtes aimée des petites gens ; il faut entendre parler de la reine, aux cuisines, aux écuries, aux buanderies ! C’est là, Madame, que vous avez des âmes dévouées, bien plus que parmi les grands barons. Vous nous avez conquis le cœur à tous, et même le mien qui vous était le plus fermé ; vous n’avez pas maintenant de servante plus attachée que moi, acheva Eudeline en saisissant la main de la reine pour y poser les lèvres. 
  - Ta fille te sera rendue, dit Clémence, et je la protégerai. J’en veux parler au roi. 
  - N’en faites rien, Madame, je vous en prie, s’écria Eudeline. 
  - Le roi me comble de cadeaux que je ne souhaite pas ; il peut bien m’en accorder un qui me plaise ! 
  - Non, non, je vous en supplie, n’en faites rien, répéta Eudeline. J’aime mieux voir ma fille sous le voile que de la voir sous terre. 
  Clémence, pour la première fois depuis le début de l’entretien, eut un sourire, presque un rire. 
  - Les gens de ta condition, en France, ont-ils donc si peur du roi ? Ou bien est-ce le souvenir du roi Philippe, qu’on disait être sans merci, qui pèse encore sur vous ? 
  Si Eudeline éprouvait une véritable affection pour la reine, elle n’en gardait pas moins au Hutin une solide rancune ; l’occasion était belle de satisfaire à la fois ces deux sentiments. 
  - Vous ne connaissez pas encore Monseigneur Louis comme chacun le connaît ici ; il ne vous a pas encore montré le revers de son âme. Personne n’a oublié, dit-elle en baissant la voix, que notre sire Louis a fait tourmenter les serviteurs de son hôtel, après le procès de Madame Marguerite, et que huit cadavres, tout mutilés et brisés, ont été repêchés au pied de la tour de Nesle. Ils y ont été poussés par le hasard, pensez-vous ? Je n’aimerais pas que le hasard nous poussât, ma fille et moi, du même côté.    
  - Ce sont là commérages que font circuler les ennemis du roi… 
  Mais en même temps qu’elle prononçait ces paroles, Clémence se rappelait les allusions du cardinal Duèze, en Avignon. « Aurais-je épousé un cruel ? » se demandait-elle. 
  - J’ai regret, si j’ai trop parlé, reprit Eudeline. Dieu veuille que vous n’ayez rien à apprendre de pire, et que votre grande bonté vous laisse en ignorance. 
  - Quel est ce pire que je pourrais apprendre ?… Cela touche-t-il à la fin de Madame Marguerite ?…     
  Eudeline haussa tristement les épaules. 
  - Vous êtes la seule à la cour, Madame, pour qui la chose fasse un doute. Si vous n’êtes pas encore informée, c’est que d’aucuns guettent un méchant moment, peut-être, pour vous mieux nuire. Il l’a fait étouffer, on le sait bien. Autour de Château-Gaillard, on ne se prive point de le dire… Mais à vous connaître on finit par approuver le roi. 
  - Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible… est-ce possible qu’on ait tué pour m’épouser ! gémit Clémence en se cachant le visage dans les mains. 
  - Ah ! Ne vous remettez pas à pleurer, Madame, dit Eudeline. Ce sera bientôt l’heure du souper, et vous n’y pouvez paraître ainsi. Il faut vous rafraîchir le visage. 
  Elle alla chercher un bassin d’eau fraîche et un miroir, pressa un linge mouillé sur les joues de la reine, lui rattacha une tresse qui s’était défaite. Elle avait une grande douceur de gestes, et une sorte de tendresse protectrice. Un moment les visages des deux femmes apparurent côte à côte dans le miroir, deux visages aux mêmes teintes blondes et dorées, aux mêmes yeux larges et bleus. 
   - Tu sais que nous nous ressemblons, dit la reine. 
  - C’est bien le plus beau compliment qu’on m’ait jamais fait, et je voudrais fort que ce fût vrai, répondit Eudeline. 
  Comme leur émotion à toutes les deux était profonde, et qu’elles avaient un égal besoin d’amitié, le même mouvement les poussa l’une vers l’autre, et elles se tinrent un instant embrassées.

Demain 2ème partie La fourchette et le prie - dieu

samedi 24 novembre 2018

Les poisons e la couronne - ch 3 - Le econd couple du royaume



III
LE SECOND COUPLE DU ROYAUME

  Hesdin était une importante forteresse à trois enceintes, entrecoupée de fossés, hérissée de tours flanquantes, truffée de bâtiments, d’écuries, de greniers, de resserres, et reliée par plusieurs souterrains à la campagne environnante. Une garnison de huit cents archers pouvait y tenir à l’aise. À l’intérieur de la troisième cour se trouvait la résidence principale des comtes d’Artois, composée de divers corps de logis somptueusement meublés. -
  - Tant que j’aurai cette place, avait coutume de dire Mahaut, mes méchants barons ne viendront pas à bout de moi. Ils s’useront bien avant que mes murs n’aient cédé, et mon neveu Robert se leurre s’il pense que jamais je le laisserai s’emparer d’Hesdin. 
  - Hesdin m’appartient de droit et d’héritage, déclarait de son côté Robert d’Artois ; ma tante Mahaut me l’a volé comme tout mon comté. Mais je ferai tant que je le lui reprendrai. 
  Lorsque les alliés, escortant le char de Jeanne de Poitiers, et portant au bout d’une pique la tête du sergent Cornillot, parvinrent à la nuit tombante devant la première enceinte, leur nombre s’était réduit sensiblement. Le sire de Journy, prétextant qu’il devait surveiller la rentrée de son regain, avait quitté le cortège, imité bientôt du sire de Givenchy récemment. 
   Ils eurent à parlementer un bon moment avant qu’on ne leur permît de franchir le premier corps de garde. Puis, ils durent attendre encore, et Jeanne de Poitiers au milieu d’eux, entre la première et la seconde enceinte. 
  La nouvelle lune s’était levée dans un ciel encore clair. Mais l’ombre s’épaississait au fond des cours d’Hesdin. Tout était tranquille, trop tranquille même, au goût des barons. Ils s’étonnaient de voir si peu d’hommes d’armes. Un cheval au fond d’une écurie hennit, ayant flairé la présence d’autres chevaux. La fraîcheur du soir s’installait, où Jeanne reconnaissait des parfums d’enfance. Madame de Beaumont, dans le char, continuait à gémir qu’elle se mourait. Les barons discutaient entre eux. Certains estimaient qu’ils en avaient assez fait pour le moment, que l’affaire commençait à sentir le traquenard, et que l’on aurait avantage à revenir en force, un autre jour. Jeanne vit l’instant où elle allait être emmenée, elle aussi, en otage. Enfin, le deuxième pont-levis s’abaissa, puis le troisième. Les barons hésitaient. 
  - Es-tu bien sûre que ma mère soit ici ? souffla Jeanne à Béatrice d’Hirson. 
  - Je vous le jure sur ma vie, Madame. 
  Alors Jeanne pencha la tête hors du char. 
  - Eh bien ! Messeigneurs, dit-elle, avez-vous perdu la hâte que vous montriez de parler à votre suzeraine, et le courage vous manque-t-il au moment de l’approcher ? 
  Ces paroles poussèrent les barons en avant et, pour ne pas démériter aux regards d’une femme, ils entrèrent dans la troisième cour où ils mirent pied à terre. 
  Si préparé qu’on soit à un événement, il est rare qu’il survienne de la manière qu’on attendait. Jeanne de Poitiers avait envisagé de vingt façons le moment où elle se retrouverait en présence des siens. Elle s’était apprêtée à tout, à l’accueil glacial comme aux embrassements, à la grande scène de réhabilitation officielle comme à l’intime réunion de réconciliation. Pour chaque éventualité, elle avait construit son attitude et prévu des paroles. Mais jamais elle n’avait imaginé qu’elle rentrerait au château de famille escortée du désordre de la guerre civile et d’une dame de parage en train de faire une fausse couche. Lorsque Jeanne pénétra dans la grand-salle éclairée aux cierges où la comtesse Mahaut, debout, bras croisés, lèvres serrées, regardait s’avancer les barons, ses premiers mots furent pour dire : 
  - Ma mère, il faut donner secours à madame de Beaumont qui est en train de perdre son fruit. Vos vassaux lui ont causé trop violente peur. 
  Aussitôt la comtesse chargea sa filleule Mahaut d’Hirson, une sœur de Béatrice qui était également de ses demoiselles de parage, d’aller quérir maître Hermant et maître Pavilly, ses physiciens particuliers, pour qu’ils portassent leurs soins à la malade. Puis, retroussant ses manches et s’adressant aux barons :   
  - Sont-ce là, méchants sires, des actions de chevalerie, que de vous en prendre à ma noble fille et aux dames de sa suite, et croyez-vous ainsi me faire fléchir ? Aimeriez-vous qu’on en usât de même avec vos femmes et vos pucelles lorsqu’elles cheminent par les routes ? Allons répondez, et dites-moi quelle est l’excuse à vos forfaits, pour lesquels je demanderai punition au roi ! 
  Les alliés poussèrent Souastre en avant.  
  - Parle ! Dis ce que tu dois… 
  Souastre toussa pour s’éclaircir la gorge. Il avait tant parlé, vitupéré, crié ses griefs, harangué ses partisans, que maintenant, au moment le plus important, la voix lui manquait. 
  - Or ça, Madame, commença-t-il d’un ton enroué, nous voulons savoir si vous allez enfin désavouer votre mauvais chancelier qui étouffe nos requêtes, et consentir à nous reconnaître nos coutumes comme elles étaient du temps de Saint Louis… 
  Il s’interrompit parce qu’un nouveau personnage entrait dans la pièce, et que ce personnage était le comte de Poitiers. La tête un peu inclinée vers l’épaule, il avançait à longs pas tranquilles. Les barons, qui ne s’attendaient pas à voir surgir ainsi le frère du roi, se tassèrent les uns contre les autres. -

  -  Messeigneurs… dit le comte de Poitiers. 
  Il s’arrêta, ayant aperçu Jeanne. Il vint à elle et la baisa sur la bouche, de la façon la plus naturelle du monde, devant toute l’assistance, pour bien prouver par-là que sa femme était pleinement revenue en grâce et que donc les intérêts de Mahaut étaient pour lui affaires de famille.  
  - Alors, Messeigneurs, reprit-il, vous voici mécontents. Eh bien ! Nous aussi. Alors si nous nous entêtons de part et d’autre, et usons de violence, nous n’arriverons à rien de profitable… Ah ! Je vous reconnais, Bailliencourt ; vous étiez à l’ost… La violence, c’est le recours des gens qui ne savent pas penser… Je vous salue, Caumont… Ah ! Mon cousin de Fiennes ! Je n’attendais pas votre visite en telle compagnie… 
  En même temps, il passait parmi eux, les dévisageant, s’adressant nommément à ceux qu’il avait déjà eu l’occasion de voir, et leur tendant la main, à plat, pour qu’ils y posassent leurs lèvres, en signe d’hommage. -
   - Si la comtesse d’Artois voulait vous châtier des mauvais usages que vous venez d’avoir envers elle, cela lui serait facile… Messire de Souastre, regardez par cette fenêtre et dites-moi si vous auriez chance d’échapper ? 
  Quelques alliés se portèrent aux fenêtres ; les murs s’étaient garnis de casques qui se découpaient sur le crépuscule. Une compagnie d’archers s’installait dans la cour, et des sergents se tenaient prêts, au premier signe, à remonter les ponts et à faire choir les herses. 
  - Fuyons, s’il en est temps, murmurèrent certains. 
  - Mais non, Messeigneurs, ne fuyez pas ; votre fuite ne vous mènerait pas plus loin que le second mur. Encore une fois, je vous dis que nous voulons éviter la violence, et je prie votre suzeraine de ne point user des armes contre vous. N’est-ce pas, ma mère ? 
  La comtesse Mahaut approuva d’un bref signe de tête. 
  - Tentons de résoudre autrement nos différends, poursuivit le comte de Poitiers en s’asseyant. 
  Il convia les barons à en faire autant, et demanda qu’on leur servît à boire. Comme il n’y avait pas assez de sièges pour tous, quelques uns s’assirent à même le sol. Cette alternance de menaces et de courtoisie les désorientait. Philippe de Poitiers leur parla longuement. Il leur démontra que la guerre civile n’apportait que le malheur, qu’ils étaient sujets du roi avant que d’être sujets de la comtesse, et qu’ils devaient se soumettre à l’arbitrage du souverain. Or celui-ci avait envoyé deux émissaires, messires Flotte et Paumier, avec mission de conclure une trêve. Pourquoi les alliés refuseraient-ils la trêve ? 
  - Mes compagnons n’ont plus confiance en la comtesse Mahaut, répondit Jean de Fiennes. 
  - La trêve vous était demandée au nom du roi ; c’est donc au roi que vous faites affront, en doutant de sa parole. 
  - Mais Monseigneur Robert nous avait assuré… dit Souastre. 
  - Ah ! J’attendais bien cela ! Prenez garde, mes bons sires, à ne pas trop écouter les avis de Monseigneur Robert qui parle un peu facilement au nom du roi, et vous fait travailler pour son compte. Notre cousin d’Artois a perdu sa cause contre Madame Mahaut depuis six années, et le roi mon père, dont Dieu garde l’âme, en a jugé lui-même. Ce qui se passe en ce comté ne regarde que vous, la comtesse et le roi. 
  Jeanne de Poitiers observait son mari. Elle entendait avec bonheur le timbre égal de sa voix ; elle prenait plaisir à reconnaître cette façon qu’il avait de brusquement relever les paupières, pour ponctuer ses phrases, et cette nonchalance de l’attitude qui n’était que force dissimulée. Philippe paraissait mûri. Ses traits s’étaient accusés ; son grand nez maigre se découpait davantage ; son visage avait pris une structure définitive. 
  En même temps, Philippe semblait avoir acquis une singulière autorité comme si, depuis la mort de son père, une partie de la majesté naturelle du défunt fût passée en lui. Au bout d’une grande heure employée à parlementer, le comte de Poitiers obtint ce qu’il voulait, ou du moins ce qui se pouvait raisonnablement obtenir. Denis d’Hirson serait libéré ; Thierry, provisoirement, ne reparaîtrait pas en Artois, mais l’administration de la comtesse resterait en place, jusqu’à la fin des enquêtes. La tête du sergent Cornillot serait remise aux siens pour recevoir une sépulture chrétienne… 
  - Car, dit le comte de Poitiers, c’est se conduire en mécréants et non en défenseurs de la vraie foi que d’agir comme vous l’avez fait. De telles actions ouvrent la voie à des œuvres de vindicte dont vous seriez bientôt victimes à votre tour. 
  Les sires de Licques et de Nédonchel ne subiraient aucunes représailles, car ils n’avaient voulu que le bien de tous. Les dames et demoiselles seraient respectées de part et d’autre, comme il se devait en terre de chevalerie. Et puis tout le monde se retrouverait à Arras, au bout de la quinzaine, c’est-à-dire le 7 octobre, afin de conclure une trêve jusqu’à la fameuse conférence de Compiègne, tant de fois repoussée, et que l’on fixait cette fois au 15 novembre. 
  Si les deux Guillaume, Flotte et Paumier, ne réussissaient pas à accorder les souhaits des barons et les désirs du roi, on verrait à envoyer d’autres négociateurs. 
  - Il n’est point besoin de signer rien aujourd’hui ; je fais confiance, Messeigneurs, à votre parole, dit le comte de Poitiers. Vous êtes hommes de raison et d’honneur ; je sais bien que vous, Fiennes, et vous, Souastre, et vous, Loos, et tous, tant que vous êtes, aurez à cœur de ne pas me décevoir, et de ne point me laisser m’engager en vain auprès du roi. Et vous saurez faire entendre sagesse à vos amis afin qu’ils respectent nos conventions. 
  Il les avait si bien manœuvrés qu’ils partirent en le remerciant, comme s’ils avaient trouvé en lui un défenseur. Ils reprirent leurs chevaux, franchirent les trois ponts-levis et s’enfoncèrent dans la nuit. 
  - Mon cher fils, dit Mahaut, vous m’avez sauvée. Je n’aurais pas su montrer tant de patience. 
  - Je vous ai gagné un répit de quinze jours, dit Philippe en haussant les épaules. Les coutumes de Saint Louis ! Ils commencent à me lasser, tous, avec les coutumes de Saint Louis ! On croirait que mon père n’a jamais vécu. Faut-il donc toujours, quand un grand roi a fait progresser le royaume, qu’il se trouve des sots pour s’obstiner à revenir en arrière ? Et mon frère les encourage ! 
  - Ah ! quelle pitié, Philippe, que vous ne soyez roi ! dit Mahaut. Philippe ne répondit pas ; il regardait sa femme. Celle-ci, maintenant que ses frayeurs étaient dissipées et qu’elle touchait au terme de tant de mois d’espérance, sentait soudain toute force se retirer d’elle et luttait contre les larmes. Pour cacher son trouble, elle allait à travers la pièce, reprenant contact avec les lieux de sa jeunesse. Mais chaque objet reconnu augmentait son émotion. Elle touchait l’échiquier de jaspe et calcédoine sur lequel elle avait appris à jouer. 
  - Tu vois, rien n’est changé, dit Mahaut. 
  - Non, rien n’est changé, répéta Jeanne, la gorge serrée. 
  Elle se détourna vers la librairie, l’une des plus riches du royaume, en dehors des librairies de monastères, et qui contenait douze volumes. Jeanne caressa du doigt les reliures… les Enfances d’Ogier, la Bible en français, la Vie des Saints, le Roman de Renart, le Roman de Tristan… Elle avait tant de fois regardé, en compagnie de sa sœur Blanche, les belles enluminures peintes sur les feuilles de parchemin ! Et l’une des dames de Mahaut leur faisait la lecture.  
  - Celui-ci, tu le connaissais… oui, je l’avais déjà acheté, dit Mahaut en montrant le Roman de la violette. 
  Elle cherchait à dissiper la gêne qui les gagnait tous trois. À ce moment, le nain de Mahaut, qu’on appelait Jeannot le Follet, entra, tenant le cheval de bois sur lequel il était censé caracoler à travers la demeure. Âgé de plus de quarante ans, il avait une tête large avec de gros yeux de chien et un petit nez camus. Il arrivait tout juste à la hauteur des tables ; on le vêtait d’une robe brodée de « bestelettes ». 
  Lorsqu’il aperçut Jeanne, il eut un grand saisissement ; sa bouche s’ouvrit, mais sans rien prononcer ; et au lieu d’avancer en faisant des cabrioles comme c’était son devoir, il courut précipitamment vers la jeune femme et s’aplatit au sol pour lui baiser les pieds. La résistance de Jeanne, son contrôle sur elle-même, cédèrent d’un coup. Brusquement, elle se mit à sangloter, se tourna vers le comte de Poitiers, vit qu’il lui souriait, et se jeta dans ses bras en balbutiant : -
  - Philippe !… Philippe !… Enfin, je vous ai retrouvé ! 
  La dure comtesse Mahaut éprouva un petit pincement au cœur parce que sa fille s’était élancée vers son mari, et non vers elle, pour pleurer de bonheur. « Mais que souhaitais-je d’autre ? pensa Mahaut. Allons, c’est cela le plus important, j’ai réussi. » 
  - Philippe, votre femme est lasse, dit-elle. Conduisez-la dans vos appartements. On vous y montera votre souper. Et comme ils passaient près d’elle, elle ajouta, plus bas : 
  - Je vous avais bien dit qu’elle vous aimait. 
  Elle les contempla tandis qu’ils passaient la porte. Puis elle fit signe à Béatrice d’Hirson de les suivre, discrètement. Plus tard, dans la nuit, alors que la comtesse Mahaut, pour réparer ses fatigues, avalait au lit son sixième et dernier repas, Béatrice entra, un demi-sourire aux lèvres. 
  - Alors ? dit Mahaut. 
  - Alors, Madame, le philtre a bien eu l’effet que nous en attendions. À présent, ils dorment. Mahaut se renversa un peu sur ses oreillers. 
  - Dieu soit loué, dit-elle. Nous avons refait le second couple du royaume.

Demain 2ème partie ch 3 L'amitié d'une servante 

vendredi 23 novembre 2018

Les poisons de la couronne - 2ème partie - ch 2 Jeanne comtesse de Poitiers



II
JEANNE, COMTESSE DE POITIERS 
 
  Le grand char de voyage, tout sculpté, peint et doré, glissait entre les arbres. Il était si long qu’il fallait parfois s’y prendre en deux temps pour lui faire franchir les tournants, et les hommes d’escorte mettaient pied à terre afin de le pousser dans les raidillons. Bien que l’énorme caisse de chêne fût posée à même les essieux, on ne sentait pas trop à l’intérieur les cahots du chemin, tant il y avait de coussins et de tapis accumulés. 
  Six femmes y étaient installées un peu comme dans une chambre, bavardant, jouant aux osselets ou aux devinettes. On entendait bruisser les basses branches contre le cuir du toit. Jeanne de Poitiers écarta le rideau peint des fleurs de lis et des trois châteaux d’or d’Artois. 
  — Où sommes-nous ? demanda-t-elle. 
  — Nous longeons l’Authie, Madame… répondit Béatrice d’Hirson. Nous venons de traverser Auxi-le-Château. Avant une heure, nous serons à Vitz, chez mon oncle Denis… Il va être bien aise de vous revoir. Et peut-être Madame Mahaut y sera-t-elle déjà, avec Monseigneur votre époux. 
  Jeanne de Poitiers regardait le paysage, les arbres encore verts, les prés où les paysans fauchaient un regain rare, sous un ciel ensoleillé. Comme il arrive souvent après les étés mouillés, le temps, en cette fin de septembre, s’était mis au beau. 
  — Madame Jeanne, je vous en prie… ne vous penchez pas ainsi à tout moment, reprit Béatrice. Madame Mahaut a recommandé que vous preniez bien garde à ne point vous montrer… lorsque nous serions en Artois. 
  Mais Jeanne ne pouvait pas se contenir. Regarder ! Elle ne faisait rien d’autre depuis huit jours qu’elle était libérée. Comme un affamé se gorge de nourriture sans croire qu’il pourra jamais se rassasier, elle reprenait par le regard possession de l’univers. Les feuilles aux arbres, les nuages légers, un clocher qui se dessinait dans le lointain, le vol d’un oiseau, l’herbe des talus, tout lui paraissait d’une exaltante splendeur. Lorsque les portes du château de Dourdan s’étaient ouvertes devant elle, et que le capitaine de la forteresse, s’inclinant fort bas, lui avait offert ses vœux de bonne route en lui exprimant combien il s’était senti honoré de l’avoir eue pour hôte, Jeanne avait été prise d’une sorte de vertige. « Me réhabituerai-je jamais à la liberté ? » se demanda-t-elle. 
  À Paris, une déception l’attendait. Sa mère avait dû partir précipitamment pour l’Artois. Mais elle lui avait laissé son char de voyage, ainsi que plusieurs dames de parage et de nombreuses servantes. Tandis que tailleurs, couturières et brodeuses se hâtaient de lui reconstituer une garde-robe, Jeanne avait profité de cet arrêt de quelques jours pour parcourir, en compagnie de Béatrice, la capitale. Elle s’y sentait comme une étrangère, venue de l’autre bout du monde, et émerveillée par tout ce qu’elle voyait. Les rues ! Elle ne se lassait pas du spectacle des rues. Les étalages de la Galerie mercière, les boutiques du quai des Orfèvres !… Elle avait envie de tout palper, de tout acheter. Encore qu’elle gardât ce maintien distant, contrôlé, qui avait toujours été le sien, ses yeux brillaient, son corps s’animait d’une joie sensuelle au toucher des brocarts, des perles, des bijoux. Et pourtant, elle ne pouvait chasser le souvenir d’être venue, en ces mêmes boutiques, avec Marguerite de Bourgogne, Blanche, les frères d’Aunay… 
  « Je m’étais assez promis, en ma prison, si jamais j’en sortais, se disait-elle, de ne plus accorder mon temps aux choses frivoles. D’ailleurs, je ne m’y complaisais pas tellement naguère ! D’où me vient cette fringale que je ne puis réprimer ? » 
  Elle observait les toilettes des femmes, notait des détails nouveaux sur les coiffes, les robes et les surcots. Elle cherchait à lire dans les yeux des hommes l’impression qu’elle produisait. Les compliments muets qu’elle recevait, la manière dont les jeunes gens tournaient la tête pour suivre son passage, pouvaient la rassurer pleinement. À sa coquetterie, elle trouvait une excuse hypocrite. « J’ai besoin de savoir si je possède encore des charmes, pour mon époux. » 
  À vrai dire, ses seize mois de détention l’avaient peu marquée. Le régime de Dourdan n’était en rien comparable à celui de Château-Gaillard. Jeanne y disposait d’un logis décent, d’une servante ; elle était autorisée à lire, à broder, et même à se promener dans le verger du château. Elle s’était ennuyée, intolérablement, plus qu’elle n’avait souffert. Sous de fausses nattes roulées autour des oreilles, son cou mince soutenait toujours avec la même grâce sa tête petite, aux pommettes hautes, aux yeux dorés et allongés vers les tempes, ces yeux qui faisaient songer, comme sa démarche, comme toute sa personne, aux blonds lévriers de Barbarie. 
  Jeanne ressemblait bien peu à sa mère, sinon par la robustesse de la santé, et tenait plutôt, pour l’apparence, du côté du feu comte palatin qui avait été un seigneur plein d’élégance. Maintenant qu’elle approchait du but de son voyage, Jeanne sentait croître son impatience ; ces dernières heures lui semblaient plus longues que tous les mois écoulés. Les chevaux n’avaient-ils pas diminué leur train ? Ne pouvait-on pas presser les palefreniers ? 
  — Ah ! À moi aussi, Madame, il tarde d’être à la halte, mais non pour les mêmes motifs que vous, disait une des dames de parage, à l’autre bout du char. 
  Cette personne, la dame de Beaumont, était enceinte de six mois. La route commençait à lui être pénible ; parfois, elle abaissait les yeux vers son ventre en poussant un si gros soupir que les autres femmes ne pouvaient s’empêcher d’en rire. Jeanne de Poitiers dit à mi-voix à Béatrice : 
  — Es-tu bien sûre que mon époux n’a pas pris d’autre attachement pendant tout ce temps ? Ne m’as-tu pas menti ? 
  — Mais non, Madame, je vous l’assure… Et d’ailleurs, Monseigneur de Poitiers aurait-il tourné les yeux vers d’autres femmes qu’il ne pourrait plus y penser maintenant… après avoir bu ce philtre qui va vous le rendre tout entier. Voyez ; c’est lui qui a demandé au roi votre retour… 
  « Et même s’il a une maîtresse, qu’importe, je m’en accommoderai. Un homme, même partagé, vaut mieux que la prison », pensait Jeanne. 
  De nouveau, elle écarta le rideau comme si cela devait activer l’allure. 
  — De grâce, Madame, dit Béatrice, ne vous montrez point tant… On ne nous aime guère en ce moment par ici. 
  — Pourtant les gens semblent bien affables. Ces manants qui nous saluent n’ont-ils pas une mine avenante ? répondit Jeanne. 
  Elle laissa retomber le rideau. Elle ne vit pas qu’aussitôt le char passé, trois paysans, qui venaient de la saluer bien bas, rentraient en courant dans le sous-bois pour y détacher des chevaux et partir au galop. 
  Un moment après, le char pénétra dans la cour du manoir de Vitz ; l’impatience de la comtesse de Poitiers eut à subir là une nouvelle épreuve. Denis d’Hirson, en l’accueillant, lui apprit que ni la comtesse d’Artois ni le comte de Poitiers n’étaient venus, et qu’ils l’attendaient au château d’Hesdin, à dix lieues plus au nord. Jeanne pâlit. 
  — Que signifie ceci ? demanda-t-elle en aparté à Béatrice. Ne dirait-on pas une dérobade pour ne point me voir ? 
  Et une brusque angoisse lui vint. Tout ce voyage, et la pinte de sang tirée de son bras, le philtre, les civilités du gardien de Dourdan, n’étaient-ils pas les éléments d’une comédie montée où Béatrice jouait la mauvaise larronne ? Jeanne, après tout, n’avait aucune preuve que son mari l’eût vraiment réclamée. N’était-on pas en train simplement de la conduire d’une prison dans une autre, tout en entourant ce transfert, pour de mystérieuses raisons, des apparences de la liberté ? 
  À moins, à moins… et Jeanne frémissait d’envisager le pire… qu’on n’eût pris la précaution de la montrer, à Paris, libre et graciée, pour ensuite la faire impunément disparaître. Béatrice ne lui avait pas caché que Marguerite était morte dans des conditions fort suspectes. Jeanne se demandait si elle n’allait pas subir un sort semblable. Elle apprécia peu le repas que Denis d’Hirson lui offrit. L’état de bonheur qu’elle connaissait depuis huit jours avait fait place brusquement à une atroce anxiété, et elle cherchait à lire son destin sur les visages qui l’entouraient. Béatrice, la voix traînante et toujours vaguement ironique, était impénétrable. Son oncle le trésorier, lui, parlait à peine, répondait de travers aux questions et montrait tous les signes de la préoccupation. 
  Il y avait là deux seigneurs, les sires de Licques et de Nédonchel, qui avaient été présentés à Jeanne comme ses escorteurs jusqu’à Hesdin. Elle leur trouvait la mine peu avenante. N’étaient-ils pas chargés d’une sinistre besogne à quelque tournant de route ? Nul, s’adressant à Jeanne, ne faisait allusion à sa détention ; tout le monde affectait d’ignorer qu’elle eût jamais été en prison, et cela même ne la rassurait guère. Les conversations, auxquelles elle ne comprenait rien, roulaient uniquement sur la situation en Artois, sur les coutumes, sur l’entrevue de Compiègne proposée par les envoyés du roi, sur les troubles. 
  — N’avez-vous point remarqué, Madame, d’agitation sur votre chemin, ni de rassemblement d’hommes en armes ? demanda Denis d’Hirson à Jeanne. 
  — Je n’ai rien vu de tel, messire Denis, répondit-elle, et les campagnes m’ont paru fort calmes.  
  — On m’a pourtant signalé des mouvements ; deux de nos prévôts ont été attaqués ce matin. 
  Jeanne inclinait de plus en plus à croire que toutes ces paroles n’avaient d’autre objet que d’endormir sa méfiance. Il lui semblait qu’un filet invisible se resserrait. Elle se sentait seule, abominablement seule… 
  La dame enceinte mangeait avec une extraordinaire gloutonnerie et continuait à pousser de gros soupirs en regardant son ventre. Le sire de Nédonchel, homme aux longues dents, au visage jaune et aux épaules voûtées, disait : 
  — La comtesse Mahaut, je vous assure, messire Denis, sera forcée de céder. Usez de votre empire sur elle. Qu’elle cède, au moins en partie. Qu’elle renonce à votre frère, si dur qu’il nous soit de vous le dire, ou qu’elle feigne d’y renoncer, car jamais les alliés ne voudront traiter tant qu’il sera chancelier. Le sire de Licques et moi-même risquons gros à demeurer fidèles à la comtesse, tout en faisant mine d’agir avec les autres barons. Plus elle attend, plus son neveu Robert gagne sur les esprits. 
  À ce moment, un sergent, nu-tête et hors d’haleine, pénétra dans la salle du repas. 
  — Qu’y a-t-il, Cornillot ? demanda Denis d’Hirson.     
  Le sergent Cornillot chuchota quelques phrases hachées à l’oreille de Denis d’Hirson. Celui-ci devint blême, rabattit la nappe qui lui couvrait les genoux, sauta de son banc. 
  — Un moment, mes seigneurs, il me faut aller voir…   
  Et il s’enfuit à toutes jambes par une des petites portes de la salle, suivi de Cornillot qui lui collait aux chausses. Leurs pas précipités décrurent dans un escalier. L’instant d’après, alors que les convives n’étaient pas encore revenus de leur surprise, une grande clameur monta de la cour. On eût dit qu’une armée entière venait d’y entrer au galop. Un chien, qui avait dû recevoir un coup de sabot, hurlait à la mort. Licques et Nédonchel coururent aux fenêtres, tandis que les femmes d’escorte de la comtesse de Poitiers se tassaient dans un coin de la pièce comme un troupeau de pintades. Auprès de Jeanne, seules étaient restées Béatrice et la dame enceinte dont le visage avait pris une mauvaise couleur. Béatrice joignit les mains ; elle tremblait. Jeanne comprit qu’elle n’était certainement pas de connivence avec les assaillants. Mais cela ne rendait pas la situation plus gaie et, de toute manière, le temps manquait pour penser. 
  La porte vola plutôt qu’elle ne s’ouvrit, et une vingtaine de barons, conduit par Souastre et Caumont, entrèrent l’épée au poing, en hurlant : 
  — Où est le traître, où est le traître ? Où se cache-t-il ? 
  Ils s’arrêtèrent, un peu hésitants devant le spectacle qui s’offrait à eux. Ils avaient plusieurs motifs de surprise. D’abord, l’absence de Denis d’Hirson, qu’ils étaient sûrs de trouver là et qui venait de disparaître comme derrière le voile d’un enchanteur. Et puis ce groupe de femmes jacassantes ou pâmées, se serrant les unes contre les autres et qui se voyaient déjà promises à un viol général. Enfin et surtout la présence de Licques et de Nédonchel. L’avant-veille encore, à Saint-Pol, ces deux chevaliers étaient du nombre des conjurés, et voici qu’on les découvrait attablés dans une maison du camp adverse. 
  Les transfuges furent copieusement insultés ; on leur demanda combien ils touchaient pour leur parjure, s’ils s’étaient vendus aux Hirson pour trente deniers ; et Souastre appliqua son gantelet de fer sur la longue face jaune de Nédonchel, qui se mit à saigner de la bouche. Licques s’efforçait de s’expliquer, de se justifier. 
  — Nous étions venus plaider votre cause, nous voulions éviter des morts et des ravages inutiles. Nous étions près d’obtenir par paroles mieux que vous par vos épées. 
  On le contraignit à se taire en l’accablant d’injures. Dans la cour, les autres alliés continuaient de mener tapage. Ils n’étaient pas moins d’une centaine. 
  — Ne dites pas mon nom, souffla Béatrice à la comtesse de Poitiers, car c’est à ma famille qu’ils en ont. La dame enceinte eut une crise de nerfs et s’écroula sur son banc. 
  — Où est la comtesse Mahaut ? criaient les barons. Il faudra bien qu’elle nous entende ! Nous savons qu’elle se trouve ici, nous avons suivi son char. 
  Les choses commençaient à s’éclaircir pour Jeanne Ce n’était pas à sa vie, spécialement, que les braillards en voulaient. Son premier mouvement de frayeur passé, la colère lui vint à la gorge, le sang des d’Artois se réveillait en elle. 
  — Je suis la comtesse de Poitiers, s’écria-t-elle, et le char que vous avez vu me transportait. J’apprécie peu qu’on pénètre avec tant de fracas dans le lieu où je suis. 
  Comme les insurgés ignoraient qu’elle fût sortie de prison, cette annonce imprévue les rendit un moment silencieux. Ils allaient décidément de surprise en surprise. 
  — Voulez-vous me dire vos noms, reprit Jeanne, car j’ai coutume de ne parler qu’aux gens qui me sont nommés, et j’ai peine à savoir qui vous êtes sous vos harnois de guerre. 
  — Je suis le sire de Souastre, répondit le meneur aux gros sourcils roux, et celui-ci est mon compagnon Caumont Et voici Monseigneur Jean de Fiennes, et messire de Saint-Venant, et messire de Longvillers ; nous cherchons la comtesse Mahaut. 
  — Comment ? coupa Jeanne. Je n’entends que noms de gentilshommes ! Je ne l’aurais point cru à votre manière d’en user avec des dames qu’il vous conviendrait de protéger et non d’assaillir. Voyez madame de Beaumont qui est grosse presque à mettre bas, et que vous venez de faire pâmer. N’en avez-vous point honte ? 
  Un flottement se dessina parmi les alliés. Jeanne était belle, et sa manière de tenir tête leur en imposait. Et puis, elle était la belle-sœur du roi et paraissait revenue en grâce. Jean de Fiennes, le mieux né et le plus important de ces seigneurs, se souvenait d’avoir vu Jeanne, naguère, à la cour. Il l’assura qu’ils ne lui voulaient aucun mal, leur expédition ne visait que Denis d’Hirson, parce qu’il avait juré qu’il reniait son frère et ne tenait pas son serment. 
  En vérité, ils avaient espéré prendre Mahaut dans un piège et la contraindre par la force. Pour se venger de leur déconvenue, ils mirent la maison au pillage. Pendant une heure, le manoir de Vitz résonna du fracas des portes claquées, de l’éventrement des meubles et de bris des vaisselles. On arrachait des murs tapisseries et tentures, on raflait l’argenterie sur les crédences. Puis, un peu calmés mais toujours menaçants, les insurgés firent remonter Jeanne et ses femmes dans le grand char doré, Souastre et Caumont prirent le commandement de l’escorte, et le char, environné d’un bruissement d’acier, s’engagea sur la route d’Hesdin. 
  Les alliés, de cette façon, étaient sûrs maintenant de parvenir jusqu’à la comtesse d’Artois. À la sortie du bourg d’Ivergny, distant d’environ une lieue, un arrêt se produisit. Quelques alliés, lancés à la recherche de Denis d’Hirson, venaient de le rattraper au moment où il essayait de franchir l’Authie en traversant les marécages. Il apparut crotté, battu, saignant, enchaîné, et titubant entre deux barons à cheval. 
  — Que vont-ils lui faire ? Que vont-ils lui faire ? murmura Béatrice. Dans quel état l’ont-ils mis ! 
  Et elle commença de prononcer à voix basse de mystérieuses prières qui n’avaient de sens ni en latin ni en français. Après quelques palabres, les barons décidèrent de le garder comme otage, en l’enfermant dans un château voisin. Mais leur fureur meurtrière avait besoin d’une victime. Le sergent Cornillot avait été pris en même temps que Denis. Or ce même Cornillot, pour son malheur, avait participé quelque temps auparavant à l’arrestation de Souastre et de Caumont. Ceux-ci le reconnurent et les alliés exigèrent qu’on lui réglât son compte sur-le-champ. Mais il fallait que sa mort servît d’exemple et donnât à réfléchir à tous les sergents de Mahaut. Certains préconisaient la pendaison, d’autres voulaient que Cornillot fût roué, d’autres encore qu’il fût enterré vif. Dans une grande émulation de cruauté, on discutait devant lui de la manière dont on allait le tuer, tandis qu’à genoux, le visage en sueur, le sergent braillait son innocence et suppliait qu’on l’épargnât. 
  Souastre trouva une solution qui mit tout le monde d’accord, sauf le condamné. On alla chercher une échelle. On hissa Cornillot dans un arbre où on le hala par les aisselles, puis, quand il eut gigoté un bon moment pour la joie des barons, on coupa la corde et on le laissa tomber sur le sol. Le malheureux, les jambes brisées, hurla tout le temps qu’on creusa sa tombe. On l’enterra debout, sa tête seule émergeant où roulaient des yeux fous. 
  Le char de la comtesse de Poitiers attendait toujours au milieu du chemin, et les dames d’escorte se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre les cris du supplicié. La comtesse de Poitiers se sentait défaillir mais n’osait intervenir, de peur que la colère des alliés ne se retournât contre elle. Enfin, Souastre tendit sa grande épée à l’un de ses valets d’armes. La lueur de la lame brilla au ras du sol et la tête du sergent Cornillot roula sur l’herbe, tandis qu’un flot de sang, jailli comme d’une rouge fontaine, arrosait à l’entour la terre meuble. Au moment où le char se remit en route, la dame enceinte fut prise de douleurs ; elle commença de hurler, en se renversant en arrière. On sut aussitôt qu’elle n’irait pas au terme de sa grossesse. 

Demain 2ème partie - Ch. 3 Le second couple du royaume.