jeudi 15 novembre 2018

Les poisons de la couronne - ch 3 - L'Hôtel Dieu


III 
L’HÔTEL-DIEU 
  
  La grand-salle des hommes avait les dimensions d’une nef de cathédrale. Au fond se dressait un autel où l’on célébrait chaque jour quatre messes, et les vêpres et le salut. Les malades privilégiés occupaient des sortes d’alvéoles ménagés dans les murs et dits « chambres de recommandation » ; les autres étaient couchés à deux par lit, tête-bêche. Des frères hospitaliers, en longue robe brune, passaient sans cesse entre les travées de lits, tantôt pour aller chanter les offices, tantôt pour donner les soins ou distribuer les repas. 
  Les exercices du culte étaient intimement mêlés à la thérapeutique ; les râles de douleur répondaient aux versets des psaumes ; le parfum de l’encens ne parvenait pas à dominer l’atroce odeur de fièvre et de gangrène ; la mort était offerte en spectacle public. Des inscriptions, courant autour des murs en hautes lettres ornées, invitaient à se préparer au trépas plutôt qu’à la guérison. 
  Depuis près de trois semaines, Guccio était là, dans une alcôve, haletant sous l’accablante chaleur de l’été qui rendait plus sinistre le séjour. Il regardait avec tristesse les rayons de soleil qui tombaient des fenêtres haut percées, et projetaient de larges taches d’or sur cette assemblée de la désolation. Il ne pouvait faire le moindre mouvement sans gémir ; les baumes et les élixirs des frères hospitaliers le brûlaient comme flammes, et à chaque pansement il endurait une torture. Nul ne semblait en mesure de lui dire si sa blessure avait endommagé l’os ; mais il sentait bien que le mal n’était pas seulement de chair, car il manquait de s’évanouir lorsqu’on lui palpait la hanche ou les reins. Les mires et les chirurgiens lui affirmaient qu’il ne courait aucun péril mortel, qu’à son âge on guérissait de tout, et que Dieu accomplissait en son hôtel bien d’autres miracles, ainsi qu’il l’avait prouvé sur ce calfat éventré qui s’était un jour présenté, retenant ses tripes avec les mains, et qu’on avait vu sortir, après quelque temps, aussi fort et gai que dans le passé.      
  Guccio ne se désespérait pas moins. Trois semaines déjà… et rien ne lui indiquait qu’il n’en faudrait pas encore trois autres avant qu’il pût se lever, ou bien trois mois, ni qu’il ne resterait pas à jamais impotent. Par moments, il s’imaginait condamné à finir ses jours, tordu et béquillard, derrière un comptoir de changeur, à Marseille. Pouvait-il songer à voyager, infirme, et moins encore à se marier ?… Si même il quittait vivant cet affreux hôpital ! Chaque matin, il voyait emporter un ou deux cadavres qui avaient déjà pris une mauvaise teinte noirâtre. N’était-ce pas la peste ?… Tout cela pour avoir joué les fanfarons et voulu sauter sur un quai plus vite que ses compagnons, alors qu’il venait d’échapper au naufrage ! Il enrageait contre le sort et sa propre sottise.  
  Il appelait presque quotidiennement l’écrivain et lui dictait, pour Marie de Cressay, de longues lettres à la fois gémissantes et enflammées qu’il faisait expédier, par les courriers des banques lombardes, vers le comptoir de Neauphle, afin que le premier commis les remît en secret à la jeune fille. Guccio assurait Marie qu’il ne souhaitait guérir que pour le bonheur de la retrouver, de la contempler, de la chérir chaque jour des cieux. Il la suppliait de lui garder la foi qu’ils s’étaient jurée, et lui en promettait mille félicités. 
  « Je n’ai point d’autre âme que la vôtre en mon cœur, n’en aurai jamais d’autre, et si elle me venait à faillir, ma vie s’en irait avec. » Car ce présomptueux, maintenant que l’adversité le clouait sur un lit d’hôtelDieu, se prenait à douter de tout et à craindre que celle qu’il aimait ne l’attendît pas. Marie allait se lasser d’un amoureux toujours absent, et lui préférer quelque gentilhomme de sa province. 
  « Ma chance, se disait-il, est d’avoir été le premier à l’aimer. Mais voilà un an et bientôt six mois que nous nous sommes donné notre premier baiser. » Alors que contemplant ses jambes amaigries, il se demandait s’il pourrait jamais tenir debout, il cherchait, dans ses lettres, à se montrer admirable. Il se donnait pour l’intime et le protégé de la nouvelle reine de France. À le lire, on eût cru qu’il avait lui-même négocié le mariage royal. Il racontait son ambassade à Naples, la tempête, et comment il s’y était conduit, affermissant le courage de l’équipage. Son accident, il l’attribuait à un mouvement chevaleresque ; il s’était précipité afin de soutenir la princesse Clémence et la sauver de tomber à l’eau, alors qu’elle descendait du navire que secouaient, jusque dans le port, les remous de la mer… 
  Guccio avait écrit également à son oncle Spinello Tolomei pour lui conter, mais avec moins d’emphase, son accident, et lui demander du crédit à Marseille. Des visites assez nombreuses le distrayaient un peu. Le consul des marchands siennois était venu le saluer et se mettre à sa disposition ; le correspondant des Tolomei le comblait d’attentions et lui faisait parvenir une nourriture meilleure que celle servie par les frères hospitaliers. 
  Un après-midi, Guccio eut la joie de voir apparaître son ami Boccace de Cellino, voyageur des Bardi, qui se trouvait justement de passage à Marseille. Auprès de lui, Guccio put se lamenter à loisir. 
  — Pense à tout ce que je vais manquer, disait-il. Je ne pourrai point assister aux noces de Donna Clemenza, où j’aurais eu ma place parmi les grands seigneurs. Avoir tant fait pour ce mariage, et ne pas m’y trouver ! Et je vais manquer aussi le sacre de Reims. Ah ! Que cela me fait deuil… et je n’ai aucune réponse de ma belle Marie. 
  Boccace s’efforça de l’apaiser. Neauphle n’était pas un faubourg de Marseille, et les lettres de Guccio ne voyageaient pas par chevaucheurs royaux. Elles devaient transiter par les relais lombards d’Avignon, de Lyon, de Troyes et de Paris ; les courriers ne se mettaient pas en route chaque jour. 
  — Boccacio, mon ami, s’écria Guccio, si tu te rends à Paris, fais-moi la grâce d’aller à Neauphle et de voir Marie. Dis-lui tout ce que je t’ai confié ! Sache si mes missives lui ont bien été remises ; vois si elle est toujours en même humeur d’amour à mon endroit. Et ne me cache aucune vérité, même la plus dure… Ne crois-tu pas, Boccaccino, que je devrais me faire transporter en litière ? 
  — Pour que ta blessure se rouvre, que les vers s’y mettent, et pour périr de la fièvre dans quelque mauvaise auberge de la route ? La belle idée ! Es-tu devenu fou ? Tu as vingt ans, Guccio… 
  — Pas encore ! 
  — Raison de plus ; à ton âge, qu’est-ce qu’un mois de perdu ? 
  — Si c’était le bon mois, c’est toute la vie qui peut être perdue. 
  Chaque jour, la princesse Clémence envoyait un de ses gentilshommes prendre des nouvelles du blessé. Par trois fois, le comte de Bouville vint lui-même s’asseoir au chevet du jeune Italien. Bouville était accablé de travail et de soucis. Il s’efforçait de rendre une apparence convenable à l’escorte de la future reine avant de poursuivre le voyage. Personne n’avait plus de vêtements hormis ceux, détrempés et gâchés, que chacun portait en débarquant. Les gentilshommes et les dames de parage commandaient chez les tailleurs et les lingères, sans se soucier de payer. Tout le trousseau de la princesse, perdu en mer, était à refaire ; il fallait racheter l’argenterie, la vaisselle, les coffres, les meubles de route. Bouville avait demandé des fonds à Paris ; Paris avait répondu qu’on s’adressât à Naples, puisque toutes ces pertes étaient survenues dans la partie du voyage qui incombait à la couronne de Sicile et que l’escorte se trouvait encore en terre angevine. Les Napolitains avaient renvoyé Bouville aux Bardi, leurs prêteurs habituels, ce qui expliquait le passage à Marseille du signor Boccace. En tout cet embrouillement, Guccio manquait fort à Bouville. 
  — Qu’aviez-vous à glisser ? disait l’ancien grand chambellan avec une nuance de reproche. Vous voyez, le ciel vous a puni de vos paroles impies. Mais il me punit en même temps, en me privant de votre aide quand elle me serait le plus utile. Je n’entends rien aux comptes, et je suis sûr qu’on me pille. 
  — Quand allez-vous repartir ? lui demandait Guccio qui voyait venir ce moment avec désespoir.
   — Oh ! Mon ami, pas avant la mi-juillet ! 
  — Peut-être serai-je remis. 
  — Je le souhaite. Efforcez-vous ; votre guérison me rendrait grand service. 
  Mais la mi-juillet arriva sans que Guccio fût rétabli. La veille du départ, Clémence de Hongrie tint à venir elle-même dire adieu au malade. Guccio était déjà fort envié de ses compagnons d’hôpital pour les visites qu’il recevait et toutes les attentions dont on l’entourait. Il commença de prendre figure de héros lorsque la fiancée du roi de France, accompagnée de deux dames et de six chevaliers napolitains, se fit ouvrir les portes de la grand-salle de l’hôtel-Dieu. Les frères hospitaliers, qui chantaient vêpres, se retournèrent surpris, et leurs voix s’enrouèrent. 
  La belle princesse s’agenouilla, comme la plus humble fidèle, puis, les prières terminées, elle avança entre les lits, suivie par cent regards tragiques. Sur les couches où les malades étaient allongés tête-bêche, deux corps se dressaient pour la voir passer. Des mains de vieillards se tendaient vers elle. Donna Clemenza ordonna aussitôt aux gens de sa suite qu’on fît aumône à tous les indigents, et qu’on donnât cent livres à la fondation. 
  — Mais, Madame, lui souffla Bouville, qui marchait à côté d’elle, nous n’avons pas assez d’argent pour tout payer. 
  — Qu’importe ! Cela vaut mieux que des coupes ciselées pour boire, ou des soieries pour nous parer. J’ai honte de penser à de semblables vanités, j’ai honte même de ma santé lorsque je vois tant de misère. 
  Elle apportait à Guccio un reliquaire de corps renfermant un minuscule morceau de la robe de saint Jean, « avec une goutte visible du sang du précurseur », qu’elle avait acheté fort cher à un Juif spécialisé dans ce genre de commerce. Le reliquaire était soutenu par une chaînette d’or que Guccio aussitôt se passa au cou. 
  — Ah ! Gentil signor Guccio, dit la princesse Clémence, j’ai chagrin de vous voir là. Vous avez fait par deux fois un long voyage pour être, auprès de messire de Bouville, le messager de bonnes nouvelles ; vous m’avez porté grand secours en mer, et vous ne serez point présent aux fêtes de mes noces ! 
  Il faisait dans la salle une chaleur de four. Dehors, un orage menaçait. La princesse sortit de son aumônière un mouchoir, et essuya la sueur qui vernissait le visage du blessé d’un geste si naturel et si doux que Guccio en eut les larmes aux yeux. 
  — Mais comment ce malheur vous est-il survenu ? reprit Clémence. Je n’ai rien vu, ni point encore compris ce qui s’est passé. — Je… j’ai cru, Madame, que vous alliez descendre, et comme la nef était encore remuée, je… j’ai voulu m’élancer pour vous présenter le bras. L’heure faisait qu’on n’y voyait guère… et voilà… le pied m’a glissé. 
  Il serait désormais persuadé que les choses s’étaient passées ainsi, et que ce mouvement qui l’avait poussé à sauter le premier… 
  — Gentil signor Guccio ! répéta Clémence tout émue. Guérissez vite, j’en aurai joie. Et venez me l’annoncer à la cour de France ; mes portes vous seront toujours ouvertes comme à un ami. 
  Ils échangèrent un long regard, parfaitement innocent, parce qu’elle était fille de roi et lui fils de Lombard. Placés par la naissance en d’autres situations, ils eussent pu s’aimer.

Demain chapitre 4 Les signes du malheur 




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