dimanche 27 janvier 2019

Les poisons de la couronne - 3ème partie - ch 12 et fin - Qui sera régent?



XII
QUI SERA RÉGENT ?

  Louis X Hutin expira dans la nuit du 4 au 5 juin 1316, un peu après minuit. Pour la première fois, depuis trois cent vingt-neuf ans, un roi de France mourait sans laisser un héritier mâle auquel la couronne pût être dévolue. Monseigneur de Valois, d’ordinaire si empressé à régler les pompes royales, qu’elles fussent nuptiales ou funèbres, se désintéressa complètement des derniers honneurs à rendre à son neveu. Il appela le grand chambellan Mathieu de Trye, et lui donna pour toute instruction : 
  - Faites ainsi que la dernière fois ! 
  Lui-même s’occupa de convoquer, dès les premières heures de la matinée, un Conseil, non pas à Vincennes, où une telle assemblée eût été forcément présidée par la reine, mais à Paris, au palais de la Cité. 
  - Laissons notre chère nièce à sa douleur, déclara-t-il, et n’ajoutons rien qui puisse nuire à son précieux fardeau. 
  Ce Conseil, par sa composition, ressemblait plus à une réunion de famille qu’à une chambre de gouvernement. Y siégeaient Charles de la Marche, frère du défunt, Charles de Valois et Louis d’Évreux, frères de Philippe le Bel, Louis de Clermont, petit-fils de Saint Louis, Mahaut d’Artois et Robert d’Artois, respectivement petite-nièce et arrière-petit-neveu de Saint Louis, et Philippe de Valois, fils de Charles, auxquels avaient été adjoints le chancelier, l’archevêque de Sens et le comte de Bouville afin que fussent représentés la Justice, l’Église et les grands serviteurs de l’Hôtel royal.         
  Valois n’avait pu éviter de convier la comtesse Mahaut, qui se trouvait, avec lui-même, le seul pair du royaume présent à Paris. Ainsi la meurtrière de celui dont il s’agissait de régler, dans l’immédiat, la succession, était là, réintroduite dans ses prérogatives et se délectant secrètement de sa victoire. Si Valois attendait une opposition de la part de Mahaut, il ne la redoutait pas. Il se pensait entièrement appuyé par le reste de la parentèle. De plus, le chancelier Mornay était sa créature ; l’archevêque Marigny avait partie liée avec lui ; quant à Bouville, on connaissait son manque d’initiative et sa docilité. En vérité, Valois se félicitait que Philippe de Poitiers et le connétable Gaucher de Châtillon fussent tous deux absents. Avec eux, les choses eussent été moins faciles. Mais pour l’heure, ils étaient à Lyon où ils s’employaient à rameuter les cardinaux. De la sorte, Monseigneur de Valois se sentait les coudées franches, trop franches même… 
  Il s’assit au haut bout de la table, dans le fauteuil royal. Encore qu’il imposât à son visage l’expression du chagrin, il ne parvenait pas à masquer la satisfaction qu’il éprouvait à occuper ce siège. 
  - Nous sommes assemblés, dans le deuil qui nous frappe, commença-t-il, pour décider de choses urgentes qui sont le choix des deux curateurs au ventre qui doivent veiller en notre nom sur la grossesse de la reine Clémence, et aussi la désignation qu’il vous faut faire d’un régent du royaume, car il ne peut y avoir rupture de l’exercice de justice et de gouvernement. Je vous demande votre conseil. 
  Il employait des expressions de souverain, et se posait manifestement en détenteur des attributions royales. Son attitude choqua son demi-frère, le comte d’Évreux, dont la rigueur d’âme et la droiture de pensée, les soucis moraux, le respect des institutions s’accommodaient mal de tels procédés. C’était par l’effet d’une nature inquiète et scrupuleuse que Louis d’Évreux n’avait jamais pris de participation active au pouvoir. Mais il observait, jugeait ; et il désapprouvait presque tous les actes accomplis depuis un an sous l’inspiration de Valois. Comme ce dernier, se répondant à lui-même, proposait que la nomination des curateurs fût remise aux soins du régent, d’Évreux, avec la brutalité soudaine qu’ont parfois les gens réfléchis, l’interrompit. 
  - Souffrez, mon frère, que nous parlions aussi, et ne liez donc pas, s’il se peut, toutes questions ensemble. L’aménagement de la régence est une chose dont il existe précédents aux annales du royaume, et qui veut d’être débattue devant le Conseil des pairs. La désignation des curateurs en est une autre, qui relève des proches membres de la famille, et dont nous pouvons trancher ici, en l’assistance du chancelier. Avez-vous des noms à avancer ? 
  Surpris par cette intervention, et plus encore par le ton déterminé sur lequel elle était faite, Charles de Valois répondit, pour gagner du temps : 
  - Et vous, mon frère, qui proposez-vous ? 
  Le comte d’Évreux se passa les doigts sur les paupières. 
  - Je pense, dit-il, qu’il nous faut choisir des hommes dont le passé soit sans reproche, assez mûris pour que nous puissions nous en remettre à leur prudence, et qui aient donné de grandes preuves de loyauté et de dévouement envers nos rois. J’aurais incliné à vous nommer le sénéchal de Joinville, si son grand âge, qui approche cent ans, ne le rendait bien infirme… Mais je vois ici messire de Bouville qui fut grand chambellan du roi Philippe notre frère, lui fit service en tout avec une fidélité qu’il nous faut louer. Il a conduit en France la reine Clémence qui lui montre de l’attachement… 
  Valois respira mieux. Si l’homélie de Louis d’Évreux n’avait d’autre fin que d’appeler Bouville à la fonction de curateur, il se sentait rassuré. Il se hâta d’accorder cette satisfaction à son frère et approuva hautement la proposition, affirmant que Bouville était tout juste la personne à laquelle il avait lui-même pensé. Chacun, autour de la table, acquiesça, qui par parole, qui d’un mouvement de front ou d’un simple murmure. Le gros Bouville se leva, les traits bouleversés. Il recevait la consécration de longues années de dévouement à la couronne. 
  - C’est grand honneur, c’est grand honneur, Messeigneurs, déclara-t-il. Je fais serment de veiller sur le ventre de Madame Clémence, et de la protéger contre toute attaque ou entreprise, et de la défendre avec ma vie. Mais puisque Monseigneur  d’Évreux a cité messire de Joinville, je souhaiterais que le sénéchal fût nommé auprès de moi, ou si lui ne le peut, son fils, afin que l’esprit de Monseigneur Saint Louis soit présent à cette garde, en son serviteur, comme l’esprit du roi Philippe, mon maître… en moi, son serviteur. 
  Rarement Bouville avait prononcé une si longue phrase en Conseil, et c’étaient choses un peu subtiles pour lui que celles qu’il voulait exprimer. Ses derniers mots manquaient de clarté ; mais tout le monde comprit son intention et le comte d’Évreux le remercia. 
  - À présent, dit Valois, nous pouvons aborder l’aménagement de la régence… 
  Il fut à nouveau interrompu, mais cette fois par Bouville, qui s’était relevé. 
  - Auparavant, Monseigneur… 
  - Qu’y a-t-il, Bouville ? demanda Valois d’un air bienveillant. 
  - Auparavant, Monseigneur, il me faut vous prier très humblement de quitter le siège où vous êtes, car c’est le siège du roi ; or nous devons penser que le roi, pour l’heure, est dans le sein de Madame Clémence. 
  Un silence suivit, pendant lequel on entendit le glas sonné par les cloches de Paris. Valois lança vers Bouville un regard furibond ; mais il comprit qu’il lui fallait obéir et même feindre la bonne grâce. 
  « Voilà bien les sots, se disait-il en changeant de place, et l’on a tort de leur accorder confiance. Ils ont des idées qui ne viendraient à personne. » 
  Les assistants, sur la droite, eurent tous à reculer d’un cran. Bouville fit le tour de la table, attira un tabouret, et vint s’asseoir, les bras croisés dans l’attitude du gardien fidèle, un peu en retrait du siège vide qui allait être l’objet de tant de convoitises. Valois adressa un signe à Robert d’Artois, lequel, parlant assis, prononça quelques mots à peine courtois qui signifiaient en clair : « Assez de niaiseries, passons aux choses sérieuses ! » 
  Le temps, selon lui, était trop mesuré pour qu’on le perdît en formalités, et ce qui se déciderait là ne pourrait qu’être ratifié par la Chambre des pairs. Tout à trac, il proposa, comme s’imposant d’évidence, de remettre la régence à Charles de Valois. 
  - On ne change pas de main sur la charrue au milieu du sillon, dit-il. Nous savons bien que c’est Charles qui a gouverné toute cette année, au nom de notre pauvre cousin Louis que nous allons porter en terre. Et, auparavant, il fut toujours au Conseil du roi Philippe, auquel il évita plus d’une erreur et pour lequel il gagna plus d’un combat. Il est l’aîné de la famille ; il a bientôt trente ans d’habitude du labeur de roi… 
  Deux personnes seulement paraissaient ne pas approuver cette déclaration. Louis d’Évreux pensait à la France ; Mahaut d’Artois pensait à elle-même. 
  « Si Charles est régent, se disait-elle, ce n’est pas lui qui rappellera le maréchal de Conflans et lèvera le séquestre de mon comté. Il est dans le jeu de Robert comme Robert dans le sien. Peut-être me suis-je trop hâtée d’expédier Louis, et aurais-je dû attendre le retour de mon gendre. Je devrais parler pour lui ; mais ne vais-je pas attirer les soupçons ? »  
  Évreux intervint, s’adressant de nouveau à Valois. 
  - Charles, si notre frère était venu à mourir pendant que notre neveu Louis était encore en enfance, qui aurait été régent de droit ? 
  - Forcément moi, répondit Valois en souriant comme si l’on apportait de l’eau à son moulin. 
  - Parce que vous étiez le premier frère. N’est-ce pas, alors, en droit, à notre neveu Philippe de Poitiers d’occuper la régence ? 
  Mahaut reprit espoir. Et Charles de la Marche ayant cru habile de dire que son frère Philippe ne pouvait être partout à la fois, au conclave et à Paris, elle se lança dans le débat. 
  - Lyon n’est pas au pays du Grand Khan ! On en revient en peu de jours… Nous ne sommes point assez nombreux pour décider dans l’instant d’une chose si grave. Des pairs du royaume, je ne vois ici que deux sur douze… Aucun duc-évêque, aucun comte-évêque ; le connétable n’est pas là, ni le duc de Bourgogne… 
  À ce nom, Robert d’Artois, Philippe de Valois et Louis de Clermont sursautèrent. Le duc Eudes de Bourgogne, le nouveau duc et sa mère Agnès de France, voilà bien ceux qu’on redoutait, dont il fallait se hâter de devancer les menées. L’enfant de Clémence était encore à naître, en admettant qu’il naquît jamais, et l’on verrait seulement alors s’il était mâle ou femelle Eudes de Bourgogne était donc fondé à réclamer la régence, et contre Poitiers aussi bien que contre Valois, au nom de sa nièce, la petite Jeanne de Navarre, fille de Marguerite. Or, on savait bien que Jeanne était bâtarde ! 
  - Mais vous n’en savez rien, Robert ! s’écria Louis d’Évreux, les présomptions ne sont pas certitude, et Marguerite a emporté son secret dans la tombe où vous l’avez mise. 
  D’Évreux avait lancé ce « vous » dans une acception vague et générale, mais le géant, qui avait toutes raisons de se sentir personnellement visé, pria d’Évreux d’éclaircir son dire, ou bien de se rétracter. 
  - Oubliez-vous, Louis, que vous avez épousé ma propre sœur, et dois-je attendre de mon plus proche parent qu’il se fasse la trompette de mes calomniateurs ? Vous ne parleriez pas autrement si vous étiez payé par les Bourgogne. 
  L’incident tournait au plus mal, et l’on put craindre un instant que les deux beaux-frères ne se demandassent gage de bataille. Une fois de plus le scandale de la tour de Nesle et ses séquelles divisaient la famille de France, et même à présent, menaçaient de diviser le royaume. L’archevêque Marigny fit entendre alors la voix de l’Église et, prêchant la conciliation, invita les adversaires au respect de ce qu’il appela « la trêve de deuil ». À son sens, il ne fallait pas attribuer d’intention infamante aux paroles de Monseigneur d’Évreux, et le mot « tombe » dans sa bouche désignait certainement la forteresse de Château-Gaillard où Marguerite de Bourgogne avait été recluse, « comme dans une tombe », et où elle était morte. Louis d’Évreux n’approuva ni n’infirma. Quant à Robert, il grommela : 
  - Après tout, Château-Gaillard est encore moins distant d’Évreux qu’il ne l’est de mon château de Conches. 
  La porte s’ouvrit alors sur Mathieu de Trye qui annonça qu’il avait à faire une grave communication. On le pria de parler. 
  - Tandis qu’on embaumait le corps du roi, dit le chambellan, un chien, qui s’était introduit sans qu’on y prêtât garde, a léché des linges qui avaient servi à ôter les entrailles. 
  - Et alors ? demanda Valois Est-ce là votre grande nouvelle ? 
  - C’est que, Messeigneurs, ce chien est aussitôt tombé en douleurs, s’est mis à geindre et à se tordre, et que le voilà pris du même mal que le roi, peut-être même est-il déjà mort maintenant. 
  De nouveau, on n’entendit rien d’autre que le son du glas répercuté depuis Notre-Dame. La comtesse Mahaut n’avait pas bronché, mais une atroce anxiété lui descendait au cœur. « Vaisje être découverte par la gloutonnerie d’un chien ! » se disait-elle. 
  - Vous pensez donc, Mathieu, qu’il y a eu poison… prononça enfin Louis d’Évreux. 
  - Il va falloir faire enquête, et diligemment menée, dit Charles de Valois. 
  Bouville, qui pendant toute la discussion s’était tenu silencieux auprès du siège royal, se leva. 
  - Messeigneurs, si l’on a voulu attenter à la vie du roi, il est à redouter qu’on ne veuille aussi atteindre celle de l’enfant à naître. Je demande une garde de six écuyers en armes, et à mes ordres, de jour et de nuit, pour veiller à la porte de la reine, et l’interdire à toute main criminelle. 
  On lui répondit d’agir comme il l’entendait. Peu après le Conseil s’ajourna au lendemain, sans avoir rien décidé de précis. Valois espérait, dans les prochaines heures, avancer ses affaires. Sur la porte, Mahaut rejoignit Louis d’Évreux et lui dit à voix basse. 
  - Allez-vous envoyer un chevaucheur à Philippe, pour l’instruire de ce qui vient de se passer ? 
  - Certes, ma cousine, je vais le faire, et je veux avertir également notre tante Agnès. 
  - Alors, je vous laisse agir, puisque nous sommes d’accord en tout. 
  Bouville, en sortant de la séance, fut abordé par Spinello Tolomei qui l’attendait dans la cour du Palais et venait lui demander protection pour son neveu. 
  - Ah ! Ce cher garçon, ce bon Guccio ! répondit Bouville. Voilà le genre d’homme qu’il me faut pour m’aider à veiller sur la reine. Prompt d’esprit, vif de membres. Madame Clémence goûtait bien sa compagnie. C’est pitié qu’il ne soit pas écuyer, ni même bachelier. Mais après tout, il est des occasions où vertu vaut mieux que haute naissance. 
  - C’est tout juste ce que pense la demoiselle qui l’a voulu en mariage, dit Tolomei. 
  - Ah ! Il s’est donc marié ! 
  Le banquier tenta d’expliquer brièvement les ennuis de Guccio. Mais Bouville écoutait mal. Il était pressé, il devait retourner sur-le-champ à Vincennes, et tenait à son idée de placer Guccio dans la garde de la reine. Tolomei souhaitait pour son neveu une charge moins voyante et plus éloignée. Si l’on avait pu le mettre à couvert auprès de quelque haute autorité ecclésiastique, un cardinal par exemple. 
  - Eh bien, alors, mon ami, envoyons-le à Monseigneur Duèze ! Dites à Guccio qu’il me vienne trouver à Vincennes, d’où je ne puis plus bouger désormais. Il me contera bien son affaire… Tenez, j’y songe même ! Il pourrait me rendre grand service en allant de ce côté-là. Je cherchais à qui confier une mission qui demande du secret… Oui, faites donc qu’il se hâte ; je l’attends. 
  Quelques heures plus tard, trois chevaucheurs, par trois itinéraires différents, galopaient vers Lyon. Le premier chevaucheur, passant par « le grand chemin », c’est-à-dire par Essonne, Montargis et Nevers, portait sur sa cotte les armes de France. Ce chevaucheur était chargé d’une lettre par laquelle Charles de Valois annonçait à Philippe de Poitiers la mort de son frère, l’informait d’autre part de la nécessité devant laquelle il se trouvait, lui, Valois, pressé par les circonstances et désigné par les vœux du Conseil, d’exercer immédiatement la régence. Le second chevaucheur, sous les marques du comte d’Évreux, et prenant « le chemin plaisant » par Provins et Troyes, avait ordre de s’arrêter d’abord à Dijon, chez le duc de Bourgogne, avant de poursuivre vers le comte de Poitiers ; les messages qu’il allait délivrer n’avaient pas tout à fait la même teneur que celui de Charles de Valois. Enfin, sur « le chemin court », par Orléans, Bourges et Roanne, courait Guccio Baglioni, chevaucheur d’occasion, dissimulé sous la livrée du comte de Bouville. Officiellement, Guccio était dépêché au cardinal Duèze ; mais sa mission le conduisait aussi auprès du comte de Poitiers auquel il devait faire savoir, oralement, qu’il y avait présomption de poison sur la mort du roi et que la protection de la reine réclamait grande vigilance. Les destins de la France étaient sur ces trois routes.
FIN 

A suivre bientôt peut être le 4ème tome des Rois Maudits ''La loi des mâles'' 

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