lundi 28 décembre 2020

Marcel Proust - Un Amour de Swann - 19/27 - Lu par André Dussolier


Marcel Proust

Un Amour de Swann

19/27

Lu par André Dussolier





Le baron lui promit d’aller faire la visite qu’il désirait après qu’il l’aurait conduit jusqu’à la porte de l’hôtel Saint-Euverte, où Swann arriva tranquillisé par la pensée que M. de Charlus passerait la soirée rue La Pérouse, mais dans un état de mélancolique indifférence à toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en particulier aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, n’étant plus un but pour notre volonté, nous apparaît en soi-même. Dès sa descente de voiture, au premier plan de ce résumé fictif de leur vie domestique que les maîtresses de maison prétendent offrir à leurs invités les jours de cérémonie et où elles cherchent à respecter la vérité du costume et celle du décor, Swann prit plaisir à voir les héritiers des « tigres » de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de la promenade, qui, chapeautés et bottés, restaient dehors devant l’hôtel sur le sol de l’avenue, ou devant les écuries, comme des jardiniers auraient été rangés à l’entrée de leurs parterres. La disposition particulière qu’il avait toujours eue à chercher des analogies entre les êtres vivants et les portraits des musées s’exerçait encore mais d’une façon plus constante et plus générale ; c’est la vie mondaine tout entière, maintenant qu’il en était détaché, qui se présentait à lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule où, autrefois, quand il était un mondain, il entrait enveloppé dans son pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui s’y était passé, étant par la pensée, pendant les quelques instants qu’il y séjournait, ou bien encore dans la fête qu’il venait de quitter, ou bien déjà dans la fête où on allait l’introduire, pour la première fois il remarqua, réveillée par l’arrivée inopinée d’un invité aussi tardif, la meute éparse, magnifique et désœuvrée de grands valets de pied qui dormaient çà et là sur des banquettes et des coffres et qui, soulevant leurs nobles profils aigus de lévriers, se dressèrent et, rassemblés, formèrent le cercle autour de lui.

L’un d’eux, d’aspect particulièrement féroce et assez semblable à l’exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des supplices, s’avança vers lui d’un air implacable pour lui prendre ses affaires. Mais la dureté de son regard d’acier était compensée par la douceur de ses gants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il semblait témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel l’exactitude de sa pointure donnait quelque chose de méticuleux et une délicatesse que rendait presque touchante l’appareil de sa force. Puis il le passa à un de ses aides, nouveau et timide, qui exprimait l’effroi qu’il ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitation d’une bête captive dans les premières heures de sa domesticité.

À quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier, tandis qu’on se précipite et qu’on s’égorge à côté de lui ; détaché du groupe de ses camarades qui s’empressaient autour de Swann il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène, qu’il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si ç’eût été le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il semblait précisément appartenir à cette race disparue — ou qui peut-être n’exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann l’avait approchée et où elle rêve encore — issue de la fécondation d’une statue antique par quelque modèle padouan du Maître ou quelque saxon d’Albert Dürer. Et les mèches de ses cheveux roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque qu’étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la création elle ne figure que l’homme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si variées et comme empruntées à toute la nature vivante, qu’une chevelure, par l’enroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadème de ses tresses, a l’air à la fois d’un paquet d’algues, d’une nichée de colombes, d’un bandeau de jacinthes et d’une torsade de serpents.

D’autres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrés d’un escalier monumental que leur présence décorative et leur immobilité marmoréenne auraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal : « l’Escalier des Géants » et dans lequel Swann s’engagea avec la tristesse de penser qu’Odette ne l’avait jamais gravi. Ah ! avec quelle joie au contraire il eût grimpé les étages noirs, malodorants et casse-cou de la petite couturière retirée, dans le « cinquième » de laquelle il aurait été si heureux de payer plus cher qu’une avant-scène hebdomadaire à l’Opéra le droit de passer la soirée quand Odette y venait, et même les autres jours, pour pouvoir parler d’elle, vivre avec les gens qu’elle avait l’habitude de voir quand il n’était pas là, et qui à cause de cela lui paraissaient recéler, de la vie de sa maîtresse, quelque chose de plus naturel, de plus inaccessible et de plus mystérieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et désiré de l’ancienne couturière, comme il n’y en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide et sale préparée sur le paillasson, dans l’escalier magnifique et dédaigné que Swann montait à ce moment, d’un côté et de l’autre, à des hauteurs différentes, devant chaque anfractuosité que faisait dans le mur la fenêtre de la loge, ou la porte d’un appartement, représentant le service intérieur qu’ils dirigeaient et en faisant hommage aux invités, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui vivaient le reste de la semaine un peu indépendants dans leur domaine, y dînaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-être demain au service bourgeois d’un médecin ou d’un industriel), attentifs à ne pas manquer aux recommandations qu’on leur avait faites avant de leur laisser endosser la livrée éclatante qu’ils ne revêtaient qu’à de rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas très à leur aise, se tenaient sous l’arcature de leur portail avec un éclat pompeux tempéré de bonhomie populaire, comme des saints dans leur niche ; et un énorme suisse, habillé comme à l’église, frappait les dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. Parvenu en haut de l’escalier le long duquel l’avait suivi un domestique à face blême, avec une petite queue de cheveux noués d’un catogan derrière la tête, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du répertoire, Swann passa devant un bureau où des valets, assis comme des notaires devant de grands registres, se levèrent et inscrivirent son nom. Il traversa alors un petit vestibule qui — tel que certaines pièces aménagées par leur propriétaire pour servir de cadre à une seule œuvre d’art, dont elles tirent leur nom, et d’une nudité voulue, ne contiennent rien d’autre — exhibait à son entrée, comme quelque précieuse effigie de Benvenuto Cellini représentant un homme de guet, un jeune valet de pied, le corps légèrement fléchi en avant, dressant sur son hausse-col rouge une figure plus rouge encore d’où s’échappaient des torrents de feu, de timidité et de zèle, et qui, perçant les tapisseries d’Aubusson tendues devant le salon où on écoutait la musique, de son regard impétueux, vigilant, éperdu, avait l’air, avec une impassibilité militaire ou une foi surnaturelle — allégorie de l’alarme, incarnation de l’attente, commémoration du branle-bas — d’épier, ange ou vigie, d’une tour de donjon ou de cathédrale, l’apparition de l’ennemi ou l’heure du Jugement. Il ne restait plus à Swann qu’à pénétrer dans la salle du concert dont un huissier chargé de chaînes lui ouvrit la porte, en s’inclinant, comme il lui aurait remis les clefs d’une ville. Mais il pensait à la maison où il aurait pu se trouver en ce moment même, si Odette l’avait permis, et le souvenir entrevu d’une boîte au lait vide sur un paillasson lui serra le cœur.

Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, au delà de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succéda celui des invités. Mais cette laideur même de visages, qu’il connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits — au lieu d’être pour lui des signes pratiquement utilisables à l’identification de telle personne qui lui avait représenté jusque-là un faisceau de plaisirs à poursuivre, d’ennuis à éviter, ou de politesses à rendre — reposaient, coordonnés seulement par des rapports esthétiques, dans l’autonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au milieu desquels Swann se trouva enserré, il n’était pas jusqu’aux monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au plus permis à Swann de dire qu’ils portaient un monocle), qui, déliés maintenant de signifier une habitude, la même pour tous, ne lui apparussent chacun avec une sorte d’individualité. Peut-être parce qu’il ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages dans un tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles qui l’avaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle du général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il éborgnait comme l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais qu’il était indécent d’exhiber ; tandis que celui que M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au « gibus », à la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui-même), pour aller dans le monde, portait collé à son revers, comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope, un regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements.

Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne vous a vu, dit à Swann le général qui, remarquant ses traits tirés et en concluant que c’était peut-être une maladie grave qui l’éloignait du monde, ajouta : « Vous avez bonne mine, vous savez ! » pendant que M. de Bréauté demandait :

Comment, vous, mon cher, qu’est-ce que vous pouvez bien faire ici ? à un romancier mondain qui venait d’installer au coin de son œil un monocle, son seul organe d’investigation psychologique et d’impitoyable analyse, et répondit d’un air important et mystérieux, en roulant l’r :

J’observe.

Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune bordure et, obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil où il s’incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicable et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins d’amour. Mais celui de M. de Saint-Candé, entouré d’un gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout moment par rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimaces d’être à la hauteur des feux roulants d’esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées qu’il faisait rêver de charmes artificiels et d’un raffinement de volupté ; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui, avec sa grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu des fêtes en desserrant d’instant en instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait l’air de transporter seulement avec lui un fragment accidentel, et peut-être purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout qui rappela à Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue, cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se cache son repaire.

 

Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte, et pour entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, s’était mis dans un coin où il avait malheureusement comme seule perspective deux dames déjà mûres assises l’une à côté de l’autre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce qu’elles étaient cousines, passaient leur temps dans les soirées, portant leurs sacs et suivies de leurs filles, à se chercher comme dans une gare et n’étaient tranquilles que quand elles avaient marqué, par leur éventail ou leur mouchoir, deux places voisines : Mme de Cambremer, comme elle avait très peu de relations, étant d’autant plus heureuse d’avoir une compagne, Mme de Franquetot, qui était au contraire très lancée, trouvait quelque chose d’élégant, d’original, à montrer à toutes ses belles connaissances qu’elle leur préférait une dame obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein d’une mélancolie ironique, Swann les regardait écouter l’intermède de piano (« Saint-François parlant aux oiseaux », de Liszt) qui avait succédé à l’air de flûte, et suivre le jeu vertigineux du virtuose, Mme de Franquetot anxieusement, les yeux éperdus comme si les touches sur lesquelles il courait avec agilité avaient été une suite de trapèzes d’où il pouvait tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres, et non sans lancer à sa voisine des regards d’étonnement, de dénégation qui signifiaient : « Ce n’est pas croyable, je n’aurais jamais pensé qu’un homme pût faire cela », Mme de Cambremer, en femme qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure avec sa tête transformée en balancier de métronome dont l’amplitude et la rapidité d’oscillations d’une épaule à l’autre étaient devenues telles (avec cette espèce d’égarement et d’abandon du regard qu’ont les douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et disent : « Que voulez-vous ! ») qu’à tout moment elle accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et était obligée de redresser les raisins noirs qu’elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela d’accélérer le mouvement. De l’autre côté de Mme de Franquetot, mais un peu en avant, était la marquise de Gallardon, occupée à sa pensée favorite, l’alliance qu’elle avait avec les Guermantes et d’où elle tirait pour le monde et pour elle-même beaucoup de gloire avec quelque honte, les plus brillants d’entre eux la tenant un peu à l’écart, peut-être parce qu’elle était ennuyeuse, ou parce qu’elle était méchante, ou parce qu’elle était d’une branche inférieure, ou peut-être sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprès de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, comme en ce moment auprès de Mme de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu’elle avait de sa parenté avec les Guermantes ne pût se manifester extérieurement en caractères visibles comme ceux qui, dans les mosaïques des églises byzantines, placés les uns au-dessous des autres, inscrivent en une colonne verticale, à côté d’un Saint Personnage, les mots qu’il est censé prononcer. Elle songeait en ce moment qu’elle n’avait jamais reçu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis six ans que celle-ci était mariée. Cette pensée la remplissait de colère, mais aussi de fierté ; car, à force de dire aux personnes qui s’étonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes, que c’est parce qu’elle aurait été exposée à y rencontrer la princesse Mathilde — ce que sa famille ultralégitimiste ne lui aurait jamais pardonné — elle avait fini par croire que c’était en effet la raison pour laquelle elle n’allait pas chez sa jeune cousine. Elle se rappelait pourtant qu’elle avait demandé plusieurs fois à Mme des Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le rappelait que confusément et d’ailleurs neutralisait et au delà ce souvenir un peu humiliant en murmurant : « Ce n’est tout de même pas à moi à faire les premiers pas, j’ai vingt ans de plus qu’elle. » Grâce à la vertu de ces paroles intérieures, elle rejetait fièrement en arrière ses épaules détachées de son buste et sur lesquelles sa tête posée presque horizontalement faisait penser à la tête « rapportée » d’un orgueilleux faisan qu’on sert sur une table avec toutes ses plumes. Ce n’est pas qu’elle ne fût par nature courtaude, hommasse et boulotte ; mais les camouflets l’avaient redressée comme ces arbres qui, nés dans une mauvaise position au bord d’un précipice, sont forcés de croître en arrière pour garder leur équilibre. Obligée pour se consoler de ne pas être tout à fait l’égale des autres Guermantes, de se dire sans cesse que c’était par intransigeance de principes et fierté qu’elle les voyait peu, cette pensée avait fini par modeler son corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois d’un désir fugitif le regard fatigué des hommes de cercle. Si on avait fait subir à la conversation de Mme de Gallardon ces analyses qui en relevant la fréquence plus ou moins grande de chaque terme permettent de découvrir la clef d’un langage chiffré, on se fût rendu compte qu’aucune expression, même la plus usuelle, n’y revenait aussi souvent que « chez mes cousins de Guermantes », « chez ma tante de Guermantes », « la santé d’Elzéar de Guermantes », « la baignoire de ma cousine de Guermantes ». Quand on lui parlait d’un personnage illustre, elle répondait que, sans le connaître personnellement, elle l’avait rencontré mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle répondait cela d’un ton si glacial et d’une voix si sourde qu’il était clair que si elle ne le connaissait pas personnellement, c’était en vertu de tous les principes indéracinables et entêtés auxquels ses épaules touchaient en arrière, comme à ces échelles sur lesquelles les professeurs de gymnastique vous font étendre pour vous développer le thorax.

Or, la princesse des Laumes, qu’on ne se serait pas attendu à voir chez Mme de Saint-Euverte, venait précisément d’arriver. Pour montrer qu’elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon, où elle ne venait que par condescendance, la supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les épaules là même où il n’y avait aucune foule à fendre et personne à laisser passer, restant exprès dans le fond, de l’air d’y être à sa place, comme un roi qui fait la queue à la porte d’un théâtre tant que les autorités n’ont pas été prévenues qu’il est là ; et, bornant simplement son regard — pour ne pas avoir l’air de signaler sa présence et de réclamer des égards — à la considération d’un dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout à l’endroit qui lui avait paru le plus modeste (et d’où elle savait bien qu’une exclamation ravie de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dès que celle-ci l’aurait aperçue), à côté de Mme de Cambremer qui lui était inconnue. Elle observait la mimique de sa voisine mélomane, mais ne l’imitait pas. Ce n’est pas que, pour une fois qu’elle venait passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse des Laumes n’eût souhaité, pour que la politesse qu’elle lui faisait comptât double, de se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle avait horreur de ce qu’elle appelait « les exagérations » et tenait à montrer qu’elle « n’avait pas à » se livrer à des manifestations qui n’allaient pas avec le « genre » de la coterie où elle vivait, mais qui pourtant d’autre part ne laissaient pas de l’impressionner, à la faveur de cet esprit d’imitation voisin de la timidité que développe, chez les gens les plus sûrs d’eux-mêmes, l’ambiance d’un milieu nouveau, fût-il inférieur. Elle commençait à se demander si cette gesticulation n’était pas rendue nécessaire par le morceau qu’on jouait et qui ne rentrait peut-être pas dans le cadre de la musique qu’elle avait entendue jusqu’à ce jour, si s’abstenir n’était pas faire preuve d’incompréhension à l’égard de l’œuvre et d’inconvenance vis-à-vis de la maîtresse de la maison : de sorte que pour exprimer par une « cote mal taillée » ses sentiments contradictoires, tantôt elle se contentait de remonter la bride de ses épaulettes ou d’assurer dans ses cheveux blonds les petites boules de corail ou d’émail rose, givrées de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et charmante, en examinant avec une froide curiosité sa fougueuse voisine, tantôt de son éventail elle battait pendant un instant la mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indépendance, à contretemps.

A suivre demain







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