mardi 31 juillet 2018

Venue Venue Venue


J’aime j’aime j’aime


Le roi de fer - 3ème partie - La main de Dieu - ch 9 - Une grande ombre sur le royaume


IX 
UNE GRANDE OMBRE SUR LE ROYAUME-
FIN DU 1er TOME
  
  Pendant une douzaine de jours, le roi erra en lui-même comme un voyageur perdu. Par moments, encore qu’il se fatiguât très vite, il paraissait reprendre son activité, s’inquiétait des affaires du royaume, exigeait de contrôler les comptes, demandait avec une impatience autoritaire qu’on présentât toutes les lettres et ordonnances à sa signature : il n’avait jamais montré un tel appétit de signer. Puis, brusquement, il retombait dans l’hébétude, prononçant de rares mots sans suite et sans objet. Il passait sur son front une main amollie dont les doigts pliaient mal. 
  On disait à la cour qu’il était absent de soi. En fait, il commençait d’être absent du monde. De cet homme de quarante-six ans, la maladie, en trois semaines, avait fait un vieillard aux traits effondrés qui ne vivait plus qu’à demi au fond d’une chambre du château de Fontainebleau. Et toujours cette soif qui le poignait et lui faisait réclamer à boire ! Les médecins assuraient qu’il n’en réchapperait pas, et l’astrologue Martin, en termes prudents, annonça une terrible épreuve à subir vers le bout du mois par un puissant monarque d’Occident, épreuve qui coïnciderait avec une éclipse de soleil. « Il se fera ce jour-là, écrivait maître Martin, une grande ombre sur le royaume…» 
  Et soudain, un soir, Philippe le Bel éprouva de nouveau sous le crâne ce terrible éclatement noir et cette chute dans les ténèbres qu’il avait connus dans la forêt de Pont-Sainte-Maxence. Cette fois, il n’y avait plus ni cerf ni croix. Il n’y avait qu’un grand corps prostré dans un lit, et sans aucun sentiment des soins qu’on lui prodiguait. Lorsqu’il émergea de cette nuit de la conscience, dont il était incapable de savoir si elle avait duré une heure ou deux jours, la première chose que distingua le roi fut une large forme blanche surmontée d’une étroite couronne noire, et qui se penchait sur lui. Il entendit aussi une voix qui lui parlait. 
  — Ah ! Frère Renaud, dit le roi faiblement, je vous reconnais bien… Mais vous me paraissez comme entouré de brume. 
  Et puis aussitôt, il ajouta : 
  — J’ai soif. 
  Frère Renaud, des dominicains de Poissy, humecta les lèvres du malade d’un peu d’eau bénite. 
  — A-t-on mandé l’évêque Pierre ? Est-il arrivé ? demanda alors le roi. 
  Par un de ces mouvements de l’esprit fréquents chez les mourants et qui les reportent vers leurs plus lointains souvenirs, c’avait été l’obsession du roi dans les derniers jours que de réclamer à son chevet l’un de ses compagnons d’enfance, Pierre de Latille, évêque de Châlons et membre de son Conseil. On s’interrogeait sur ce désir, auquel on cherchait des motifs cachés, alors qu’on aurait dû n’y voir qu’un accident de la mémoire. 
  — Oui, Sire, on l’a fait mander, répondit frère Renaud. 
  Il avait effectivement dépêché un chevaucheur vers Châlons, mais le plus tard possible, avec l’espoir que l’évêque n’arriverait pas à temps. Car frère Renaud avait un rôle à jouer dont il n’entendait se dessaisir au profit d’aucun autre ecclésiastique. En effet, le confesseur du roi était en même temps le grand inquisiteur de France ; leurs consciences partageaient les mêmes lourds secrets. Le monarque tout-puissant ne pouvait requérir l’ami de son choix pour l’assister au grand passage. 
  — Me parliez-vous depuis longtemps, frère Renaud ? demanda le roi. 
  Frère Renaud, le menton effacé dans la chair, l’œil attentif, était chargé, à présent, sous le couvert des volontés divines, d’obtenir du roi ce que les vivants attendaient encore de lui. 
  — Sire, dit-il, Dieu vous saurait gré de laisser bien en ordre les affaires du royaume. Le roi resta un instant sans répondre. 
  — Frère Renaud, ai-je dit ma confession ? demanda-t-il.  
  — Mais oui, Sire, avant-hier, répondit le dominicain. Une belle confession, et qui a fait notre grande admiration et fera celle de tous vos sujets. Vous vous êtes repenti d’avoir harassé votre peuple, et surtout l’Église, de trop d’impôts ; et aussi vous avez déclaré que vous n’aviez point à implorer pardon des morts ordonnées par votre justice, parce que la Foi et la Justice se doivent assistance. 
  Le grand inquisiteur avait élevé la voix pour que les assistants l’entendissent bien. 
  — Ai-je dit cela ? demanda le roi. 
  Il ne savait plus. Avait-il vraiment prononcé ces paroles, ou bien frère Renaud était-il en train de lui inventer cette fin édifiante que doit faire tout grand personnage ? Il murmura simplement : 
  — Les morts…
   Il faudrait que vous nous instruisiez de vos volontés dernières, Sire, insista frère Renaud. 
  Il s’écarta un peu, et le roi s’aperçut que la chambre était pleine. 
  — Ah ! dit-il, je vous reconnais bien, vous tous qui êtes ici. 
  Il paraissait surpris d’avoir conservé cette faculté d’identifier les visages. Ils étaient tous là autour de lui, ses physiciens, son chambellan, son frère Charles à la stature avantageuse, son frère Louis un peu en retrait, le col penché, et Enguerrand, et Philippe le Convers, son légiste, et son secrétaire Maillard, le seul assis, à une petite table, contre les draps… tous immobiles, et tellement silencieux, et tellement estompés qu’ils semblaient arrêtés dans une irréalité éternelle. 
  — Oui, oui, répéta-t-il, je vous reconnais bien. 
  Ce géant, au loin, dont la tête émergeait au-dessus de tous les fronts, c’était Robert d’Artois, son turbulent parent… Une haute femme, à quelque distance, retroussait ses manches d’un geste d’accoucheuse. La vue de la comtesse Mahaut rappela au roi les princesses condamnées. 
  — Le pape est-il élu ? demanda-t-il. 
  — Non, Sire. 
  Plusieurs problèmes se bousculaient, s’enchevêtraient dans son esprit épuisé. Chaque homme, parce qu’il croit un peu que le monde est né en même temps que lui, souffre, au moment de quitter la vie, de laisser l’univers inachevé. À plus forte raison un roi. Philippe le Bel chercha du regard son fils aîné. Louis de Navarre, Philippe de Poitiers, Charles de France se tenaient au chevet du lit, flanc à flanc, et comme soudés devant l’agonie de leur géniteur. 
  Le roi dut renverser la tête pour les voir. 
  — Pesez, Louis, pesez, murmura-t-il, ce que c’est que d’être le roi de France ! Sachez au plus tôt l’état de votre royaume. 
  La comtesse Mahaut manœuvrait pour se rapprocher, et l’on devinait bien quels pardons ou quelles grâces elle se disposait à arracher au mourant. Frère Renaud adressa au comte de Valois un regard qui signifiait : « Monseigneur, intervenez. » Louis de Navarre dans quelques moments serait roi de France, et nul n’ignorait que Valois le dominait complètement. Aussi l’autorité de ce dernier croissait-elle à proportion, et le grand inquisiteur se tournait vers lui comme vers la puissance véritable. Valois, coupant la route à Mahaut, vint se placer entre elle et le lit. 
  — Mon frère, dit-il, n’avez-vous rien à changer dans votre testament de 1311 ?
   Nogaret est mort, répondit le roi. 
  Valois hocha le front, tristement, vers le grand inquisiteur, lequel, aussi tristement, écarta les mains comme pour déplorer qu’on eût trop attendu. Mais le roi ajouta : 
  — Il était exécuteur de mes volontés. 
  — Il vous faut alors dicter un codicille pour nommer à nouveau vos exécuteurs, mon frère, dit Valois. 
  — J’ai soif, murmura Philippe le Bel. 
  On lui remit un peu d’eau bénite sur les lèvres. 
  Valois reprit : 
  — Vous désirez toujours, je pense, que je veille au respect de vos volontés. 
  — Certes… Et vous aussi, Louis, mon frère, dit le roi en regardant le comte d’Évreux. 
  Maillard avait commencé d’écrire, prononçant à mi-voix les formules rituelles des testaments royaux. Après Louis d’Évreux, le roi désigna ses autres exécuteurs testamentaires, à mesure que ses yeux, plus impressionnants encore maintenant que leur large pâleur se troublait, rencontraient certains visages autour de lui. 
  Il nomma ainsi Philippe le Convers, et puis Pierre de Chambly, qui était un familier de son second fils, et encore Hugues de Bouville. Alors, Enguerrand de Marigny s’avança et fit en sorte que sa massive personne fût bien en vue du mourant. Le coadjuteur savait que, depuis deux semaines, Charles de Valois ressassait devant le souverain affaibli ses griefs et ses accusations. « C’est Marigny, mon frère, qui est cause de votre souci… C’est Marigny qui a mis le Trésor au pillage… C’est Marigny qui a déshonnêtement marchandé la paix de Flandre… C’est Marigny qui vous a conseillé de brûler le grand-maître…»     
  Philippe le Bel allait-il, comme chacun d’évidence s’y attendait, citer Marigny parmi ses exécuteurs, lui donnant par là même une ultime confirmation de sa confiance ? Maillard, la plume levée, observait le roi. Mais Valois dit très vite : 
  — Le nombre y est, je crois, mon frère. 
  Et il eut pour Maillard un geste impératif qui signifiait de clore la liste. Marigny, blême, serra les poings sur sa ceinture et, forçant la voix, prononça : 
  — Sire !… Je vous ai toujours fidèlement servi. Je vous demande de me recommander à Monseigneur votre fils. 
  Entre ces deux rivaux qui se disputaient son esprit, entre Valois et Marigny, entre son frère et son premier ministre, le roi eut un moment de flottement. Comme ils pensaient à eux-mêmes, et bien peu à lui !
   Louis, dit-il avec lassitude, qu’on ne lèse point Marigny s’il prouve qu’il a été fidèle. 
  Alors Marigny comprit que les calomnies avaient porté. Devant un abandon si flagrant, il se demanda si Philippe le Bel l’avait jamais aimé. Mais Marigny connaissait les pouvoirs dont il disposait. Il avait en main l’administration, les finances, l’armée. Il savait, lui, « l’état du royaume », et qu’on ne pouvait, sans lui, gouverner. Il croisa les bras, releva son large menton et, regardant Valois et Louis de Navarre de l’autre côté du lit où agonisait son souverain, il parut défier le règne suivant.
  — Sire, avez-vous d’autres désirs ? dit frère Renaud. Hugues de Bouville replantait sur un candélabre un cierge qui menaçait de s’effondrer. 
  — Pourquoi fait-il si sombre ? demanda le roi. Est-ce encore la nuit, et le jour ne s’est-il point levé ? 
  Bien qu’on fût au milieu de la journée, une obscurité rapide, anormale, angoissante, enveloppait le château. L’éclipse annoncée était en cours et, maintenant totale, couvrait de son ombre le royaume de France. 
  — Je rends à ma fille Isabelle, dit brusquement le roi, la bague dont elle me fit présent et qui porte le gros rubis qu’on nomme la Cerise. 
  Il s’interrompit un instant, puis demanda une nouvelle fois : 
  — Pierre de Latille est-il arrivé ? 
  Comme personne ne répondait, il ajouta : 
  — Je lui donne ma belle émeraude. 
  Il continua en léguant à diverses églises, à Notre-Dame de Boulogne, parce que sa fille s’y était mariée, à Saint-Martin de Tours, à Saint-Denis, des fleurs de lis d’or, « d’un prix de mille livres », précisa-t-il pour chacune. Frère Renaud se pencha et lui dit à l’oreille : 
  — Sire, n’oubliez point notre prieuré de Poissy. 
  Sur le visage effondré de Philippe le Bel, on vit passer une expression d’agacement. 
  — Frère Renaud, dit-il, je donne à votre couvent la belle bible que j’ai annotée de ma main. Elle vous sera bien utile, à vous et à tous les confesseurs des rois de France. 
  Le grand inquisiteur, bien qu’il attendît davantage, sut cacher son dépit. 
  — À vos sœurs de saint Dominique, à Poissy, je lègue la grande croix des Templiers. Et mon cœur aussi y sera porté. 
  Le roi avait terminé la liste de ses dons. Maillard relut à haute voix le codicille. Quand il arriva aux derniers mots : « de par le roi », Valois attirant à lui l’héritier du trône et lui serrant fermement le bras, dit :
   Ajoutez : « et du consentement du roi de Navarre ». 
  Philippe le Bel abaissa le menton, presque imperceptiblement, d’un mouvement d’approbation résignée. Son règne était clos. Il fallut lui guider la main pour qu’il signât au bas du parchemin. Il murmura : 
  — Est-ce tout ? 
  Non ; la dernière journée d’un roi de France n’était pas encore achevée. 
  — Il faut maintenant, Sire, que vous remettiez le miracle royal, dit frère Renaud. 
  Il invita l’assistance à se retirer afin que le roi transmît à son fils le pouvoir, mystérieusement attaché à la personne royale, de guérir les écrouelles. Renversé sur ses coussins, Philippe le Bel gémit : 
  — Frère Renaud, regardez ce que vaut le monde. Voici le roi de France ! 
  À l’instant qu’il mourait, on exigeait encore de lui un effort pour qu’il investît son successeur de la capacité, réelle ou supposée, de soulager une affection bénigne. Ce ne fut point Philippe le Bel qui enseigna les formules et prières du miracle ; il les avait oubliées. Ce fut frère Renaud. Et Louis de Navarre, agenouillé auprès de son père, ses mains trop chaudes jointes aux mains glacées du roi, recueillit l’héritage secret. 
  Ce rite accompli, la cour fut à nouveau admise dans la chambre, et frère Renaud commença de réciter les prières des agonisants. La cour reprenait le verset « In manus tuas, Domine… Entre tes mains, Seigneur, je remets mon esprit…», lorsqu’une porte s’ouvrit ; l’évêque Pierre de Latille, l’ami d’enfance du roi, arrivait. Tous les regards se dirigèrent vers lui, tandis que toutes les lèvre continuaient de marmonner. 
  — In manus tuas, Domine, dit l’évêque Pierre reprenant avec les autres. 
  On se retourna vers le lit, et les prières s’arrêtèrent dans les gorges ; le Roi de fer était mort. 
  Frère Renaud s’approcha pour lui fermer les yeux. Mais les paupières qui n’avaient jamais battu se relevèrent d’elles-mêmes. Par deux fois, le grand inquisiteur essaya vainement de les abaisser. On dut couvrir d’un bandeau le regard de ce monarque qui entrait les yeux ouverts dans l’Éternité.

Fin du ''Roi de fer'' 1er tome des Rois maudits

L'indispensable cyclopède Desproges - 33


Faisons exploser notre sensualité à peu de frais


Mes cent (autres) films - 168 - Satyricon


Satyricon (1969) Federico Fellini
H. Keller, A. Cuny, L. Bose, M. Noël

Satyricon présente une société romaine en pleine décadence, où orgies et autres festins sont courants, la morale y étant absente. Loin des reconstitutions historiques et autres péplums, Federico Fellini nous raconte les pérégrinations de deux jeunes parasites de l'époque néronienne, Encolpe et Ascylte.

Dans cette libre adaptation de l'oeuvre de Pétrone, Fellini retrace les aventures sexuelles de deux étudiants vagabonds dans la Rome antique! Une approche plus poétique qu’archéologique qui brosse le portrait d'un monde fantasmagorique et décadent avec une luxuriance barbare! Une vision très fellinienne du monde antique et une fable morale sur l'amour et les moeurs à travers les époques! Pour la petite anecdote, Fellini avait tentè de faire accepter un rôle à Mae West dans ce film mais l'actrice à la sensualité provocante préféra tourner dans "Myra Breckinridge" de Michael Serne! Dommage, on aurait aimè voir ce sex-symbol dans le baroque fastueux du "Satyricon".



lundi 30 juillet 2018

Le roi de fer - 3ème partie - La main de Dieu - ch 8 - Les RV de Pont-Ste- Maxence


VIII 
LE RENDEZ-VOUS DE PONT-SAINTE-MAXENCE

  Le 4 novembre, Philippe le Bel devait chasser en forêt de Pont-SainteMaxence. Avec son premier chambellan, Hugues de Bouville, son secrétaire Maillard et quelques familiers, il avait dormi au château de Clermont, à deux lieues du rendez-vous. Le roi semblait détendu et de meilleure humeur qu’on ne l’avait vu depuis longtemps. Les affaires du royaume le laissaient en repos. Le prêt consenti par les Lombards avait remis le Trésor à flot. L’hiver allait ramener au calme les seigneurs agités de Champagne ainsi que les communaux de Flandre. 
  La neige était tombée dans la nuit, première neige de l’année, précoce, presque insolite ; le gel de l’aube avait fixé cette poudre blanche sur les champs et les bois, transformant le paysage en une immense étendue givrée, et inversant les couleurs du monde. Le souffle des hommes, des chiens et des chevaux s’épanouissait dans l’air gelé en grosses fleurs cotonneuses. 
  Lombard trottait derrière la monture du roi. Bien que ce fût un chien à lièvre, il participait aussi aux courres de cerf, travaillant à son compte, mais remettant souvent la meute sur la voie. Les lévriers, s’ils sont appréciés pour leur œil et leur train, sont généralement réputés pour ne sentir rien ; or celui-là avait du nez comme un chien poitevin. Dans la clairière du rendez-vous, au milieu des aboiements, des hennissements, des claquements de fouets, le roi passa un bon moment à regarder sa magnifique meute, à demander des nouvelles des lices qui avaient mis bas, et à parler à ses chiens. 
  — Oh ! Mes valets ! Holà, mes beaux ! Haoh, haoh ! 
  Le maître des chasses vint lui faire le rapport. On avait rembuché plusieurs cerfs, dont un grand dix-cors qui, au dire des valets de limiers, portait ses douze andouillers, un dix-cors royal, le plus noble animal de forêt qui se pût rencontrer. De surcroît, il semblait que ce fût un de ces cerfs dits « pèlerins » qui vont, sans harde, de forêt en forêt, plus forts et plus sauvages d’être seuls.
   Qu’on l’attaque, dit le roi. 
  Les chiens, découplés, furent conduits à la brisée et mis à la voie ; les chasseurs s’égaillèrent vers les points où le cerf pouvait sauter. 
  — Taille-hors ! Taille-hors ! entendit-on bientôt crier. Le cerf avait été aperçu ; la forêt s’emplit de la voix des chiens, des appels de cors, et de grands fracas de galopades et de branches rompues. D’ordinaire, les cerfs se font chasser un certain temps autour de l’endroit où on les a levés, tournent en forêt, rusent, brouillent leurs voies, cherchent un cerf plus jeune pour faire change et tromper le nez des chiens, reviennent à l’enceinte d’attaque. 
  Celui-ci surprit son monde et, sans buissonner, courut droit vers le nord. Sentant le danger, il repartait d’instinct vers la lointaine forêt des Ardennes d’où sans doute il venait. Il emmena ainsi la chasse une heure, deux heures, sans trop se hâter, maintenant juste le train qu’il fallait pour distancer les chiens. Puis quand il sentit que la meute commençait à fléchir, il força brusquement son allure et disparut. 
  Le roi, fort animé, coupa à travers bois pour prendre les grands devants, gagner la lisière et attendre le cerf à sa sortie en plaine. Or rien ne se perd plus vite qu’une chasse. On se croit à cent toises des chiens et des autres veneurs qu’on entend clairement ; et l’instant d’après on se trouve dans un silence total, une solitude absolue, au milieu d’une cathédrale d’arbres, sans savoir où s’est évanouie cette meute qui criait si fort, ni quelle fée, quel sortilège a effacé vos compagnons. De plus, ce jour-là, l’air portait mal les sons, et les chiens chassaient difficilement, à cause du givre partout répandu qui refroidissait les odeurs. 
  Le roi était perdu. Il contemplait une grande plaine blanche, où tout, jusqu’à l’horizon, les prairies, les haies courtes, les chaumes de la récolte passée, les toits d’un village, les lointains moutonnements de la forêt suivante, tout était recouvert d’une même couche scintillante immaculée. Le soleil avait percé. 
  Le roi se sentit soudain comme étranger à l’univers ; il éprouva une sorte d’étourdissement, de vacillement sur sa selle. Il n’y prit pas garde, car il était robuste et ses forces ne l’avaient jamais trahi. Tout préoccupé de savoir si son cerf avait débuché ou non, il suivit la lisière du bois, au pas, cherchant à distinguer sur le sol le pied de l’animal. « Dans ce givre, je le devrais voir aisément », se disait-il. Il aperçut un paysan qui marchait non loin. 
  — Holà, l’homme ! Le paysan se retourna et vint vers lui. C’était un manant d’une cinquantaine d’années ; il avait les jambes protégées par des guêtres de grosse toile et tenait un gourdin dans la main droite. Il ôta son bonnet, découvrant des cheveux grisonnants. 
  — N’as-tu pas vu un grand cerf fuyant ? lui demanda le roi. 
  L’homme hocha la tête et répondit : 
  — Oui-da, mon Sire. Un animal comme vous le dites m’a passé au nez, tout à l’heure. Il portait la hotte et tirait la langue. C’est sûrement votre bête. Vous n’aurez point long à courir ; comme il était, il cherchait l’eau. N’en trouvera qu’aux étangs des Fontaines. 
  — Avait-il les chiens après lui ? 
  — Point de chiens, mon Sire. Mais vous reprendrez sa voie, auprès de ce grand hêtre, là-bas. Il va aux étangs. 
  Le roi s’étonna. 
  — Tu as l’air de savoir le pays et la chasse, dit-il. 
  Le visage du manant se fendit d’un bon sourire. De petits yeux marron et malins fixaient le roi. 
  — Je sais le pays et la chasse, un peu, dit l’homme, et je souhaite qu’un aussi grand roi que vous êtes y goûte longtemps son plaisir, tant que Dieu veuille. 
  — Tu m’as donc reconnu ? 
  L’autre hocha la tête de nouveau et dit fièrement : 
  — Je vous ai vu passer, lors d’autres chasses, et aussi Monseigneur de Valois votre frère, quand il est venu affranchir les serfs du comté. 
  — Tu es homme libre ? — Grâce à vous, mon Sire, et point serf comme je suis né. Je sais mes chiffres, et tenir le stylet pour compter s’il le faut. 
  — Es-tu content d’être libre ? 
  — Content… sûr qu’on l’est. C’est-à-dire qu’on se sent autrement, on cesse d’être comme des morts en notre vivant. Et nous savons bien, nous autres, que c’est à vous qu’on doit les ordonnances. On se les répète souvent, comme notre prière sur la terre : « Attendu que toute créature humaine qui est formée à l’image de Notre-Seigneur doit généralement être franche par droit naturel…» C’est bon d’entendre ça, quand on se croyait pour toujours ni plus ni moins que les bêtes. 
  — Combien as-tu payé ta franchise ? 
  — Soixante-cinq livres. 
  — Tu les possédais ? 
  — Le travail d’une vie, mon Sire. 
  — Comment te nommes-tu ? 
  — André… l’André du bois, on m’appelle, parce que c’est par là que j’habite.

  Le roi, qui n’était point ordinairement généreux, éprouva le désir de donner quelque chose à cet homme. Point une aumône, un présent. 
  — Sois toujours bon serviteur du royaume, André du bois, lui dit-il, et garde ceci qui te fera souvenir de moi. 
  Il détacha son cor, un beau morceau d’ivoire sculpté, serti d’or, et d’un prix plus élevé que celui dont l’homme avait acheté sa liberté. Les mains du paysan tremblèrent d’orgueil et d’émotion. 
  — Oh ! Ça… oh ! Ça… murmura-t-il. Je le mettrai sous la statue de Madame la Vierge, pour qu’il protège la maison. Que Dieu vous ait en garde, mon Sire. 
  Le roi s’éloigna, empli d’une joie comme il n’en avait pas connu depuis bien des mois. Un homme lui avait parlé dans la solitude des champs, un homme qui, grâce à lui, était libre et heureux. La lourde traîne du pouvoir et des années s’en trouvait allégée d’un coup. Il avait bien fait son travail de roi. « On sait toujours, du haut d’un trône, qui l’on frappe, se disait-il ; mais on ne sait jamais si le bien qu’on a voulu est vraiment fait, ni à qui. » 
  Cette approbation qui lui venait, inattendue, des profondeurs de son peuple, lui était plus précieuse et plus douce que toutes les louanges de cour. « J’aurais dû étendre la franchise à tous les bailliages… Cet homme que je viens de voir, si on l’avait instruit au jeune âge, aurait pu faire un prévôt ou un capitaine de ville meilleur que beaucoup. » Il songeait à tous les André du bois, du val ou du pré, les Jean-Louis des champs, les Jacques du hamel ou bien du clos, dont les enfants, sortis de la condition serve, constitueraient une grande réserve d’hommes et de forces pour le royaume. « Je vais voir avec Enguerrand à reprendre les ordonnances. » 
  À ce moment, il entendit un « raou… raou » rauque, bref, sur sa droite, et il reconnut la voix de Lombard. 
  — Beau, mon valet, beau ! Rallie là-haut, rallie là-haut ! s’écria-t-il. 
  Lombard était sur la voie, courant d’une foulée longue, le nez à quelques pouces du sol. Ce n’était point le roi qui avait perdu la chasse, mais tout le reste de la compagnie. Philippe le Bel ressentit un plaisir de jeune homme à penser qu’il allait forcer le grand dix-cors, seul avec son chien préféré. Il remit son cheval au galop et, sans notion du temps, à travers champs et vallons, sautant les talus et les barrières, il suivit Lombard. Il avait chaud et la sueur lui ruisselait tout le long du dos. 
  Soudain, il aperçut une masse sombre qui fuyait sur la plaine blanche. 
  — Taille-hors ! hurla le roi. À la tête, mon Lombard, à la tête ! C’était bien le cerf d’attaque, un grand animal noir à ventre beige. Il n’avait plus son allure légère du début de la chasse ; son échine dessinait cette forme de hotte dont avait parlé le paysan, et qui décelait la fatigue ; il s’arrêtait, regardait en arrière, repartait d’un bond pesant.
  Lombard aboyait plus fort de chasser à vue, et gagnait du terrain. La ramure du dix-cors intriguait le roi. Quelque chose y brillait par instants, puis s’éteignait. Le cerf n’avait rien pourtant des bêtes fabuleuses dont les légendes étaient pleines, tel le cerf de saint Hubert, infatigable, avec sa croix d’église plantée sur le front. 
  Celui-ci n’était qu’un grand animal épuisé, qui avait fait une chasse sans finesse, filant droit devant sa peur à travers la campagne, et qui serait bientôt aux abois. Ayant Lombard aux jarrets, il pénétra dans un boqueteau de hêtres et n’en ressortit point. Et bientôt la voix de Lombard prit cette sonorité plus longue, plus haute, à la fois furieuse et poignante, que les chiens émettent quand l’animal qu’ils poursuivent est hallali. Le roi à son tour entra dans le boqueteau ; à travers les branches passaient les rayons d’un soleil sans chaleur qui rosissait le givre. Le roi s’arrêta, dégagea la poignée de sa courte épée ; il sentait entre ses jambes cogner le cœur de son cheval ; lui-même était haletant et aspirait l’air froid à grandes goulées. Lombard ne cessait de hurler. 
  Le grand cerf était là, adossé à un arbre, la tête basse et le mufle presque à ras du sol ; son pelage ruisselait et fumait. Entre ses bois immenses, il portait une croix, un peu de travers, et qui brillait. 
  Ce fut la vision qu’eut le roi l’espace d’un instant, car aussitôt sa stupeur tourna au pire effroi : son corps avait cessé de lui obéir. Il voulait descendre, mais son pied ne quittait pas l’étrier ; ses jambes étaient devenues deux bottes de marbre. Ses mains, laissant échapper les rênes, restaient inertes. Il tenta d’appeler, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Le cerf, la langue pendante, le regardait de ses grands yeux tragiques. Dans ses ramures, la croix s’éteignit, puis brilla de nouveau. Les arbres, le sol et l’ensemble du monde se déformèrent devant les yeux du roi, qui ressentit comme un effroyable éclatement dans la tête ; puis un noir total se fit en lui. 
  Quelques moments plus tard, quand le reste de la chasse arriva, on découvrit le roi de France gisant aux pieds de son cheval. Lombard aboyait toujours le grand cerf pèlerin dont on remarqua que les andouillers étaient chargés de deux branches mortes, accrochées dans quelque sous-bois, et qui luisaient au soleil sous leur vernis de givre. Mais on ne perdit point de temps à se soucier du cerf. Tandis que les piqueurs arrêtaient la meute, il prit la fuite, un peu reposé, suivit seulement de quelques chiens acharnés qui erreraient avec lui, jusqu’à la nuit, ou le conduiraient se noyer dans un étang. 
  Hugues de Bouville, penché sur Philippe le Bel, s’écria : 
  — Le roi vit ! Avec deux baliveaux taillés sur place à coups d’épée, et entre lesquels on noua ceintures et manteaux, on fabriqua une civière de fortune, où l’on étendit le roi. Celui-ci ne remua un peu que pour vomir et se vider de toutes parts comme un canard qu’on étouffe. Il avait les yeux vitreux et mi-clos. 
  On le porta ainsi jusqu’à Clermont où, dans la nuit, il recouvra partiellement l’usage de la parole. Les médecins, aussitôt mandés, l’avaient saigné. À Bouville, qui le veillait, son premier mot péniblement articulé fut : 
  — La croix… la croix… 
  Et Bouville, pensant que le roi voulait prier, alla lui chercher un crucifix. Puis Philippe le Bel dit : 
  — J’ai soif. 
  À l’aube, il demanda en bégayant d’être conduit à Fontainebleau, où il était né. Le pape Clément V lui aussi, se sentant mourir, avait voulu revenir vers le lieu de sa naissance. On décida de faire voyager le roi par eau, pour qu’il fût moins secoué ; on l’installa dans une grande barque plate qui descendit l’Oise. Les familiers, les serviteurs et les archers d’escorte suivaient dans d’autres barques, ou bien à cheval le long des berges. 
  La nouvelle devançait l’étrange cortège, et les riverains accouraient pour voir passer la grande statue abattue. Les paysans ôtaient leurs coiffures, comme lorsque la procession des Rogations traversait leurs champs. À chaque village, des archers allaient quérir des bassines de braises qu’on déposait dans la barque, pour réchauffer l’air autour du roi. Le ciel était uniformément gris, lourd de nuées neigeuses. Le sire de Vauréal vint de son manoir, qui commandait une boucle de l’Oise, pour saluer le roi ; il lui trouva un teint de mort répandu sur le visage. Le roi ne lui répondit que des paupières. Où était l’athlète qui naguère faisait ployer deux hommes d’armes rien qu’en leur pesant sur les épaules ? 
  Le jour finissait tôt. On alluma de grandes torches, à l’avant des barques, dont la lumière rouge et dansante se projetait sur les berges ; et l’on eût dit du cortège une grotte de flammes qui traversait la nuit. On arriva ainsi au confluent de la Seine et, de là, jusqu’à Poissy. Le roi fut porté au château. Il demeura là une dizaine de jours, au bout desquels il parut un peu rétabli. La parole lui était revenue. Il pouvait se tenir debout, avec des gestes encore gourds. 
  Il insista pour continuer vers Fontainebleau, et, faisant un grand effort de volonté, il exigea qu’on le mît à cheval. Il alla de la sorte, prudemment, jusqu’à Essonne ; mais là, il dut abandonner ; le corps n’obéissait plus au vouloir. Il acheva le trajet dans une litière. La neige tombait à nouveau, le pas des chevaux s’y étouffait.
  À Fontainebleau, la cour était déjà rassemblée. Des feux flambaient dans toutes les cheminées du château. Le roi, quand il entra, murmura : 
  — Le soleil, Bouville, le soleil…

Demain 3ème partie chapitre IX Une grand ombre sur le royaume... 
Fin du ''Roi de fer''

Les jeux de l'été - Quizz génériques feuilletons réponses


Le quizz c’est ICI
Les réponses sont là :
1
Rocambole

2
Les saintes chéries

3
Belle et Sébastien



4
Comment ne pas épouser un milliardaire

5
Thierry la fronde

6
Les compagnons de Jéhu



7
Les globes trotters

8
Thibaut ou les croisades

9
Les chevaliers du ciel

10
La demoiselle d’Avignon

L'indispensable cyclopède Desproges - 32

Epanouissons notre libido à l’intérieur des liens sacrés du mariage



Mes cent (autres) films - 167 - La rivière rouge


La rivière rouge (1948) Howard Hawks
John Wayne, Montgomery Clift

Un jeune homme s'oppose a son père adoptif devenu trop dur avec les hommes lors du convoi d'un troupeau de dix mille bêtes qu'ils doivent vendre dans le Missouri.

Depuis La chevauchée fantastique , John Wayne était une star. De son propre avis, c'est ce film-ci qui a fait de lui un acteur véritable. Sous la férule de Hawks, il réussit une étonnante composition de patron paranoïaque, sûr de lui et parfaitement tyrannique. Un homme qui cache ses blessures intérieures sous une carapace d'abominable despote. La rivière rouge est un film au souffle épique qui peint en mémorables séquences, avec une grande intensité et beaucoup de finesse aussi, une histoire à niveau humain. La quintessence du western. Le classique des classiques: le style épique de Hawks à son apogée, dans une fable sur la paternité. Scénario (viril et ambigu), image (noir et blanc), musique (Tiomkin), interprétation... tout ici est d'une perfection inégalée.


dimanche 29 juillet 2018

Le roi de fer - 3ème partie - La main de Dieu - ch 7 - Le secret de Guccio


VII 
LES SECRETS DE GUCCIO

  Cressay, dans la lumière du printemps, avec ses arbres aux feuilles transparentes et le frémissement argenté de la Mauldre, était resté pour Guccio une vision heureuse. Mais quand, ce matin d’octobre, le jeune Siennois, qui se retournait sans cesse pour s’assurer qu’il n’avait pas d’archers à ses trousses, arriva sur les hauteurs de Cressay, il se demanda un instant s’il ne s’était pas trompé. Il semblait que l’automne eût rapetissé le manoir. « Les tourelles étaientelles donc si basses ? se disait Guccio. Et suffit-il d’une demi-année pour vous changer à ce point la mémoire ? » 
  La cour était devenue une mare boueuse où son cheval enfonçait jusqu’au paturon. « Au moins, pensa Guccio, il y a peu de chances qu’on me vienne trouver ici. » Il jeta les rênes à son valet. 
  — Qu’on bouchonne les chevaux et qu’on leur donne à manger ! 
  La porte du manoir s’ouvrit et Marie de Cressay apparut. L’émotion la força de s’appuyer au chambranle. « Comment elle est belle ! pensa Guccio ; et elle n’a point cessé de m’aimer. » Alors les lézardes des murs s’effacèrent, et les tours du manoir reprirent pour Guccio les proportions du souvenir. Mais déjà Marie criait vers l’intérieur de la maison : 
  — Mère ! C’est messire Guccio qui est revenu ! 
  Dame Eliabel fit grande fête au jeune homme, le baisa aux joues et le serra contre sa forte poitrine. L’image de Guccio avait souvent peuplé ses nuits. Elle le prit par les mains, le fit asseoir, commanda qu’on lui apportât du cidre et des pâtés. Guccio accepta de bon cœur cet accueil, et il expliqua sa venue de la façon qu’il avait méditée. Il arrivait à Neauphle pour remettre en ordre le comptoir qui souffrait d’une mauvaise gestion. Les commis ne faisaient pas rentrer à temps les créances… Aussitôt dame Eliabel s’inquiéta. 
  — Vous nous aviez donné toute une année, dit-elle. L’hiver vient après une bien chétive récolte et nous n’avons pas encore… 
  Guccio resta dans le vague. Les châtelains de Cressay étant de ses amis, il ne permettrait pas qu’on les inquiétât. Mais il se rappelait leur invitation à séjourner… Dame Eliabel s’en réjouit. Nulle part au bourg, assura-t-elle, il ne trouverait plus d’aises ni meilleure compagnie. Guccio réclama son portemanteau, qui chargeait le cheval de son valet. 
  — J’ai là, dit-il, quelques étoffes qui vous plairont, j’espère… Quant à Pierre et Jean, j’ai pour eux deux faucons bien dressés, qui leur feront faire meilleures chasses, s’il est possible. 
  Les étoffes, les dentelles, les faucons éblouirent la maison et furent reçus avec des cris de gratitude. Pierre et Jean, leurs vêtements toujours imprégnés d’une forte odeur de terre, de cheval et de gibier, posèrent à Guccio cent questions. Ce compagnon miraculeusement surgi, alors qu’ils se préparaient au long ennui des mauvais mois, leur parut encore plus digne d’affection qu’à son premier passage. On eût dit qu’ils se connaissaient depuis toujours. 
  — Et notre ami le prévôt Portefruit, que devient-il ? demanda Guccio. 
  — Il continue de piller autant qu’il peut, mais plus chez nous, grâce à Dieu… et grâce à vous. 
  Marie glissait dans la pièce, ployant le buste devant le feu qu’elle attisait, ou disposant de la paille fraîche sur le bat-flanc à courtine où dormaient ses frères. Elle ne parlait pas, mais ne cessait de regarder Guccio. Celui-ci, au premier instant qu’il fut seul avec elle, la prit doucement par les coudes et l’attira vers lui. 
  — N’y a-t-il rien dans mes yeux pour vous rappeler le bonheur ? dit-il, empruntant sa phrase à un récit de chevalerie qu’il avait lu récemment. 
  — Oh ! Si, messire ! répondit Marie d’une voix tremblante. Je n’ai point cessé de vous voir ici, aussi loin que vous fussiez. Je n’ai rien oublié, ni rien défait. 
  Il se chercha une excuse à n’être pas revenu de six mois, et à n’avoir donné aucun message. Mais, à sa surprise, Marie, loin de lui faire reproche, le remercia d’un retour plus prompt qu’elle ne le prévoyait. 
  — Vous aviez dit que vous reviendrez au bout de l’an, pour les intérêts, dit-elle. Je ne vous espérais point avant. Mais vous ne seriez point venu que je vous aurais attendu toute ma vie. 
  Guccio avait emporté de Cressay le léger regret d’une aventure inachevée à laquelle, pour être bien franc, il avait peu songé pendant tous ces mois. Or, il retrouvait un amour ébloui, qui avait grandi, pareil à une plante, au long du printemps et de l’été. « Que j’ai de chance ! pensait-il. Elle pourrait m’avoir oublié, s’être mariée…» 
  Les hommes de nature infidèle, si infatués qu’ils paraissent, sont souvent assez modestes en amour, parce qu’ils imaginent les autres d’après eux-mêmes. Guccio s’émerveillait d’avoir inspiré, l’entretenant si peu, un sentiment aussi puissant, et aussi rare. 
  — Moi non plus, Marie, je n’ai cessé de vous voir, et rien ne m’a délié de vous, dit-il avec toute la chaleur que réclamait un si gros mensonge. 
  Ils se tenaient l’un devant l’autre, également émus, également embarrassés de leurs paroles et de leurs gestes. 
  — Marie, reprit Guccio, je ne suis point venu ici pour le comptoir, ni pour aucune créance. Mais à vous je ne peux ni ne puis rien cacher. Ce serait offenser l’amour qui nous lie. Le secret que je vais vous confier engage la vie de beaucoup, et la mienne propre… Mon oncle et des amis puissants m’ont chargé de dissimuler en lieu sûr des pièces écrites qui importent au royaume et à leur propre salut… À cette heure, des archers sont sûrement à ma recherche. 
  Cédant à son penchant, il recommençait à gonfler un peu son personnage. 
  — J’avais vingt places où chercher un refuge, mais c’est vers vous, Marie, que je suis venu. Ma vie dépend de votre silence. 
  — C’est moi, dit Marie, qui dépends de vous, mon seigneur. Je n’ai foi qu’en Dieu, et en celui qui le premier m’a tenue dans ses bras. Ma vie est votre vie. Votre secret est le mien. Je cèlerai ce que vous voudrez celer, je tairai ce que vous voudrez taire, et le secret mourra avec moi. 
  Des larmes embuaient ses prunelles bleu sombre. 
  — Ce que je dois cacher, dit Guccio, est contenu dans un coffret de plomb à peine grand comme les deux mains. Y a-t-il quelque place ici ? 
  Marie réfléchit un instant. 
  — Dans le four de la vieille étuve, peut-être… répondit-elle. Non ; je sais un meilleur endroit. Dans la chapelle. Nous irons demain matin. Mes frères quittent la maison à l’aube, pour la chasse. Demain, ma mère les suivra de peu, car elle doit se rendre au bourg. Si elle voulait m’emmener, je me plaindrais de douleurs au gosier. Feignez de dormir longtemps. 
  Guccio fut logé à l’étage, dans la grande pièce propre et froide qu’il avait déjà occupée. Il se coucha, sa dague au flanc, et la boîte de plomb sous la tête. Il ignorait qu’à la même heure les deux frères Marigny avaient déjà eu leur dramatique entrevue, et que l’ordonnance contre les Lombards n’était plus que cendre. Il fut réveillé par le départ des deux frères. S’étant approché de la croisée, il vit Pierre et Jean de Cressay, montés sur de mauvais bidets, qui passaient le porche leurs faucons sur le poing. Puis des portes battirent. Un peu plus tard, une jument grise, assez fatiguée par l’âge, fut amenée à dame Eliabel qui s’éloigna à son tour, escortée du valet boiteux. Alors Guccio enfila ses bottes et attendit. Quelques instants après, Marie l’appela du rez-de-chaussée. Guccio descendit, le coffret glissé sous sa cotte. La chapelle était une petite pièce voûtée, à l’intérieur du manoir, et dans la partie tournée vers l’est. Les murs en étaient blanchis à la chaux.

  Marie alluma un cierge à la lampe à huile qui brûlait devant une statue de bois, assez grossière, de saint Jean l’Évangéliste. Dans la famille Cressay, l’aîné des fils portait toujours le prénom de Jean. Elle amena Guccio sur le côté de l’autel. 
  — Cette pierre se soulève, dit-elle en désignant une dalle de petite dimension, munie d’un anneau rouillé. Guccio eut quelque peine à déplacer la dalle. À la lueur du cierge, il aperçut un crâne et quelques débris d’ossements. 
  — Qui est-ce ? demanda-t-il en faisant les cornes avec les doigts. 
  — Un aïeul, dit Marie. Je ne sais pas lequel. 
  Guccio déposa dans le trou, près du crâne blanchâtre, la boîte de plomb. Puis la pierre fut remise en place. 
  — Notre secret est scellé auprès de Dieu, dit Marie. 
  Guccio la prit dans ses bras et voulut l’embrasser. 
  — Non, pas ici, dit-elle avec un accent de crainte, pas dans la chapelle. 
  Ils regagnèrent la grand-salle où une servante achevait de placer sur la table le lait et le pain du premier repas. Guccio se mit dos à la cheminée jusqu’à ce que, la servante partie, Marie vînt auprès de lui. Alors ils nouèrent leurs mains ; Marie posa la tête sur l’épaule de Guccio, et elle demeura ainsi un long moment à apprendre, à deviner ce corps d’homme, auquel il était décidé, entre elle et Dieu, qu’elle appartiendrait. 
  — Je vous aimerai toujours, même si vous deviez ne plus m’aimer, dit-elle. 
  Puis elle alla verser le lait chaud dans les écuelles et y rompit le pain. Chacun de ses gestes était un geste heureux. Quatre jours passèrent. Guccio accompagna les frères à la chasse et n’y fut pas maladroit. Il fit au comptoir de Neauphle plusieurs visites, afin de justifier son séjour. Une fois, il rencontra le prévôt Portefruit qui le reconnut et le salua avec servilité. Ce salut rassura Guccio. Si quelque mesure avait été décrétée contre les Lombards, messire Portefruit n’eût pas usé de tant de politesse. « Et si c’est lui qui doit un prochain jour venir m’arrêter, pensa Guccio, l’or que j’ai emporté m’aidera bien à lui fourrer la paume. » 
  Dame Eliabel, apparemment, ne soupçonnait rien de l’aventure de sa fille avec le jeune Siennois. Guccio en fut convaincu par une conversation qu’il surprit, un soir, entre la châtelaine et son fils cadet. Guccio était dans sa chambre à l’étage ; dame Eliabel et Pierre de Cressay parlaient auprès du feu, dans la grand-salle, et leurs voix montaient par la cheminée. 
  — Il est dommage en vérité que Guccio ne soit point noble, disait Pierre. Il fournirait un bon époux à ma sœur. Il est bien fait, instruit, et placé avantageusement dans le monde… Je me demande si ce n’est point chose à
considérer. 
  Dame Eliabel prit fort mal la suggestion. 
  — Jamais ! s’écria-t-elle. L’argent te fait perdre la tête, mon fils. Nous sommes pauvres présentement, mais notre sang nous donne droit aux meilleures alliances, et je n’irai point donner ma fille à un garçon de roture qui, par surcroît, n’est même pas de France. Ce damoiseau, certes, est plaisant, mais qu’il ne s’avise point de fleureter avec Marie. J’y mettrais bon ordre… Un Lombard ! D’ailleurs il n’y songe. Si l’âge ne me rendait modeste, je t’avouerais qu’il a plus d’yeux pour moi que pour elle, et que c’est la raison pour laquelle le voilà installé ici comme un greffon sur l’arbre. 
  Guccio, s’il sourit des illusions de la châtelaine, fut blessé du mépris dans lequel elle tenait et sa naissance et son métier. « Ces gens-là vous empruntent de quoi manger, ne vous payent point ce qu’ils vous doivent, mais ils vous considèrent pour moins que leurs manants. Et comment feriez-vous, bonne dame, sans les Lombards ? se disait Guccio fort agacé. Eh bien ! Essayez donc de marier votre fille à un grand seigneur et voyez comment elle acceptera. » Mais en même temps, il se sentait assez fier d’avoir si bien séduit une fille de noblesse ; et ce fut ce soir-là qu’il décida de l’épouser, en dépit de tous les obstacles qu’on pourrait y mettre. 
  Au repas qui suivit, il regardait Marie en pensant : « Elle est à moi ; elle est à moi ! » Tout dans ce visage, les beaux cils relevés, les lèvres entrouvertes, tout semblait lui répondre : « Je suis à vous. » Et Guccio se demandait : « Mais comment les autres ne voient-ils pas ? » 
  Le lendemain, Guccio reçut à Neauphle un message de son oncle où celui-ci lui faisait savoir que le péril était pour l’heure conjuré, et l’invitait à rentrer aussitôt. Le jeune homme dut donc annoncer qu’une affaire importante le rappelait à Paris. Dame Eliabel, Pierre et Jean montrèrent de vifs regrets. Marie ne dit rien et continua l’ouvrage de broderie auquel elle était occupée. Mais, lorsqu’elle fut seule avec Guccio, elle laissa paraître son angoisse. Était-il arrivé un malheur ? Guccio était-il menacé ? Il la rassura. Au contraire, grâce à lui, grâce à elle, les hommes qui voulaient la perte des financiers italiens étaient vaincus. Alors Marie éclata en sanglots parce que Guccio allait partir. 
  — Vous me quittez, dit-elle, et c’est comme si je mourais. 
  — Je reviendrai, aussitôt que je pourrai, dit Guccio. 
  En même temps, il couvrait de baisers le visage de Marie. Le salut des compagnies lombardes ne le réjouissait qu’à moitié. Il eût voulu que le danger durât encore.
   Je reviendrai, belle Marie, répéta-t-il, je vous le jure, car je n’ai point au monde plus grand désir que de vous. 
  Et cette fois il était sincère. Il était arrivé cherchant un refuge ; il repartait avec un amour au cœur. Comme son oncle, dans le message, ne lui parlait point des documents cachés, Guccio feignit de comprendre qu’il devait les laisser à Cressay. Il ménageait ainsi le prétexte à un retour.

Demain 3ème partie chapitre VIII Le rendez-vous de Pont-Sainte-Maxence

Les jeux de l'été - Quizz génériques feuilletons français 60's


A l’époque il y avait de (bons) feuilletons (français) qui rassemblaient la famille devant les étranges lucarnes. Voici 10 petites ‘’madeleines’’ audio. Elles ne datent pas d’hier. Il y en a de plus faciles que d’autres… A vous de mettre un nom dessus.









L'indispensable cyclopède Desproges - 31


Transformons une grenouille en plombier charmant