dimanche 27 décembre 2020


 

Le nom de la Rose

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6ème jour – None

Lu par François Berland


 Où l’Abbé se refuse à écouter Guillaume, parle du langage des gemmes et manifeste le désir qu’on n’enquête plus sur ces tristes événements. 

 

La résidence de l’Abbé se trouvait au-dessus du chapitre et par la verrière de la salle, vaste et somptueuse, où il nous reçut, on pouvait voir, dans le jour serein et venteux, outre le toit de l’église abbatiale, les formes de l’Édifice. L’Abbé, debout devant une fenêtre, était justement en train de l’admirer, et il nous le désigna d’un geste solennel. « Admirable forteresse, dit-il, qui résume dans ses proportions la règle de trois qui présida à la construction de l’arche. Bâtie sur trois étages car trois est le nombre de la trinité, trois furent les anges qui visitèrent Abraham, les jours que Jonas passa dans le ventre du grand poisson, ceux que Jésus et Lazare passèrent dans leur sépulcre ; trois fois Christ demanda au Père que le calice d’amertume s’éloignât de lui, à trois reprises il s’isola pour prier avec ses apôtres. Trois fois Pierre le renia, et par trois fois il se manifesta aux siens après la Résurrection. Trois sont les vertus théologales, trois les langues sacrées, trois les parties de l’âme, trois les classes de créatures intellectuelles, anges, hommes et démons, trois les sortes de son, vox, flatus, pulsus, trois les époques de l’histoire humaine, avant, pendant et après la Loi. 

— Merveilleuse harmonie de correspondances mystiques, convint Guillaume. 

— Mais la forme carrée aussi, continua l’Abbé, est riche d’enseignements spirituels. Quatre sont les points cardinaux, les saisons, les éléments, et le chaud, le froid, l’humide et le sec, la naissance, la croissance, la maturité et la vieillesse, et les espèces célestes, terrestres, aériennes et aquatiques des animaux, les couleurs constitutives de l’arc-en-ciel et le nombre des années qu’il faut pour en faire une bissextile. 

— Oh certes, dit Guillaume, et trois plus quatre font sept, nombre mystique s’il en fut, tandis que trois multiplié par quatre font douze, comme les apôtres, et douze par douze font cent quarantequatre, qui est le nombre des élus. » 

Et sur cette dernière manifestation de connaissance mystique du monde idéal des nombres, l’Abbé n’eut plus rien à ajouter. Ce qui permit à Guillaume d’entrer dans le vif du sujet. 

« Nous devrions parler des derniers événements, sur lesquels j’ai longuement réfléchi », dit-il. 

L’Abbé tourna le dos à la fenêtre et fit face à Guillaume avec un air sévère : 

« Trop longuement, sans doute. Je vous avoue, frère Guillaume, que j’attendais davantage de votre part. Depuis que vous êtes arrivé ici, presque six jours sont passés, quatre moines sont morts, outre Adelme, deux ont été arrêtés par l’inquisition – ce fut justice, certes, mais nous aurions pu éviter cette honte si l’inquisiteur n’avait pas été contraint de s’occuper des crimes précédents – et enfin la rencontre dont j’étais le médiateur, et précisément à cause de toutes ces scélératesses, a donné de lamentables résultats… Vous conviendrez que je pouvais m’attendre à une tout autre solution de ces faits, quand je vous ai prié d’enquêter sur la mort d’Adelme… » 

Guillaume se tut, embarrassé. Certes l’Abbé avait raison. J’ai dit au début de ce récit que mon maître aimait à étonner les autres par la rapidité de ses déductions, et il était bien normal qu’il se sentît blessé dans son orgueil lorsqu’on l’accusait, et point injustement d’ailleurs, de lenteur. 

« C’est vrai, admit-il, j’ai déçu votre attente, mais je vous dirai pourquoi, Votre Sublimité. Ces crimes n’avaient pas pour origine une rixe ou quelque vengeance entre moines, mais ils sont liés à des faits qui prennent à leur tour origine dans l’histoire lointaine de l’abbaye… » 

L’Abbé le regarda avec inquiétude : 

« Qu’entendez-vous dire par là ? Je comprends moi aussi que la clef ne se trouve pas dans la malheureuse histoire du cellérier, qui s’est entrecroisée avec une autre. Mais l’autre histoire, l’autre que peut-être je connais mais dont je ne puis parler… j’espérais qu’elle vous serait claire, et que vous m’en auriez parlé vous-même… 

— Votre Sublimité songe à certain événement qu’elle a appris en confession… » 

L’Abbé détourna le regard, et Guillaume continua : 

« Si Votre Magnificence veut savoir si je sais, sans le savoir par Votre Magnificence, s’il y a eu des relations malhonnêtes entre Bérenger et Adelme, et entre Bérenger et Malachie, eh bien, cela n’est un secret pour personne dans l’abbaye… » 

L’Abbé rougit violemment : 

« Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de parler de choses semblables en la présence de ce novice. Et je ne crois pas, après la rencontre, que vous ayez encore besoin de lui comme scribe. Sors, mon garçon », me dit-il d’un ton impérieux. 

Humilié, je sortis. Mais, curieux comme je l’étais, je me tapis derrière la porte de la salle, que je laissai entrebâillée, de manière à pouvoir suivre le dialogue. Guillaume reprit la parole : 

« Alors, ces rapports malhonnêtes, si toutefois ils ont eu lieu, n’ont pas grand’chose à voir avec ces douloureux événements. La clef est tout autre, et je pensais que vous l’imaginiez. Tout se déroule autour du vol et de la possession d’un livre, qui était caché dans le finis Africae, et qui maintenant a retrouvé sa place par les soins de Malachie, sans cependant, vous l’avez vu, que la série des crimes se soit interrompue. » 

Il y eut un long silence, puis l’Abbé se remit à parler d’une voix brisée et incertaine, comme une personne surprise par des révélations inattendues. 

« Ce n’est pas possible… Vous… vous, comment êtes-vous au courant du finis Africae ? Vous avez violé mon interdit et vous êtes entré dans la bibliothèque ? » 

Guillaume aurait dû dire la vérité, et l’ire de l’Abbé eût été terrible. Il ne voulait évidemment pas mentir. Il choisit de répondre à la question par une autre question : 

« Votre Magnificence ne m’a-telle pas dit, lors de notre première rencontre, qu’un homme tel que moi, qui avais aussi bien décrit Brunel sans l’avoir jamais vu, n’aurait pas eu de difficulté pour raisonner sur les lieux auxquels il ne pouvait accéder ? 

— Il en est donc ainsi, dit Abbon. Mais pourquoi pensez-vous ce que vous pensez ? 

— Comment j’en suis arrivé là, c’est long à raconter. Mais il a été commis une série de crimes pour empêcher beaucoup de découvrir une chose dont on ne voulait pas qu’elle fût découverte. Or, tous ceux qui avaient eu vent des secrets de la bibliothèque, soit par droit soit par fraude, sont morts. Il ne reste plus qu’une personne, vous. 

— Vous voulez insinuer… vous voulez insinuer… » 

L’Abbé parlait comme quelqu’un dont se gonfleraient les veines du cou. 

« Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles, dit Guillaume, qui probablement avait aussi tenté d’insinuer, je dis qu’il y a quelqu’un qui sait et qui veut que personne d’autre ne sache. Vous êtes le dernier à savoir, vous pourriez être la prochaine victime. A moins que vous ne me disiez ce que vous savez sur ce livre interdit et, surtout, qui dans l’abbaye pourrait en savoir autant que vous en savez, vous, et peut-être davantage, sur la bibliothèque. 

— Il fait froid ici, dit l’Abbé. Sortons. » 

Je m’éloignai vivement de la porte et les attendis au sommet de l’escalier qui menait en bas. L’Abbé me vit et me sourit. 

« Que de choses inquiétantes doit avoir entendues ces jours-ci notre moinillon ! Allons, mon garçon, ne te laisse pas trop troubler. J’ai l’impression qu’on a imaginé plus de trames qu’il n’y en a… » 

Il éleva une main et laissa la lumière du jour illuminer un splendide anneau qu’il arborait à l’annulaire, insigne de son pouvoir. L’anneau fulgura de tous les feux de ses pierres. « Tu le reconnais, n’est-ce pas ? me dit-il. Symbole de mon autorité, mais aussi de mon fardeau. Ce n’est pas un ornement, c’est un resplendissant raccourci de la parole divine dont je suis le gardien. » 

De ses doigts il toucha la pierre, c’est-à-dire le triomphe des pierres multicolores qui composaient cet admirable chefd’oeuvre de l’art humain et de la nature. « Voici l’améthyste, dit-il, qui est miroir d’humilité et nous rappelle l’ingénuité et la douceur de saint Matthieu ; voici la calcédoine, elle nous parle de charité, symbole de la piété de Joseph et de saint Jacques le Majeur ; voici le jaspe, reflet de la foi, associé à saint Pierre ; et la sardoine, signe de martyre, qui nous rappelle saint Barthélémy ; voici le saphir, espérance et contemplation, pierre de saint André et de saint Paul ; et le béryl, saine doctrine, science et longaminité, vertus propres à saint Thomas… Comme il est splendide le langage des gemmes, continua-t-il absorbé dans sa vision mystique, que les lapidaires de la tradition ont traduit du Rational d’Aaron et de la description de la Jérusalem céleste dans le livre de l’apôtre. D’autre part, les murailles de Sion étaient incrustées des mêmes joyaux qui ornaient le pectoral du frère de Moïse, sauf l’escarboucle, l’agate et l’onyx qui, cités dans l’Exode, sont remplacés dans l’Apocalypse par la calcédoine, la sardoine, la chrysoprase et par l’hyacinthe. » 

Guillaume fit mine d’ouvrir la bouche, mais l’Abbé le réduisit au silence en levant une main et il poursuivit son propre discours : 

« Je me souviens d’un livre de litanies où chaque pierre était décrite et rimée en l’honneur de la Vierge. On y parlait de son anneau de fiançailles comme d’un poème symbolique resplendissant de vérités supérieures, manifestées dans le langage lapidaire des pierres qui l’embellissaient. Jaspe pour la foi, calcédoine pour la charité, émeraude pour la pureté, sardoine pour la placidité de la vie virginale, rubis pour son coeur saignant sur le Calvaire, chrysolithe dont le scintillement multiforme rappelle la merveilleuse variété des miracles de Marie, hyacinthe pour la charité, améthyste, avec son mélange de rose et d’azur, pour l’amour de Dieu… Mais dans le chaton étaient incrustées d’autres substances non moins éloquentes, comme le cristal qui retrace la chasteté de l’âme et du corps, le ligure, semblable à l’ambre, symbole de tempérance, et la pierre d’aimant qui attire le fer, comme la Vierge touche les cordes des coeurs pénitents avec l’archet de sa bonté. Toutes substances qui, comme vous le voyez, ornent aussi, fût-ce en infime et très humble mesure, mon joyau. » 

Il tournait son anneau et m’éblouissait de son rayonnement, comme s’il voulait m’étourdir. 

« Merveilleux langage, n’est-ce pas ? Pour d’autres pères, les pierres signifiaient d’autres choses encore, pour le pape Innocent III, le rubis annonce le calme et la patience, et le grenat la charité. Pour saint Bruno, l’aigue-marine concentre la science théologique dans la vertu de ses très purs éclats. La turquoise signifie joie, la sardoine évoque les séraphins, la topaze les chérubins, le jaspe les trônes, la chrysolithe les dominations, le saphir les vertus, l’onyx les puissances, le béryl les principats, le rubis les archanges et l’émeraude les anges. Le langage des gemmes est multiforme, chacune exprime davantage de vérité, selon le code de lecture qu’on choisit, selon le contexte où elles apparaissent. Et qui décide du niveau d’interprétation et du juste contexte ? Tu le sais, mon garçon, on te l’a enseigné : c’est l’autorité, le commentateur entre tous le plus sûr et le plus investi de prestige, et donc de sainteté. Autrement comment interpréter les signes multiformes que le monde place sous nos yeux de pécheurs, comment ne pas achopper aux équivoques où nous attire le démon ? Garde-toi : il est singulier de voir combien le diable exècre le langage des gemmes, selon le témoignage de sainte Hildegarde. La bête immonde voit en lui un message qui s’éclaire par significations ou niveaux de science différents, et il voudrait le gauchir car lui, l’ennemi, reconnaît dans la splendeur des pierres l’écho des merveilles qu’il avait en sa possession avant la chute, et il comprend que ces fulgurations sont produites par le feu, qui est son tourment. » 

Il me présenta son anneau à baiser, et je m’agenouillai. Il me caressa la tête. 

« Or donc, toi, mon garçon, oublie les choses fausses à n’en point douter que tu as entendues ces jours-ci. Tu es entré dans l’ordre le plus grand, le plus noble d’entre tous, de cet ordre moi je suis un Abbé, toi tu es sous ma juridiction. Alors, écoute mon ordre : oublie, et que tes lèvres se scellent à jamais. Jure. » 

Emu, subjugué, j’eusse certes juré. Et toi, mon bon lecteur, tu ne pourrais maintenant lire cette fidèle chronique. Mais à cet instant précis Guillaume intervint, et peut-être pas pour m’empêcher de jurer, mais par réaction instinctive, par lassitude, pour interrompre l’Abbé, pour rompre ce charme qu’il avait certainement créé. 

« En quoi ce garçon est-il concerné ? C’est moi qui vous ai posé une question, moi qui vous ai averti d’un danger, moi qui vous ai demandé de me dire un nom… Voudrez-vous à présent que je baise moi aussi l’anneau et que je jure d’oublier tout ce que j’ai appris ou tout ce que je soupçonne ? 

— Oh, vous… dit mélancoliquement l’Abbé, je n’attends pas d’un frère mendiant qu’il comprenne la beauté de nos traditions, ou qu’il respecte la discrétion, les secrets, les mystères de charité… oui, de charité, et le sens de l’honneur, et le voeu du silence sur quoi repose notre grandeur… Vous, vous m’avez parlé d’une histoire bizarre, d’une incroyable histoire. Un livre interdit, pour lequel on occit à la chaîne, quelqu’un qui sait ce que moi seul je devrais savoir… Contes à dormir debout, extrapolations insensées. Parlez-en, si vous voulez, personne ne vous croira. Et même si certains éléments de votre fantasque reconstruction étaient vrais… eh bien, maintenant tout retombe sous mon contrôle et ma responsabilité. Je vérifierai, j’en ai les moyens, j’en ai l’autorité. J’ai mal fait dès le début de recourir à un étranger, si sage, si digne de confiance qu’il fût, pour enquêter sur des choses qui ne relèvent que de ma compétence. Mais vous l’avez compris, vous me l’avez dit, je pensais au début qu’il s’agissait d’une violation du voeu de chasteté, et je voulais (imprudent que je fus) qu’un autre me dît ce que j’avais entendu dire en confession. Bien, maintenant vous me l’avez dit. Je vous suis très reconnaissant pour ce que vous avez fait ou avez tenté de faire. La rencontre des légations a eu lieu, votre mission ici est terminée. J’imagine qu’on vous attend avec anxiété à la cour impériale, on ne se prive pas longtemps d’un homme tel que vous. Je vous autorise à quitter l’abbaye. Peut-être aujourd’hui est-il déjà tard, je ne veux pas que vous voyagiez après le coucher du soleil, les routes sont incertaines. Vous partirez demain matin, de bonne heure. Oh, ne me remerciez pas, ce fut une joie de vous avoir frère entre mes frères et de vous honorer de notre hospitalité. Vous pourrez vous retirer avec votre novice, de façon à préparer votre bagage. Je vous saluerai encore demain à l’aube. De grand coeur, merci. Naturellement, il n’est plus besoin que vous continuiez à mener vos recherches. N’ajoutez point encore au trouble des moines. Vous pouvez disposer. » 

C’était plus qu’un congé, c’était une mise à la porte. Guillaume salua et nous descendîmes les escaliers. 

« Qu’est-ce que cela signifie ? » demandai-je. Je ne comprenais plus rien. 

« Essaie de formuler une hypothèse. Tu devrais avoir appris comment on fait. 

— En ce cas, j’ai appris que j’en dois formuler au moins deux, l’une opposée à l’autre, et toutes deux incroyables. Bien, alors… » 

J’avalai ma salive : faire des hypothèses me mettait mal à l’aise. « Première hypothèse, l’Abbé savait déjà tout et imaginait que vous n’auriez rien découvert. Il vous avait chargé de l’enquête avant, c’està-dire juste après la mort d’Adelme, mais petit à petit il a compris que l’histoire était bien plus complexe, qu’elle le compromet en quelque sorte lui aussi, et il ne veut pas que vous mettiez la trame à nu. Seconde hypothèse, l’Abbé ne s’est jamais douté de rien (de quoi, d’ailleurs, je l’ignore, car je ne sais à quoi vous êtes en train de penser maintenant). Mais en tout cas, il continuait à croire que tout était le fruit d’un différend entre… entre moines sodomites… Cependant à présent vous lui avez ouvert les yeux, il a compris soudain quelque chose de terrible, il a pensé à un nom, il a une idée précise sur le responsable des crimes. Mais à ce point-là il veut résoudre tout seul la question et il veut vous éloigner, pour que l’honneur de l’abbaye soit sauf. 

— Belle ouvrage. Tu commences à bien raisonner. Mais tu vois déjà que dans les deux cas notre Abbé est soucieux de la bonne réputation de son monastère. Assassin ou victime désignée qu’il soit, il ne veut pas que transpire par-delà ces montagnes, des nouvelles diffamatoires sur cette sainte communauté. Tue-lui ses moines, mais ne touche pas à l’honneur de cette abbaye. Ah, pour… (Guillaume laissait maintenant exploser sa colère)… Ce bâtard d’un feudataire, ce paon devenu célèbre pour avoir servi de croque-mort au D’Aquin, cette outre gonflée qui n’a d’existence que par son anneau gros comme un cul de verre ! Race d’orgueilleux, race d’orgueilleux vous tous, les clunisiens, pis que les princes, plus barons que les barons ! 

— Maître… me risquai-je, piqué, sur un ton de reproche. 

— Tais-toi, toi qui es de la même pâte. Vous, vous n’êtes pas des simples, ni des fils de simples. S’il vous échoit un paysan, vous l’accueillerez peut-être, mais je l’ai vu hier, vous n’hésitez pas à le remettre au bras séculier. Mais l’un des vôtres non, il faut le couvrir, tout recouvrir, Abbon est capable de repérer le misérable et de le poignarder dans la crypte du trésor, et d’en distribuer les rognons dans ses reliquaires, pourvu que l’honneur de l’abbaye soit sauf… Un franciscain, un plébéien de minorite qui découvre un grouillement de vermines dans cette sainte maison ? Eh non, cet Abbon ne peut se le permettre, à aucun prix. Merci, frère Guillaume, l’empereur a besoin de vous, vous avez vu le bel anneau que j’ai, au revoir. Mais dès lors, le défi n’est pas seulement entre moi et Abbon, il est entre moi et toute cette histoire, et je ne sors pas de cette enceinte avant d’avoir su. Il veut que je parte demain matin ? Bien, c’est lui le maître de céans, mais d’ici demain matin il faut que je sache. Il le faut. 

— Il le faut ? Qui vous l’impose, désormais ? 

— Personne ne nous impose de savoir, Adso. Il le faut, un point c’est tout, fût-ce au prix de mal comprendre. » 

J’étais encore confus et humilié des paroles de Guillaume contre mon ordre et ses abbés. Et je tentai de justifier en partie Abbon en formulant une troisième hypothèse, art où j’étais devenu, me semblait-il, fort habile : 

« Vous n’avez pas considéré une troisième possibilité, maître, dis-je. Ces jours-ci nous avons remarqué, et ce matin il nous est clairement apparu, après les confidences de Nicolas et les rumeurs que nous avons surprises à l’église, qu’il y a un groupe de moines italiens supportant mal cette succession des bibliothécaires étrangers, qui accusent l’Abbé de ne pas respecter la tradition et qui, si j’ai bien compris, se cachent derrière le vieil Alinardo, en le poussant devant eux comme un étendard, pour que l’abbaye change de gouvernement. Ces choses, je les ai parfaitement comprises, parce que même un novice a l’occasion d’entendre dans son propre monastère mille discussions, et allusions, et complots de cette nature. Et alors peut-être l’Abbé craint-il que vos révélations puissent offrir une arme à ses ennemis, et veut-il vider toute la question avec grande prudence… 

— C’est possible. Mais il n’en demeure pas moins une outre gonflée, et il se fera assassiner. 

— Mais vous, que pensez-vous de mes conjectures ? 

— Je te le dirai plus tard. » 

Nous étions dans le cloître. Le vent soufflait avec toujours plus de rage, la lumière était moins claire, même si none était passée depuis peu. Le jour déclinait et il ne nous restait plus guère de temps. A vêpres, l’Abbé avertirait certainement les moines que Guillaume n’avait plus aucun droit de poser des questions et d’entrer où bon lui semblait. 

« Il est tard, dit Guillaume, et quand on a peu de temps, gare si l’on perd son calme. Nous devons agir comme si nous avions l’éternité devant nous. J’ai un problème à résoudre, comment pénétrer dans le finis Africae, parce que là devrait se trouver la réponse finale. Ensuite nous devons sauver une personne, je n’ai pas encore décidé laquelle. Enfin, nous devrions nous attendre à quelque chose du côté des étables, que toi, tu ne perdras pas de vue… Regarde, il y a du mouvement… » 

De fait, l’espace entre l’Édifice et le cloître s’était singulièrement animé. Peu auparavant, un novice qui provenait de la résidence de l’Abbé avait couru vers l’Édifice. A présent, Nicolas en sortait, qui prenait la direction des dortoirs. Dans un coin, le groupe de la matinée, Pacifico, Aymaro et Pierre, parlaient serré avec Alinardo, comme pour le convaincre de quelque chose. Puis ils parurent prendre une décision. Aymaro soutint Alinardo, encore réticent, et il s’achemina avec lui vers la résidence abbatiale. Ils allaient y entrer, lorsque du dortoir sortit Nicolas, qui guidait Jorge dans la même direction. Il vit les deux autres qui entraient, susurra quelque chose à l’oreille de Jorge, le vieillard branla du chef, et ils poursuivirent quand même vers le chapitre. 

« L’Abbé prend en main la situation… » murmura Guillaume avec scepticisme. 

De l’Édifice s’écoulait un autre flot de moines qui auraient dû se trouver dans le scriptorium, suivis sitôt après par Bence, qui se porta à notre rencontre, la mine encore plus préoccupée. 

« Il y a effervescence dans le scriptorium, nous dit-il, personne ne, travaille, ils parlent tous entre eux avec agitation… Qu’arrive-til ? 

— Il arrive que les personnes sur lesquelles semblaient peser jusqu’à ce matin les soupçons les plus lourds, sont toutes mortes. Jusqu’à hier, tous se gardaient de Bérenger, sot et faux et lubrique, puis du cellérier, hérétique suspect, enfin de Malachie, si détesté de chacun… A présent, ils ne savent plus de qui se garder, et ils ont un besoin urgent de trouver un ennemi, ou un bouc émissaire. Et chacun de soupçonner l’autre, certains ont peur, comme toi, d’autres ont décidé de faire peur à quelqu’un d’autre. Tous autant que vous êtes, je vous trouve trop agités. Adso, donne de temps en temps un coup d’oeil aux écuries. Moi, je vais me reposer. » 

J’aurais dû m’étonner : aller se reposer quand il n’avait plus qu’une poignée d’heures à sa disposition, ne semblait pas la solution la plus sage. Mais désormais, je connaissais mon maître. Plus son corps était détendu, plus son esprit bouillonnait. 

 

Demain Le nom de la Rose – 49/53 – 6ème jour – Entre vêpres et complies







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