mercredi 16 janvier 2019

Les poisons de la couronne - 3ème partie Le temps de la comète - ch1 - Le nouveau maître de Neauphle




TROISIÈME PARTIE
LE TEMPS DE LA COMÈTE
I
LE NOUVEAU MAÎTRE DE NEAUPHLE
  Le second jeudi après l’Épiphanie, qui était jour de marché, il y avait grande agitation à la banque lombarde de Neauphle-leChâteau. On nettoyait la maison de fond en comble ; le peintre du village couvrait d’un enduit neuf l’épaisse porte d’entrée ; on astiquait les coffres-forts dont les traverses de fer brillaient mieux que l’argent ; on passait le balai entre les poutres pour enlever les toiles d’araignées ; on chaulait les murs, on cirait les comptoirs ; et les commis, cherchant les registres épars, les balances, les échiquiers à calcul, avaient peine à garder leur calme devant la clientèle.
   Une jeune fille d’environ dix-sept ans, haute de taille, belle de traits, les joues colorées par le froid, franchit le seuil et s’arrêta, surprise par ce remue-ménage. Au manteau de camelin beige dont elle était emmitouflée, au fermail qui retenait son col, et à tout son maintien, on reconnaissait une fille de noblesse. Les villageois ôtèrent leur bonnet.
  - Ah ! Damoiselle Marie ! s’écria Ricardo, le premier commis. Soyez la bienvenue ! Entrez, et venez vous chauffer. Votre corbeillon est prêt, comme chaque semaine ; mais, dans tout ce mouvement, je l’ai fait serrer à part.
   Il fit passer la jeune fille dans une pièce voisine, qui servait de salle commune aux employés de la banque et où brûlait un grand feu. Il sortit d’un placard une corbeille d’osier, couverte d’une toile.
   - Noix, huile, lard frais, épices, farine de froment, pois secs, et trois grosses saucisses, dit-il. Tant que nous aurons à manger, vous en aurez aussi. Ce sont les ordres de messire Guccio. Et j’inscris tout à son compte, comme de coutume… L’hiver commence à se faire long et je serais surpris qu’il ne se finît pas par une disette, ainsi que l’an passé. Mais cette année, nous serons mieux pourvus. 
  Marie de Cressay prit le corbeillon. 
  - Point de lettre ? demanda-t-elle. 
  Le premier commis secoua la tête avec une feinte tristesse. 
  - Eh non ! Belle damoiselle, pas de lettre cette fois. 
  Il sourit du désappointement de la jeune fille, et ajouta : - Non, pas de lettre, mais une bonne nouvelle. ŕ 
   -Il est guéri ? s’écria Marie. 
  - Et pour qui croyez-vous que nous fassions tous ces apprêts, en plein cœur de janvier, alors qu’on ne repeint jamais avant l’avril venu ? 
  - Ricardo ! Est-ce donc vrai ? Votre maître arrive ? 
  - Eh, si, par la Madone ! Il arrive ; il est à Paris et nous a fait annoncer qu’il serait ici demain. 
  - Que je suis heureuse ! Que je suis heureuse de le revoir ! 
  Puis, se reprenant, comme si l’explosion de sa joie eût manqué de pudeur, Marie ajouta : 
  - Toute ma famille va être heureuse de le revoir. 
  - Il a demandé qu’on lui aménage un logis. Tenez, damoiselle Marie, je voudrais votre avis sur ce que nous lui avons préparé, et que vous me disiez si vous le trouvez à votre goût. 
  Il la conduisit à l’étage, et ouvrit la porte d’une chambre de bonnes dimensions, mais basse de plafond, où les solives venaient d’être cirées. Elle était garnie de quelques meubles de chêne assez grossiers, d’un lit étroit, mais couvert d’un beau brocart d’Italie, de quelques objets d’étain et d’un chandelier. Marie fit des yeux le tour de la pièce. 
  - Tout ceci paraît fort bien, dit-elle. Mais j’espère que votre maître bientôt aura sa demeure au manoir.  
  -Ricardo sourit à nouveau. 
  -Je le crois aussi, répondit-il. Tout le monde, ici, je vous assure, s’intrigue bien de cette arrivée de messire Guccio et de la nouvelle qu’il veut résider parmi nous. Depuis hier, les gens ne cessent d’entrer et de nous déranger pour un rien, à croire que personne d’autre dans le bourg ne peut leur compter le change des douze deniers d’un sol. Tout cela pour s’ébaudir des travaux et s’en faire répéter la raison. Il faut dire que messire Guccio est moult aimé dans ce pays depuis qu’il a réussi à en chasser le prévôt Portefruit dont chacun avait à se plaindre. On va lui réserver grand accueil, et je le vois tout juste devenir le vrai maître de Neauphle… après vos frères, bien sûr, ajouta-t-il en reconduisant la jeune fille qu’il fit sortir par la porte du jardin. 
  Jamais le chemin qui séparait le bourg de Neauphle du manoir de Cressay n’avait paru plus court à Marie. « Il arrive… il arrive… il arrive…, se répétait-elle comme une chanson, en sautant d’une ornière à l’autre. Il arrive, il m’aime, et bientôt nous serons mariés. Il va être le vrai maître de Neauphle. » 
  La corbeille de vivres était légère à son bras. Dans la cour de Cressay, elle rencontra son frère Pierre. Il entrait dans le jeu de la bonne humeur et croyait à une farce de gamine. Pierre de Cressay était blond, comme sa sœur ; Jean avait le poil châtain et portait barbe, une barbe touffue, mal entretenue. 
  - Et comment se nomme, reprit Jean, ce puissant baron qui convoite de s’unir à nos tours en ruine et à notre belle fortune de dettes ? J’espère au moins, ma sœur, qu’il est riche, car nous en avons grand besoin. 
  - Certes, il l’est, répondit Marie. C’est Guccio Baglioni. 
  Au regard que lui lança son frère aîné, elle eut la certitude immédiate qu’elle courait à un drame. Elle eut froid tout à coup, et ses oreilles se mirent à bourdonner. Jean de Cressay feignit encore quelques secondes de prendre l’affaire en plaisanterie, mais le ton de sa voix était changé. Il désirait savoir quelle raison incitait sa sœur à parler de la sorte. Avait-elle eu avec Guccio des relations ou paroles outrepassant les limites de l’honnêteté ? Lui avait-il écrit à l’insu de la famille ? À chaque question, Marie répondait par une dénégation vague qui masquait bien mal son trouble croissant. Jean se faisait plus insistant. Pierre se sentait mal à l’aise. « J’aurais été mieux avisé de me taire », se disait-il.     
  Ils entrèrent tous trois dans la grand-salle du manoir où leur mère, dame Eliabel, filait la laine auprès de la cheminée. La châtelaine avait repris son embonpoint naturel grâce aux victuailles que chaque semaine, depuis la disette de l’hiver précédent, Guccio leur procurait. 
  - Regagne ta chambre, dit Jean de Cressay à sa sœur. 
  Comme aîné, il avait autorité de chef de famille. Lorsque Marie se fut retirée et qu’on eut entendu, à mi-étage, la porte se fermer, Jean mit sa mère au courant de ce qu’il venait d’apprendre. 
  - En es-tu sûr, mon garçon ? Est-ce possible ? s’écria dame Eliabel. À qui donc poindrait la sotte idée qu’une fille de notre sang, dont les pères ont la chevalerie depuis deux siècles, puisse épouser un Lombard ? Je suis certaine que ce jeune Guccio, qui est plaisamment tourné d’ailleurs, et montre de gentilles manières, n’y a jamais songé. 
 - Je ne sais pas s’il y a songé, ma mère, répondit Jean, mais je sais que Marie, elle, y songe. 
  Les fortes joues de dame Eliabel se colorèrent. 
  - Cette enfant se monte la cervelle ! Si ce jeune homme, mes fils, est venu à plusieurs reprises nous visiter, et s’il nous a témoigné si grande amitié, c’est qu’il porte, je crois bien, plus d’intérêt à votre mère qu’à votre sœur. Oh ! sans déshonnêteté aucune ! se hâta d’ajouter dame Eliabel, et jamais un mot qui pût offenser n’a passé ses lèvres. Mais ce sont tout de même choses qu’on devine lorsqu’on est femme, et j’ai bien compris qu’il m’admirait… 
  Ce disant, elle se redressait sur son siège et gonflait le corsage. 
  - Je n’en suis pas aussi assuré que vous, ma mère, répondit Jean de Cressay. Rappelez-vous qu’à son dernier passage, nous avons laissé Guccio seul, à plusieurs reprises avec notre sœur, alors qu’elle semblait si malade ; et c’est depuis ce moment qu’elle a recouvré la santé. 
  - Peut-être parce que depuis ce moment elle a commencé de manger à sa faim, et nous avec, fit remarquer Pierre. 
  - Oui, mais vous noterez que c’est toujours par Marie, depuis lors, que nous avons des nouvelles de Guccio. Son voyage en Italie, son accident de jambe… C’est toujours Marie que Ricardo informe, et jamais nul autre d’entre nous. Et cette grande insistance qu’elle met à aller chercher elle-même les vivres au comptoir ! Je pense qu’il y a là-dessous quelque machination sur laquelle nous n’avons pas assez ouvert les yeux. 
  Dame Eliabel abandonna sa quenouille, chassa de la main les brins de laine épars sur sa jupe et, se levant, dit d’un ton outragé : 
  - En vérité, ce serait grande vilenie de la part de ce jouvenceau que d’avoir fait usage de sa fortune mal acquise pour suborner ma fille, et prétendre acheter notre alliance par des dons de bouche ou de vêtements, alors que l’honneur d’être notre ami devrait largement suffire à le payer. 
  Pierre de Cressay était seul dans la famille à posséder un sens à peu près juste des réalités. Il était simple, loyal, et sans préjugés. Les déclarations qu’il entendait, tissues de mauvaise foi, de jalousie et de vaines prétentions, l’irritèrent. 
  - Vous semblez oublier l’un et l’autre, dit-il, que l’oncle de Guccio a toujours sur nous une créance de trois cents livres qu’on nous fait la grâce de ne pas nous réclamer, non plus que les intérêts qui ne cessent de s’allonger. Et si nous n’avons pas été saisis, terres et murs, par le prévôt Portefruit, c’est bien à Guccio que nous le devons. Rappelez-vous aussi qu’il nous a évité de mourir de famine en nous fournissant des victuailles que nous n’avons jamais payées. Avant de l’écarter, songez un peu si vous pouvez vous acquitter. Guccio est riche et le sera plus encore avec les années. Il est fort protégé, et si le roi de France l’a trouvé d’assez bonne apparence pour le joindre à l’ambassade qui allait à Naples chercher la nouvelle reine, je ne vois pas que nous ayons tant à faire les difficiles. 
  Jean haussa les épaules. 
  - C’est encore Marie qui nous a conté cela, dit-il. Il y est allé comme marchand, pour faire son négoce. 
   - Et même si le roi l’a envoyé à Naples, cela ne veut pas dire qu’il lui donnerait sa fille ! s’écria dame Eliabel. 
  - Ma pauvre mère… répliqua Pierre ; Marie n’est pas la fille du roi de France, que je sache ! Elle est fort belle, certes… 
  - Je ne vendrai pas ma sœur pour argent, cria Jean de Cressay. 
  Ses yeux brillaient au milieu d’un poil hirsute. 
  - Tu ne la vendrais pas, non, répondit Pierre ; mais tu t’accommoderais pour elle d’un barbon, sans t’offenser qu’il fût riche, à condition qu’il traînât éperons à ses talons goutteux. Si elle aime Guccio, tu ne la vends pas !… La noblesse ? Bah ! Nous sommes assez de deux garçons pour la maintenir. Je me dois de vous dire que je ne verrais pas ce mariage d’un si mauvais regard. 
  - Et tu ne verrais point non plus d’un mauvais regard ta sœur installée à Neauphle, dans notre fief, derrière un comptoir de banque, à peser le billon et à trafiquer de l’épice ? Tu déraisonnes, Pierre, et je me demande d’où peut te venir si peu de respect de ce que nous sommes, dit dame Eliabel. En tout cas, je ne consentirai jamais à une telle mésalliance, et ton frère non plus ; n’est-il pas vrai, Jean ? 
  - Certes, ma mère, et c’est déjà trop que d’en débattre. Je prie Pierre de n’en plus jamais parler. 
  - C’est bon, c’est bon, tu es l’aîné ; agis comme tu l’entends, dit Pierre. 
  - Un Lombard ! Un Lombard ! reprit dame Eliabel. Ce jeune Guccio arrive, me dites-vous ? Laissez-moi faire, mes fils. La créance et les obligations que nous lui avons nous empêchent de lui fermer notre porte. Soit, nous allons bien le recevoir ; mais s’il est fourbe, je le serai aussi, et je me charge de lui ôter l’envie de venir à nouveau, si c’est pour le motif que nous craignons !

Demain 3ème partie ch. 2 La réception de Dame Eliabel


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