mercredi 21 novembre 2018

Les poisons de la couronne ch 8 - un mariage de campagne




VIII 
UN MARIAGE DE CAMPAGNE 
  Le mardi 13 août 1315, à l’aube crevant, les habitants du petit bourg de Saint-Lyé en Champagne furent éveillés par des cavalcades venant et du nord et du sud, par les routes de Sézanne et de Troyes. D’abord les maîtres de l’hôtel du roi arrivèrent au galop et s’engouffrèrent, avec toute une escorte d’écuyers, de sommeliers et de valets, sous les voûtes du château. Puis apparut un grand charroi de meubles et de vaisselle, sous la conduite des majordomes, argentiers et tapissiers ; enfin s’avança, monté sur mules et chantant des cantiques, tout le clergé de Troyes, suivi de près par les marchands italiens qui desservaient habituellement les foires de Champagne. 
  La cloche de l’église se mit à sonner à la volée ; le roi allait tout à l’heure se marier à Saint-Lyé. Alors, les paysans crièrent « Noël », et les femmes coururent aux champs cueillir des fleurs afin de faire des jonchées, comme pour le passage du saint sacrement, tandis que les officiers de bouche se répandaient aux alentours, raflant œufs, viandes, volaille et poissons de vivier en aussi grandes quantités qu’ils en pouvaient trouver. Par chance, il avait cessé de pleuvoir depuis la veille ; mais le temps restait lourd et gris ; la chaleur du soleil, à défaut de ses rayons, perçait les nuages. Les gens du roi s’essuyaient le front, et les villageois, regardant le ciel, annonçaient que l’orage éclaterait avant la vesprée. 
  Au château, on entendait taper les menuisiers ; les cheminées des cuisines fumaient, et l’on déchargeait de hautes charretées de paille qu’on épandait dans les salles pour y servir de couche aux escortes. Saint-Lyé n’avait pas connu pareille effervescence depuis le jour où Philippe Auguste, au début du siècle précédent, était venu confirmer solennellement la donation de ce château fort aux évêques de Troyes. Un événement tous les cent ans.    
  Vers la tierce heure de la matinée, le roi, entouré de ses deux frères, de ses deux oncles, de ses cousins Philippe de Valois et Robert d’Artois, traversa le village au galop, sans répondre aux acclamations et en ravageant les jonchées de fleurs qu’il fallut replacer après son passage. Il fit encore une demi-lieue, et soudain il aperçut, venant en sens inverse, le cortège de Clémence de Hongrie. Ce cortège, conduit par l’évêque de Troyes, Jean d’Auxois, cheminait lentement, d’un train de procession. 
  — Le roi, Madame, voici le roi ! dit Bouville qui chevauchait auprès de la litière de la princesse.          
  Clémence, se penchant pour regarder, lui demanda lequel, d’entre ces cavaliers qui avançaient de front, était son futur mari. Bouville s’expliqua mal, ou bien elle entendit mal la réponse, et elle prit pour son fiancé le comte de Poitiers, parce qu’il se tenait en selle avec une naturelle noblesse et il lui parut, dans sa haute minceur, le plus séduisant. Or ce fut le cavalier de moins bonne tournure qui mit pied à terre le premier et s’approcha de la litière. Bouville, déjà descendu de sa propre monture, lui saisit la main pour y poser ses lèvres, et, ployant le genou, dit : 
  — Sire, voici Madame de Hongrie. 
  Alors la belle princesse angevine vit le jeune homme aux gros yeux pâles et au teint brouillé, dont les décrets du sort et les intrigues des cours l’envoyaient partager le destin, le lit et le pouvoir. Louis X de son côté la contemplait sans rien dire, l’air stupéfait, au point que dans le premier moment Clémence crut qu’elle ne lui plaisait pas. Ce fut elle qui se décida à rompre le silence. 
  — Sire Louis, dit-elle, je suis à jamais votre servante. 
  Cette parole parut délier la langue du Hutin. 
  — Je craignais, ma cousine, que le portrait en peinture qu’on m’avait envoyé de vous ne fût trompeur et flatté ; mais je vous vois plus de grâce et de beauté que l’image n’en montrait. 
  Et il se retourna vers sa suite, comme pour faire apprécier sa chance. Puis on procéda aux présentations des membres de la famille. Un seigneur de forte corpulence, habillé d’or comme s’il fût allé en tournoi, embrassa Clémence en l’appelant « ma nièce », et l’assura qu’il l’avait vue enfant à Naples ; Clémence comprit que c’était là Charles de Valois, le principal artisan de son mariage. Puis elle sut que l’élégant cavalier, qui s’inclinait en lui disant « ma sœur », était l’aîné de ses nouveaux beaux-frères. 
  Soudain, les mules qui portaient la litière firent un écart ; une colossale masse humaine, vêtue de rouge, et dont Clémence ne parvint pas à apercevoir la tête, masqua un instant la lumière ; la princesse entendit prononcer : 
  — Votre cousin, messire Robert d’Artois. 
  On se remit très vite en marche, et le roi pria l’évêque de prendre les devants, afin que tout fût prêt en l’église. Clémence s’attendait à ce que la rencontre se déroulât différemment. Elle avait imaginé qu’il y aurait des tentes dressées en un lieu décidé à l’avance, que les hérauts d’armes sonneraient de la trompette de part et d’autre, et qu’il lui serait offert un léger repas, pendant lequel elle commencerait de faire connaissance avec son fiancé. Elle pensait aussi que le mariage ne se célébrerait qu’après quelques jours et serait le prélude à deux semaines de fêtes, avec joutes, jongleurs et ménestrels, selon l’usage des noces princières. 
  La brusquerie de cet accueil en forêt, sur une petite route, et l’absence d’apparat la surprirent un peu. On eût cru avoir simplement croisé, par hasard, une partie de chasse. Elle fut encore plus déroutée en apprenant qu’elle allait être mariée, sur l’heure, dans un château voisin où l’on passerait la nuit, pour repartir le lendemain vers Reims. 
  — Mon doux Sire, demanda-t-elle au roi qui maintenant chevauchait à côté d’elle, retournerez-vous à la guerre ? 
  — Certes, Madame, je vais y retourner… l’an prochain. Si je n’ai point poursuivi plus loin les Flamands cette année, et les ai laissés sur leur peur, c’est que je ne voulais différer de vous accueillir et de conclure nos accordailles. 
  Le compliment était si gros que Clémence en demeura perplexe. Elle allait de surprise en surprise Ce roi, si impatient de la rejoindre qu’il licenciait son armée, lui offrait une noce de village. En dépit des jonchées de fleurs et de l’enthousiasme des paysans, le château de Saint-Lyé, petite forteresse aux murs épais encrassés par trois siècles d’humidité, parut sinistre à la princesse napolitaine. Celle-ci eut à peine une heure pour changer de vêtements et se recueillir avant la cérémonie, si l’on peut appeler recueillement une station dans une chambre où les tapissiers n’avaient pas achevé d’accrocher les tentures brodées et où Monseigneur de Valois vint aussitôt bourdonner comme un gros frelon doré, prétendant instruire sa nièce, en si peu d’instants, de tout ce qu’elle avait à savoir sur la cour de France et particulièrement de la place essentielle que lui, Charles de Valois, y occupait.         
  Ainsi Clémence devait apprendre que Louis X, s’il possédait toutes les qualités souhaitables chez un époux, n’avait pas que des vertus, surtout en politique. Il était sensible aux influences et se défendait mal des mauvais conseilleurs Dans cette affaire de Flandre, par exemple, Valois estimait que Louis ne l’avait pas assez écouté, tandis qu’il ouvrait trop l’oreille aux conseils du connétable et du comte de Poitiers. 
  Quant à l’élection du pape… Clémence était passée par Avignon ? Qui avait-elle vu ? Le cardinal Duèze ? Mais bien sûr ; il fallait faire élire Duèze… Clémence devait comprendre pourquoi Valois avait tant insisté et si bien manœuvré pour qu’elle devînt reine de France, il comptait fort sur sa bonne présence, sa grâce et sa sagesse pour l’aider à bien gouverner le roi. Que Clémence n’hésitât pas à s’ouvrir à lui, en confiance, sur toutes choses. Dès à présent, il leur fallait conclure une alliance étroite. N’était-il à la cour le plus proche parent de Clémence, par son premier mariage avec Marguerite d’Anjou, et ne tenait-il pas lieu de père au jeune souverain ?… 
  En vérité, Clémence commençait à se sentir ivre de ce flot de paroles, de tous ces noms prononcés pêle-mêle, et de l’agitation de ce personnage brodé d’or qui virait autour d’elle. Trop d’impressions neuves, de visages entraperçus, se brouillaient dans sa tête. Et puis, enfin, elle allait se marier dans un moment. Elle était convaincue du bon vouloir de chacun, et touchée de la sollicitude que lui montrait le comte de Valois. Mais elle aurait bien souhaité pouvoir se préparer l’âme. Était-ce donc cela un mariage de reine ? Elle eut le courage de demander pourquoi l’on mettait tant de hâte à la cérémonie. 
  — Parce que Louis doit être sacré dimanche à Reims, et qu’il a voulu que votre union se fît auparavant, afin que vous puissiez être au sacre avec lui, répondit Valois. 
  Ce qu’il ne dit pas, c’est que les dépenses du mariage incombaient à la couronne, tandis que les frais du sacre étaient à la charge des échevins de Reims. Or, la cassette royale, après l’échec de l’ost boueux, était plus démunie que jamais. D’où ces noces bâclées, sans le moindre faste ; les réjouissances seraient offertes par les Rémois.          
  Clémence de Hongrie n’obtint un peu de paix qu’en réclamant son confesseur. Elle s’était déjà confessée le matin, mais elle voulait être bien sûre d’arriver sans péché à l’autel. N’avait-elle pas commis quelque faute vénielle, dans ces dernières heures, manqué d’humilité en s’étonnant du peu de pompe avec laquelle on la recevait, manqué de charité aussi envers Monseigneur de Valois ? 
  Tandis que s’accomplissaient les derniers préparatifs, Hugues de Bouville fut abordé dans la cour du château par messer Spinello Tolomei. Le capitaine général des Lombards, toujours aussi alerte malgré ses soixante ans et sa bonne bedaine, se rendait lui aussi à Reims car il s’était assuré de grosses fournitures pour le sacre. Il put donner à Bouville des nouvelles de Guccio toujours hospitalisé à Marseille. 
  — Qu’avait-il besoin de s’aller jeter à l’eau, gémit Tolomei Ah ! il me manque bien ces jours-ci ! C’est lui qui devrait courir les routes. 
  — Et à moi, croyez-vous qu’il n’a pas manqué, tout le long du chemin ? répondit Bouville. L’escorte a dépensé le double de ce qu’aurait coûté le voyage, si Guccio en avait tenu les comptes. 
  Tolomei était soucieux L’œil gauche fermé, la lippe un peu pendante, il se plaignait des événements, des taxes sur les ventes, du contrôle des marchés et des dernières mesures touchant les Lombards. Cela ressemblait fort aux ordonnances du roi Philippe. 
  — Pourquoi nous avoir assuré que tout allait changer… 
  Bouville se sépara de Tolomei pour rejoindre le cortège nuptial. Ce fut Charles de Valois qui conduisit la fiancée à l’autel. Quant à Louis X, il eut à marcher seul. Aucune femme de la famille n’était auprès de lui pour figurer l’accompagnement maternel. Sa grand-tante Agnès de France, fille de Saint Louis et duchesse douairière de Bourgogne, avait refusé de venir, et l’on comprenait assez pourquoi : elle était la mère de Marguerite. La comtesse Mahaut avait prétexté un empêchement de dernière heure causé par l’agitation en Artois ; elle rejoindrait Reims directement, pour le sacre où ses fonctions de pair lui faisaient obligation de paraître. Les comtesses de Valois et d’Évreux qui, elles, étaient attendues, n’arrivèrent pas ; on apprendrait qu’une erreur d’itinéraire les avait déroutées vers une chapelle Saint-Lyé, distante d’une dizaine de lieues et située dans les parages de Reims… 
  Monseigneur Jean d’Auxois, mitre en tête, officiait. Tout le temps que dura la messe, Clémence se reprocha de ne pas parvenir à se recueillir autant qu’elle l’eût souhaité. Elle s’efforçait d’élever sa pensée vers le ciel, suppliant Dieu de lui accorder, en toutes les heures de la vie, les vertus d’épouse, les qualités de souveraine, et les bénédictions de la maternité ; mais ses yeux, malgré elle, s’abaissaient sur l’homme qu’elle entendait respirer à son côté, dont elle connaissait à peine les traits, et dont le soir même elle allait partager le lit. Il avait, chaque fois qu’il s’agenouillait, une toux brève qui semblait un tic ; la ride profonde qui cernait son menton trop court surprenait, chez un être encore si jeune. La bouche était mince, abaissée aux coins, les cheveux longs et plats, d’une couleur imprécise. Et lorsque cet homme se tournait vers elle, elle se sentait gênée par le regard de ses gros yeux pâles. Elle s’étonnait de ne pas retrouver l’état de bonheur sans mesure et sans mélange qui l’habitait au départ de Naples. « Mon Dieu, empêchez-moi d’être ingrate aux bienfaits dont vous me chargez. » Mais l’on ne commande pas en tout instant à son esprit ; et Clémence se surprit à penser que si on lui avait donné à choisir entre les trois princes de France, elle eût préféré le comte de Poitiers. Un grand effroi la saisit et elle faillit s’écrier : « Non, je ne veux pas, je ne suis pas digne ! » 
  À ce moment, elle s’entendit répondre : « Oui », d’une voix qui ne lui parut pas la sienne, à l’évêque qui lui demandait si elle voulait prendre Louis, roi de France et de Navarre, pour époux. Le premier coup de tonnerre de l’orage prévu éclata comme on passait au doigt de Clémence un anneau trop large ; les assistants s’entre-regardèrent et plus d’un se signa. Quand le cortège sortit, les paysans attendaient, groupés devant l’église, en chemise de toile et les jambes entourées de chiffons. Clémence murmura : 
  — Ne va-t-on pas leur faire l’aumône ? 
  Elle avait pensé tout haut, et l’on remarqua que sa première parole de reine avait été une parole de bonté. Pour lui complaire, Louis X ordonna à son chambellan de lancer quelques poignées de monnaie. Les paysans aussitôt se jetèrent au sol, et le spectacle offert à la nouvelle mariée fut celui d’une bataille sauvage sur les fleurs de la jonchée. On entendait des déchirures d’étoffe, des grognements sourds comme en poussent les truies, et des chocs de crânes. Les barons s’amusaient fort à contempler cette mêlée. L’un des vilains, plus large et plus lourd que les autres, écrasait de son pied les mains qui avaient attrapé une piécette et les forçait à s’ouvrir. 
  — Voilà un goujat qui me paraît savoir y faire, dit Robert d’Artois en riant. À qui est-il ? Je l’achète volontiers. 
  Et Clémence vit avec déplaisir que Louis, lui aussi, riait. « Ce n’est pas ainsi qu’on donne, pensa-t-elle, je lui apprendrai. » La pluie se mit à tomber. Les tables avaient été dressées dans la plus grande salle du château. Le repas dura cinq heures. « Et voilà, je suis reine de France », se disait Clémence. Elle ne s’habituait pas à cette idée. Elle ne s’habituait d’ailleurs à rien. La gloutonnerie des seigneurs français la stupéfiait. À mesure que circulait le vin, le ton des voix montait. Seule femme à ce banquet d’hommes de guerre, Clémence voyait tous les regards converger sur elle, et devinait qu’au bout de la salle les propos prenaient un tour assez gras. De temps à autre, l’un des convives s’absentait. Mathieu de Trye, le grand chambellan, cria : 
  — Le roi notre Sire défend qu’on pisse dans l’escalier par lequel il passera. 
  Comme on était au quatrième service de six plats chacun, dont un cochon entier présenté sur sa broche et un paon avec sa roue reconstituée autour du croupion, deux écuyers s’avancèrent portant un pâté monumental qu’ils déposèrent devant le couple royal. On fendit la croûte et un renard vivant surgit du pâté, aux exclamations de l’assistance. Faute d’avoir pu préparer des pièces montées et des châteaux en sucrerie qui eussent réclamé plusieurs jours de fabrication, les cuisiniers s’étaient distingués de cette manière. Le renard affolé avait sauté dans la salle où il tournoyait, la queue rousse et touffue au ras des dalles, et ses beaux yeux brillants, un peu laiteux, tout apeurés. 
  — Au goupil ! Au goupil ! hurlèrent les seigneurs en bondissant de leurs sièges. 
  Une chasse s’improvisa, autour des tables. Ce fut Robert d’Artois qui attrapa l’animal. On vit le géant plonger vers le sol, et se relever tenant à bout de bras le renard qui couinait, découvrant des crocs minces sous ses babines noires. Puis Robert referma lentement les doigts ; les vertèbres craquèrent ; les yeux du renard devinrent vitreux, et Robert étendit l’animal mort sur la table, devant la nouvelle reine, comme un hommage. Clémence qui maintenait du pouce son anneau trop grand, demanda si c’était la coutume en France que les femmes de la parenté n’assistassent point aux mariages. Elle reçut de Louis quelques explications embarrassées. 
  — Mais de toute façon, ma sœur, vous n’auriez pas eu l’occasion de voir mon épouse, dit le comte de Poitiers. 
  — Et pourquoi donc… mon frère ? demanda Clémence qui éprouvait à la fois de l’intérêt à tout ce qu’il disait et de la gêne à lui répondre. 
  — Parce qu’elle est encore enfermée au château de Dourdan, dit Philippe de Poitiers. 
  Puis se tournant vers le roi : 
  — Sire mon frère, en ce jour de bonheur pour vous, je vous requiers de lever la peine qui fut infligée à Jeanne mon épouse. Ses erreurs n’étaient point crimes, et elle s’en est repentie. 
  Le Hutin, pris de court, ne savait que décider. Devait-il, devant Clémence, faire montre de mansuétude ou au contraire de fermeté, deux qualités également royales ? Il chercha des yeux, pour lui demander conseil, Charles de Valois, mais celui-ci était allé prendre l’air. Et Robert d’Artois, à l’autre bout de la salle, enseignait à son cousin Philippe de Valois la manière de saisir un renard sans se faire mordre. 
  — Sire mon époux, dit Clémence, pour l’amour de moi, accordez à votre frère la grâce qu’il sollicite de vous. Ce jourd’hui est un jour d’accordailles, et je voudrais que toutes les femmes de votre royaume en eussent partage de joie. 
  Elle prenait l’affaire à cœur, avec une chaleur soudaine ; elle se sentait comme soulagée d’entendre Philippe de Poitiers parler de sa femme et exprimer le désir qu’elle rentrât au foyer. Louis avait fortement dîné, et vidé sa coupe un peu plus souvent qu’il n’eût convenu. L’instant approchait où il allait étreindre ce beau corps calme dont il était désormais le maître. Il n’avait pas l’esprit à peser les conséquences politiques de ce qu’on lui demandait. 
  — Il n’est rien, ma mie, que je ne veuille faire pour vous plaire, répondit-il. Mon frère, vous pouvez reprendre Madame Jeanne et la ramener parmi nous quand il vous plaira. 
  Charles de la Marche, qui avait suivi avec attention le dialogue, dit alors : 
  — Et pour Blanche, Sire mon frère, que décidez-vous ? M’autoriserez vous… 
  — Pour Blanche, jamais ! coupa le roi. 
  — Seulement d’aller la visiter à Château-Gaillard, et la faire mettre en un couvent où elle aura un traitement moins dur… 
  — Jamais, répéta le Hutin d’un ton qui interdisait toute insistance. 
  Si les ressentiments de Louis à l’égard de Jeanne de Bourgogne, pour la part qu’elle avait eue dans ses infortunes conjugales, se trouvaient assez atténués par le fait même du remariage, en revanche grande était sa terreur que Blanche, sortie de forteresse et de l’isolement absolu, pût divulguer les circonstances de la mort de Marguerite. Cette crainte inspira au Hutin, pour une fois, une décision rapide et sans appel. Clémence, jugeant sage de s’en tenir à sa première victoire, n’osa pas intervenir. 
  — N’aurai-je donc plus jamais le droit d’avoir épouse ? reprit Charles. 
  — Laissez faire le sort, mon frère, répondit Louis.     
  Le beau visage, mais assez mou, de Charles de la Marche, prit une expression boudeuse et butée. 
  — Il semble que le sort favorise plus Philippe que moi. 
  Et dès cet instant, Charles de la Marche conçut du ressentiment non contre son frère le roi, mais contre son frère Poitiers. À l’issue de cette journée épuisante, la jeune reine était si lasse que les événements de la nuit se déroulèrent pour elle comme dans une autre vie. Elle n’éprouva ni effroi, ni souffrance excessive, ni particulière félicité. Elle fut simplement soumise, admettant que les choses devaient se passer ainsi. Elle entendit, avant de sombrer dans le sommeil, des mots balbutiés qui lui laissèrent espérer que son époux l’appréciait. Si elle avait été moins novice en ce domaine, elle eût compris qu’elle disposait, pour un temps au moins, d’un grand pouvoir sur Louis X. 
  Celui-ci, en effet, s’était émerveillé de rencontrer chez cette fille de roi une passivité consentante qu’il n’avait jusqu’alors connue que chez des servantes. L’angoisse des défaillances qui le saisissaient dans le lit de Marguerite avait disparu. Peut-être, après tout, n’était-il pas fait pour les brunes. À plusieurs reprises, il se trouva triomphant de ce beau corps qui luisait faiblement, comme nacré sous la petite lampe à huile pendue au ciel de lit, et dont son désir pouvait disposer tout à son gré. Jamais il n’avait accompli pareil exploit. .
  Quand il sortit de la chambre, tard dans la matinée, la tête lui tournait un peu, mais il la portait haut, et plus fièrement que s’il eût vaincu les Flamands ; sa nuit de noces avait effacé ses déboires militaires. Pour la première fois, Louis Hutin fut capable d’affronter sans gêne les plaisanteries gaillardes de son cousin d’Artois qui passait pour le mâle le mieux pourvu et le plus endurant de la cour. Puis, environ midi, on se remit en route vers le nord. Clémence se retourna pour emporter une dernière image de ce château où elle était devenue femme et reine, et dont elle ne parviendrait jamais à se rappeler les dimensions exactes. 
  Deux jours plus tard, on arrivait à Reims. Les habitants n’avaient pas vu de sacre depuis trente ans, c’est-à-dire que pour la moitié au moins de la population, le spectacle était neuf. Des officiers royaux, affairés, couraient en compagnie des échevins de la Maison de Ville à l’archevêché. Sur les places s’étaient installées toutes sortes de marchands, jongleurs et montreurs de bêtes, comme pour une foire. 
  De grands barons, de hauts prélats, arrivés des quatre coins de France, passaient avec leurs escortes, à la recherche de leur logis. Paysans, bourgeois et petits seigneurs affluaient de la contrée avoisinante, grossissant une foule que les sergents tâchaient à contenir sur l’itinéraire pavoisé du cortège royal. Les Rémois ne pouvaient pas imaginer qu’ils auraient l’occasion de contempler à nouveau cette grande cavalcade, et d’en payer les frais, plusieurs fois encore, dans un proche avenir. Le roi qui ce jour-là franchissait le portail de la cathédrale de Reims était accompagné des trois successeurs que lui donnerait l’Histoire. En effet, derrière Louis X chevauchaient ses frères Philippe et Charles, ainsi que son cousin Philippe de Valois. Avant quatorze ans, la couronne se serait posée sur leurs trois têtes. 

Demain 2ème partie Après les Flandres l'Artois 
chapitre 1 Les alliés 

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