mardi 13 novembre 2018

Les poisons de la couronne - ch 1 - Adieu à Naples


PREMIÈRE PARTIE
LA FRANCE ATTEND UNE REINE 

 
Chapitre I
 
ADIEU À NAPLES
 
    Debout, dans sa robe toute blanche, à l’une des fenêtres de l’énorme Château-Neuf, d’où la vue dominait le port et la baie de Naples, la vieille reine-mère Marie de Hongrie regardait un vaisseau en train d’appareiller. Essuyant d’un doigt rêche le pleur qui mouillait sa paupière sans cils, elle murmura: 
  — Allons, maintenant je peux mourir. 
  Elle avait bien rempli sa vie. Fille de roi, femme de roi, mère et grand-mère de rois, elle avait affermi sa descendance sur les trônes d’Europe méridionale et centrale. Tous ses fils survivants étaient rois, ou ducs souverains. Deux de ses filles étaient reines. Sa fécondité avait été un instrument de puissance pour les Anjou-Sicile, cette branche cadette de l’arbre capétien, et qui prenait tournure de devenir aussi grosse que le tronc. Si Marie de Hongrie avait déjà perdu six de ses enfants, au moins avait-elle la consolation que l’un d’eux, entré dans les ordres, fût en voie d’être canonisé. Elle serait la mère d’un saint. Comme si les royaumes de ce monde étaient devenus trop étroits pour cette tentaculaire famille, la vieille reine avait poussé sa progéniture jusque dans le royaume des cieux. À soixante-dix ans passés, il ne lui restait plus qu’à assurer l’avenir d’une de ses petites-filles, Clémence, l’orpheline. C’était désormais chose faite. 
  Le gros vaisseau qui, dans le port, levait l’ancre, ce 1 er juin 1315, par un soleil éclatant, représentait tout à la fois, aux yeux de la reine-mère de Naples, le triomphe de sa politique et la mélancolie des choses achevées. Car pour sa bien-aimée Clémence, pour cette princesse de vingt-deux ans sans aucune dot territoriale et riche seulement de sa réputation de beauté et de vertu, elle avait négocié la plus haute alliance, le plus prestigieux mariage. Clémence allait être reine de France Ainsi, la moins pourvue de toutes les princesses d’Anjou recevait le plus puissant des royaumes et devenait suzeraine de toute sa parenté C’était là comme une illustration des enseignements évangéliques. 
  Certes, on disait que le jeune roi de France, Louis le Dixième, n’était pas trop avenant de visage, ni des mieux doués quant au caractère. « Eh quoi ! mon époux, que Dieu l’absolve, était boiteux et je ne m’en suis pas mal accommodée, pensait Marie de Hongrie D’abord, on n’est pas reine pour être heureuse. » 
  On s’étonnait également, à mots couverts, que la reine Marguerite fût morte dans sa prison, avec tant d’à-propos, alors que le roi Louis se trouvait en peine à obtenir l’annulation du mariage. Mais fallait-il ouvrir l’oreille à toutes les médisances ? Marie de Hongrie était peu portée à la pitié envers une femme, une reine surtout, qui avait trahi les engagements conjugaux. Elle ne voyait rien de surprenant à ce que le châtiment de Dieu se fût naturellement abattu sur la scandaleuse Marguerite. « Ma belle Clémence remettra la vertu en honneur à la cour de Paris », se dit-elle encore. En guise d’adieu, elle fit, de sa main grise, un signe de croix à travers la lumière, puis, le visage secoué de tics sous son voile immaculé et sa mince couronne, le pas raide, mais encore décidé, elle alla s’enfermer dans sa chapelle pour y remercier le ciel de l’avoir aidée à accomplir sa longue mission royale, et pour offrir au Seigneur la grande souffrance des femmes qui ont fini leur temps. 
  Cependant, le San Giovanni, énorme nef ronde, à la coque blanche et or, arborant aux cornes de sa mâture les flammes d’Anjou, de Hongrie et de France, commençait à manœuvrer pour s’éloigner du bord. Le capitaine et son équipage avaient juré sur l’Évangile de défendre leurs passagers contre la tempête, les pirates barbaresques et tous les périls de la navigation. La statue de saint Jean-Baptiste, protecteur du navire, étincelait à la proue sous les rayons du soleil Dans les châtelets à créneaux, à mi-hauteur des mâts, cent hommes d’armes, guetteurs, archers, lanceurs de pierres, se tenaient prêts à repousser les attaques des écumeurs de mer s’il en survenait. Les cales regorgeaient de vivres, les amphores d’huile et de vin étaient plantées dans le sable du lest, où l’on avait également enfoncé des centaines d’œufs pour qu’ils se conservassent frais. Les grands coffres bardés de fer qui contenaient les robes de soie, les bijoux, les objets d’orfèvrerie et tous les cadeaux de noce de la princesse s’empilaient contre les parois de l’escandolat, vaste chambre ménagée entre le maître-mât et la poupe, et où dormiraient, sur des tapis d’Orient, les gentilshommes et chevaliers d’escorte. 
  Les Napolitains s’étaient massés sur les quais pour voir partir ce qui leur semblait être le vaisseau du bonheur. Des femmes élevaient leurs enfants à bout de bras. Dans cette foule, bruyante et familière ainsi que le peuple de Naples le fut toujours, on entendait crier : 
  — Guarda com’è bella ! 
  — Addio Donna Clemenza ! Siate felice ! 
  — Che Dio la benedica la nostra principessa ! 
  — Non Vi dimenticate di noi ! 
  Car Donna Clemenza, pour les Napolitains, était environnée d’une sorte de légende. On se souvenait de son père, le beau Carlo-Martello, héritier de Naples et de Hongrie, ami des poètes et en particulier de Dante, prince érudit, musicien, excellant aux armes, qui parcourait la péninsule, suivi de deux cents gentilshommes français, provençaux et italiens, tous vêtus comme lui par moitié d’écarlate et de vert sombre, et montés sur des chevaux harnachés d’argent. On le disait fils de Vénus, car il possédait « les cinq dons qui invitent à l’amour, et qui sont la santé, la beauté, l’opulence, le loisir, la jeunesse ». Il avait été foudroyé par la peste, à vingt-quatre ans ; sa femme, une Habsbourg, était morte en apprenant la nouvelle, fournissant un mythe tragique à l’imagination populaire. 
  Naples avait reporté sa tendresse sur Clémence qui, en grandissant, reproduisait les traits de son père. Cette orpheline royale était bénie des quartiers pauvres où elle allait elle-même distribuer l’aumône. Les peintres de l’École giottesque se plaisaient à reproduire en leurs fresques son visage clair, ses cheveux d’or, ses longues mains effilées. 
  Du haut de la plate-forme crénelée qui formait le toit du château d’arrière, à trente pieds au-dessus des eaux, la fiancée du roi de France jetait un dernier regard sur le paysage de son enfance, sur le vieux château de l’Œuf où elle était née, sur le Château-Neuf, le Maschio Angioino, où elle avait grandi, sur cette foule grouillante qui lui lançait des baisers, sur toute cette ville éclatante, poussiéreuse et sublime. 
  « Merci, Madame ma grand-mère », pensait-elle, les yeux tournés vers la fenêtre où venait de disparaître la silhouette de Marie de Hongrie « Je ne vous reverrai sans doute jamais. Merci d’avoir tant fait pour moi. Je me désolais, à vingt-deux ans atteints, d’être encore sans mari ; je n’attendais plus d’en trouver un, et m’apprêtais à entrer au couvent. C’était vous qui aviez raison de m’imposer patience. Voici que je vais être reine de ce vaste royaume qu’arrosent quatre fleuves et que baignent trois mers. Mon cousin le roi d’Angleterre, ma tante de Majorque, mon parent de Bohême, ma sœur la dauphine de Vienne, et même mon oncle Robert, qui règne ici et dont jusqu’à ce jour je n’étais que la sujette, vont devenir mes vassaux pour les terres qu’ils possèdent en France, ou les liens qu’ils ont avec cette couronne. Mais n’est-ce pas trop lourd pour moi ? » Elle éprouvait à la fois l’exaltation de la joie, l’angoisse de l’inconnu, et le trouble qui saisit l’âme aux changements irrévocables de la destinée, même lorsqu’ils dépassent les rêves. 
  — Votre peuple montre qu’il vous aime fort, Madame, dit un gros homme à côté d’elle. Mais je gage que le peuple de France va vite vous aimer autant, et qu’à seulement vous voir, il va vous faire un accueil tout pareil à cet adieu. 
  — Ah ! Vous serez toujours mon ami, messire de Bouville, répondit Clémence avec chaleur. 
  Elle avait besoin de répandre sa félicité autour d’elle et d’en remercier chacun. Le comte de Bouville, envoyé du roi Louis X, et qui avait conduit les négociations, était revenu à Naples voici deux semaines pour chercher la princesse et l’accompagner en France. 
  — Et vous aussi, signor Baglioni, vous êtes bien mon ami, ajouta-t-elle en se tournant vers le jeune Toscan qui servait de secrétaire à Bouville et tenait les écus de l’expédition, prêtés par les banques italiennes. 
  Le jeune homme s’inclina sous le compliment. Certes, tout le monde était heureux, ce matin-là. Hugues de Bouville, suant un peu sous la chaleur de juin et rejetant derrière les oreilles ses mèches noires et blanches, se sentait tout aise et tout fier d’avoir rempli sa mission et d’amener à son roi une si splendide épouse. Guccio Baglioni rêvait à la belle Marie de Cressay, sa secrète fiancée, pour laquelle il rapportait un plein coffre de soieries et de parures brodées. Il n’était pas certain d’avoir eu raison de demander à son oncle Tolomei la direction du comptoir de banque de Neauphle-le-Vieux. Devait-il se contenter d’un si petit établissement ? « Bah ! Ce n’est qu’un début ; je pourrai vite changer de position, et d’ailleurs, je passerai le plus clair de mon temps à Paris. » 
  Assuré de la protection de la nouvelle souveraine, il n’envisageait pas de limites à son ascension. Il voyait déjà Marie dame de parage de la reine et s’imaginait lui-même, dans peu de mois, recevant une charge dans la maison royale… Le poing sur la dague, le menton levé, Guccio regardait Naples se déployer devant lui dans le soleil. Dix galères firent escorte au navire jusqu’à la haute mer ; les Napolitains virent s’éloigner, diminuer, ce château fort tout blanc qui avançait sur les eaux.

Demain chapitre 2 La tempête 

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