dimanche 20 janvier 2019

Les poisons de la couronne 3ème partie - ch 5 - La comète



V
LA COMÈTE

  Dans ce même temps de la fin janvier où Guccio Baglioni épousait secrètement Marie de Cressay, la cour de France, pour accomplir le vœu de la reine Clémence, effectuait le pèlerinage d’Amiens. Après avoir franchi, les pieds dans la boue, la dernière partie du chemin, et traversé la ville en chantant des psaumes, les pèlerins royaux parcoururent à genoux la nef de la cathédrale, pour parvenir au bout d’une lente et pénible reptation devant la tête présumée de saint Jean-Baptiste, exposée dans une chapelle latérale. La relique provenait d’un nommé Wallon de Sartou, croisé en 1202, qui s’était fait en Terre sainte chercheur de pieuses dépouilles et avait rapporté dans ses bagages trois pièces inestimables : le chef de saint Christophe, celui de saint Georges, et une partie de celui de saint Jean. Entourée d’innombrables cierges et de milliers d’ex-voto accumulés pendant un siècle, la relique d’Amiens n’était constituée que des os du visage, enchâssés dans un reliquaire de vermeil dont le haut, en forme de calotte, remplaçait le crâne manquant. Cette face de squelette, toute noire sous sa couronne de saphirs et d’émeraudes, semblait rire, et était proprement terrifiante. On y distinguait, au-dessus de l’orbite gauche, un trou qui, selon la tradition, était la marque du coup de stylet porté par Hérodiade lorsqu’on lui avait présenté la tête du précurseur. Le tout reposait sur un plat d’or.              
  Clémence, apparemment insensible au froid de la chapelle, s’abîma en dévotions, et Louis X lui-même, touché par la ferveur, parvint à demeurer immobile durant toute la cérémonie, l’esprit évoluant en des régions qu’il n’avait pas coutume d’atteindre. Les heureux résultats de ce pèlerinage ne tardèrent pas à se manifester. Vers la mi-mars, la reine présenta des symptômes qui lui permirent d’espérer que la bienfaisante intercession du saint avait exaucé ses prières. Néanmoins, physiciens et sages-femmes n’osaient encore se prononcer, et demandaient un plein mois avant d’émettre une certitude. 
  Pendant cette attente, le mysticisme de la reine gagna son époux, lequel se mit à gouverner tout juste comme s’il aspirait à la canonisation. Il est généralement mauvais de détourner les gens de leur nature. Mieux vaut laisser un méchant à sa méchanceté que de le transformer en mouton ; la bonté n’étant pas son affaire, il en usera de façon déplorable. Le Hutin, imaginant qu’il obtiendrait de la sorte la rémission de ses propres péchés, graciait et amnistiait sans discernement, tout ému de vider les prisons ; si bien que le crime florissait à Paris où se commettaient plus de rapines, d’agressions et de meurtres qu’on n’en avait vu depuis quarante ans. Le guet était sur les dents. Parce qu’on avait repoussé les filles follieuses dans les limites exactes de leur quartier tel qu’assigné par Saint Louis, la prostitution se développait dans les tavernes et surtout dans les étuves, à ce point qu’un honnête homme ne pouvait plus aller prendre son bain d’eau chaude sans être exposé à des tentations de chair qui s’offraient sans voile. 
  Clémence avait suggéré à Louis de restituer aux héritiers Marigny les biens de l’ancien recteur du royaume, au moins pour la part à elle-même attribuée. 
  — Ah ! cela, ma mie, je ne puis le faire, avait répondu le Hutin, et je ne saurais me déjuger à ce point ; le roi ne peut avoir tort. Mais je vous promets, dès que l’état du Trésor le permettra, de constituer à Louis de Marigny une pension qui le remboursera largement. 
  Cependant les Lombards, dont on avait réduit les privilèges, maniaient moins aisément les clés de leurs coffres lorsqu’il s’agissait des besoins de la cour. Et les anciens légistes de Philippe le Bel, Raoul de Presles en tête, formaient un groupe d’opposition autour du comte de Poitiers ; le connétable Gaucher de Châtillon s’était franchement déclaré de ce côté. 
  En Artois, la situation ne s’améliorait nullement. En dépit de démarches multipliées, la comtesse Mahaut demeurait irréductible et refusait de signer l’arbitrage. Elle se plaignait de ce que les barons aient machiné une opération pour investir son château d’Hesdin. La trahison de deux sergents, qui devaient livrer la place aux alliés, avait été découverte à temps ; et maintenant deux squelettes pendaient, pour l’exemple, aux créneaux d’Hesdin. Néanmoins la comtesse, obligée de se plier à l’interdiction, n’était pas retournée en Artois depuis la Noël, non plus qu’aucun membre de la famille d’Hirson. Aussi la confusion était-elle grande dans tout le pays autour d’Arras, chacun se réclamant du pouvoir qui lui plaisait ; et les bonnes paroles n’avaient pas plus d’effet sur les barons que du lait coulant sur leur cuirasse. 
  — Point de sang, mon doux seigneur, point de sang ! suppliait Clémence. Amenez par la prière vos peuples à raison. 
  Cela n’empêchait pas qu’on s’étripât ferme sur les routes du Nord. Peut-être le Hutin eût-il mis plus d’énergie à résoudre l’affaire si, dans le même moment, environ le temps de Pâques, toute son attention n’avait été requise par la situation de Paris. 
  Le pluvieux été de 1315, l’été de l’ost boueux, s’était révélé doublement funeste, le roi ayant enlisé son armée et le peuple vu les récoltes pourrir sur pied. Toutefois, instruits par l’expérience de l’année précédente, les gens de campagne, si démunis qu’ils fussent, n’avaient pas vendu le peu de blé moissonné. La famine se déplaça donc des provinces vers la capitale où le froment croissait en prix à mesure que les habitants maigrissaient. 
  — Mon Dieu, mon Dieu, qu’on les nourrisse, disait la reine Clémence en voyant les hordes faméliques qui se traînaient jusqu’à Vincennes pour mendier pitance. 
  Il vint tant de pauvres qu’on dut faire défendre l’accès du château par la troupe. Clémence conseilla de grandes processions du clergé à travers les rues, et imposa à toute la cour, après Pâques, le même jeûne que pendant le carême. Monseigneur de Valois s’y plia complaisamment ; mais il trafiquait des céréales de son comté. Robert d’Artois, chaque fois qu’il lui fallait se rendre à Vincennes, avalait au préalable le repas de quatre hommes, en répétant l’une de ses maximes favorites : « Vivons bien, nous mourrons gras. » Après quoi, à la table de la reine, il pouvait faire figure de pénitent. 
  Au milieu de ce mauvais printemps, une comète passa dans le ciel de Paris, où elle resta visible trois nuits durant. Rien n’arrête l’imagination du malheur. Le peuple voulut reconnaître là l’annonce de grandes calamités, comme si celles qu’il subissait ne suffisaient pas. La panique s’empara de la foule et des émeutes éclatèrent en plusieurs points, sans qu’on sût au juste contre qui elles étaient dirigées. Le chancelier engagea vivement le roi à rentrer en ville, ne fût-ce que pour quelques jours, afin de se montrer au milieu de la population. Ainsi, au moment où les bois commençaient à verdir autour de Vincennes, Clémence, qui retrouvait du charme à ce séjour, fut obligée de se transporter dans le grand palais de la Cité qui lui semblait si hostile et si froid.   
  Ce fut là qu’eut lieu la consultation des physiciens et des sages-femmes qui devaient se prononcer sur sa grossesse. Le roi était fort agité le matin de cette réunion et, pour tromper son impatience, il avait organisé une partie de longue paume dans le jardin du Palais à quelques toises de l’île aux Juifs. Un mur et un mince bras d’eau séparaient ce verger, où Louis courait après une balle de cuir, de l’emplacement sur lequel, vingt-cinq mois plus tôt, le grand-maître des Templiers se tordait parmi les flammes… 
  Tout ruisselant de sueur, le Hutin s’enorgueillissait fort d’un point que ses gentilshommes lui avaient laissé gagner, lorsque Mathieu de Trye s’approcha d’un pas pressé. Louis interrompit la partie et demanda : 
  — Alors, la reine est-elle grosse ? 
  — On ne sait pas encore, Sire ; les physiciens sont à délibérer. Mais Monseigneur de Poitiers vous demande, s’il vous plaît, de le venir rejoindre d’urgence. Il est dans la petite salle de justice, avec Monseigneur de Valois, Monseigneur de la Marche et divers autres. 
  — Je ne veux point qu’on m’importune ; je n’ai point pour l’heure la tête aux affaires. 
  — La chose est grave, Sire, et Monseigneur de Poitiers affirme que des paroles vont se dire qu’il vous faut entendre de vos oreilles. 
  Louis, à regret, laissa choir la balle de cuir, s’essuya le visage, remit sa robe par-dessus sa chemise et dit : 
  — Continuez sans moi, Messeigneurs ! 
  Puis il rentra dans le Palais, en ajoutant à l’intention du chambellan : 
  — Aussitôt qu’on saura, pour la reine, venez me prévenir.

Demain 3ème partie ch 6 Le cardinal envoute le roi 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire