vendredi 16 novembre 2018

Les poisons de la couronne - ch. 4 Les signes du malheur



IV 
LES SIGNES DU MALHEUR 
  Le beau temps avait été de courte durée. Les ouragans, les orages, les grêles, les pluies torrentielles qui dévastèrent cet été là l’occident de l’Europe, et dont la princesse Clémence avait déjà subi les atteintes en mer, reprirent le lendemain même de son départ de Marseille. Après une première étape à Aix-en-Provence et une autre au château d’Orgon, l’escorte entra en Avignon sous des avalanches d’eau. Le toit de cuir peint qui protégeait la litière où voyageait la princesse ruisselait aux quatre coins comme gargouilles d’église. Les garde-robes si chèrement reconstituées, les beaux vêtements neufs allaient-ils être déjà gâchés, les coffres percés par la pluie, et les selles brodées des chevaliers napolitains perdues, avant même que d’avoir ébloui les populations de France ? 
  À peine la troupe installée dans la ville papale, le cardinal Duèze, évêque d’Avignon, suivi de tout un clergé, vint saluer Madame Clémence de Hongrie. Visite de politique. Candidat officiel de la maison d’Anjou à l’élection pontificale, Jacques Duèze connaissait bien Donna Clemenza pour l’avoir vue grandir, alors qu’il était chancelier de la cour de Naples. Que Clémence épousât le roi de France arrangeait assez ses affaires, et il comptait un peu sur ce mariage pour gagner les voix qui lui manquaient parmi les cardinaux français. Léger comme un daguet, en dépit de ses soixante-dix ans, Monseigneur Duèze gravit l’escalier, forçant ses diacres et camériers à courir derrière lui. Il était accompagné des deux cardinaux Colonna, provisoirement dévoués aux intérêts de Naples. 
  Pour recevoir toute cette pourpre, messire de Bouville secoua sa fatigue et retrouva sa dignité d’ambassadeur. 
  — Je vois, Monseigneur, dit-il au cardinal Duèze en le traitant comme une vieille connaissance, je vois qu’il est plus aisé de vous atteindre lorsqu’on escorte la nièce du roi de Naples que lorsqu’on vient à vous d’ordre du roi de France, et qu’il n’est plus nécessaire de battre les champs à votre recherche, comme vous m’y forçâtes l’hiver passé. 
  Bouville pouvait se permettre ce ton d’humour ; le cardinal avait coûté cinq mille livres au Trésor de France. 
  — C’est que, messire comte, répondit le cardinal, le roi Robert m’a toujours fait l’honneur, avec grande persévérance, de sa pieuse confiance ; et l’union de sa nièce, dont je sais la haute réputation de vertu, avec le trône de France exauce mes prières. 
  Bouville reconnaissait cette étrange voix, à la fois ardente et brisée, étouffée, feutrée de timbre mais rapide de rythme, qui l’avait tant frappé lors de la première rencontre avec le cardinal. Celui-ci, répondant à Bouville, parlait surtout pour la princesse, vers laquelle il se tournait sans cesse. Il poursuivit : 
  — Et puis, messire comte, les choses ont assez changé, et l’on n’aperçoit plus derrière ce qui vient de France l’ombre de Monseigneur de Marigny qui avait le pouvoir bien long, et qui ne nous était guère favorable. Est-il vrai qu’il se soit montré si infidèle dans ses comptes que votre jeune roi, dont on connaît pourtant la charité d’âme, n’ait pu le sauver d’un juste châtiment ? 
  — Vous savez que messire de Marigny était mon ami, répliqua Bouville avec courage. Je pense que ses commis, plutôt que lui-même, ont été infidèles. Il m’a été dur de voir un si vieux compagnon se perdre par entêtement d’orgueil à vouloir tout régenter. Je l’avais averti… 
  Mais Monseigneur Duèze n’était pas au bout de ses courtoises perfidies. Toujours s’adressant à Bouville, mais toujours regardant Clémence de Hongrie, il reprit : 
  — Vous voyez qu’il n’était point nécessaire de tant s’inquiéter de cette annulation, dont vous étiez venu m’entretenir, pour votre maître. La Providence pourvoit souvent à nos souhaits… pour peu qu’on l’aide d’une main un peu ferme… 
  Des yeux et du visage, il semblait ajouter, à l’intention de la princesse : « Je fais en sorte de vous prévenir. Sachez à qui l’on vous marie. Si quelque chose vous trouble, à la cour de France, adressez-vous à moi. » 
  Les hommes d’Église, même lorsqu’ils parlent beaucoup, doivent être entendus à demi-mot. Bouville se hâta de changer de sujet, et d’interroger le prélat sur l’état du conclave. 
  — Toujours le même, dit Duèze, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de conclave. Les intrigues sont plus nombreuses que jamais, et si finement ourdies qu’on n’en saurait débrouiller l’écheveau. Le camerlingue emploie tous ses efforts à bien prouver qu’il ne peut nous rassembler. Nous continuons d’être dispersés, les uns à Carpentras, d’autres à Orange, nous-mêmes ici… Caëtani à Vienne… 
  Duèze savait que les voyageurs devaient faire arrêt à Vienne, chez une sœur de Clémence, mariée au dauphin de Viennois. Aussi s’empressa-t-il de prononcer un réquisitoire chuchoté, mais féroce, contre le cardinal Francesco Caëtani, son principal adversaire. 
  — Il est plaisant de lui voir aujourd’hui tant de courage à défendre la mémoire de son oncle le pape Boniface. Nous ne pouvons oublier que lorsque Nogaret vint à Anagni, avec sa cavalerie, pour assiéger Boniface, Monseigneur Francesco abandonna ce bien cher parent, auquel il devait son chapeau, et s’enfuit costumé en valet. Il semble né pour la félonie comme d’autres pour le sacerdoce, déclara Duèze. 
  Ses yeux, animés d’une passion de vieillard, brillaient au fond d’un visage sec et creusé. À l’en croire, le Caëtani était capable des pires forfaits ; il y avait du diable chez cet homme-là… 
  — … et le démon, comme vous savez, peut bien s’introduire partout ; rien ne doit lui être plus plaisant que de s’asseoir en nos collèges. 
  Les deux Colonna, animés d’une haine ancestrale contre tout ce qui portait nom ou sang des Caëtani, approuvèrent avec force. 
  — Je sais bien, ajouta Duèze, que le trône de saint Pierre ne doit pas rester indéfiniment vide, et que cela est mauvais pour l’univers. Mais qu’y puis-je ? Je me suis offert à recueillir ce fardeau. Si Dieu, en me désignant, veut élever son plus humble serviteur à la place la plus haute, je suis soumis à la volonté de Dieu. Que puis-je faire de plus, messire comte?            
  Après quoi, il remit en présent de noces, à Donna Clemenza, un exemplaire richement enluminé de la première partie de son Élixir, traité de science hermétique dont il était douteux que la jeune princesse pût comprendre la moindre ligne. Puis il s’en alla, rapide et sautillant, suivi de ses prélats, diacres et camériers. Il menait déjà train de pape et, jusqu’à la limite de ses forces, empêcherait tout autre que lui d’être élu. 
  Le lendemain, tandis que la chevauchée princière avançait sur la route de Valence, Clémence de Hongrie demanda soudain à Bouville : 
  — De quoi est morte Madame Marguerite de Bourgogne ? 
  — Des rigueurs de la prison, Madame, et du chagrin de ses fautes, sans aucun doute. 
— Que voulait dire le cardinal, en parlant de cette main ferme qui aurait aidé la Providence ? 
  Hugues de Bouville se troubla un peu. Il se refusait pour sa part à accorder aucun crédit aux bruits qui circulaient concernant le décès de Marguerite. 
  — Le cardinal est un étrange homme, dit-il. On croirait toujours qu’il s’exprime par énigme latine. Sans doute est-ce d’avoir tant étudié. J’avoue que je ne parviens pas à suivre tous les détours de son esprit. Je pense qu’il voulait dire que la geôle est régime sévère, si le geôlier est ponctuel, et qui peut suffire à abréger les jours d’une femme… 
  Une recrudescence de la pluie vint à propos le tirer d’affaire. On dut fermer les rideaux de cuir de la litière. Allongée sur les coussins, balancée au pas des mules et enfermée dans ce bruit d’eau, crépitant, inlassable, Clémence de Hongrie pensait à Marguerite. « Ainsi, le bonheur qui m’est promis, se disait-elle, je le dois à la mort d’une autre. » Elle se sentait inexplicablement liée à cette inconnue, à cette reine qu’elle allait remplacer et dont les fautes autant que le châtiment lui inspiraient effroi et pitié. « Ses péchés ont causé son trépas, et son trépas me fait reine. » Elle y voyait comme une condamnation portée sur elle-même, et tout lui paraissait présage de malheur. La tempête, la blessure de Guccio, et ces pluies qui tournaient à la calamité… autant de signes néfastes. 
  Les villages traversés offraient un aspect désolé. Après un hiver de famine, alors que les récoltes s’annonçaient belles et que les paysans commençaient à reprendre courage, les intempéries en quelques jours avaient balayé tous les espoirs. L’eau, intarissable, pourrissait tout. La Durance, la Drôme, l’Isère étaient en crue, et le Rhône qu’on longeait avait pris en grossissant une force dangereuse. Parfois, il fallait écarter de la route un arbre abattu par la tempête. Le contraste était pénible, pour Clémence, entre la Campanie au ciel toujours bleu, aux vergers chargés de fruits d’or, et cette vallée ravagée, ces bourgades sinistres, à demi dépeuplées par la faim. « Et plus au nord, ce sera pire encore. Je vais dans un pays dur. » Elle eût voulu soulager toutes les misères, et faisait sans cesse arrêter sa litière pour distribuer des aumônes. Bouville était forcé de s’interposer, et s’appliquait à calmer cette ardeur de bonté. 
  — Si vous donnez de ce train, Madame, nous n’aurons plus de quoi gagner Paris. Ce fut en arrivant à Vienne, chez sa sœur Béatrice, dauphine de Viennois, que Clémence apprit que Louis X venait de partir en guerre contre la Flandre. 
  — Seigneur mon Dieu, murmura-t-elle, vais-je être veuve avant même que d’avoir vu mon époux ? Et ne vais-je en pays de France que pour y accompagner le malheur ?

Demain chapitre 5 Le roi prend l'oriflamme 



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