Le nom de la Rose
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4ème jour – Prime
Lu par François Berland
Où Guillaume amène d’abord Salvatore et ensuite le cellérier à avouer leur passé, Séverin retrouve les verres volés, Nicolas apporte les neufs et Guillaume avec six yeux s’en va déchiffrer le manuscrit de Venantius.
Nous allions passer le seuil quand entra Malachie. Il parut contrarié de notre présence, et fit mine de se retirer. De l’intérieur Séverin le vit et dit :
« Tu me cherchais ? C’est pour… »
Il s’interrompit, en nous regardant. Malachie lui fit un signe, imperceptible, comme pour dire :
« Nous en parlerons après… »
Nous sortions, il entrait, nous nous trouvions tous les trois dans l’embrasure de la porte. Malachie dit, de façon plutôt redondante :
« Je cherchais le frère herboriste… J’ai… j’ai mal à la tête.
— Ce doit être l’air confiné de la bibliothèque, lui dit Guillaume d’un ton de prévenante compréhension. Vous devriez faire des fumigations. »
Malachie eut un mouvement de lèvres comme s’il voulait encore parler, puis il renonça, baissa la tête et entra, tandis que nous nous éloignions.
« Qu’est-ce qu’il va faire chez Séverin ? demandai-je.
— Adso, me dit avec impatience le maître, apprends à raisonner avec ta tête. »
Puis il changea de discours :
« Nous devons interroger plusieurs personnes à présent. Du moins, ajouta-t-il alors que du regard il explorait le plateau, tant qu’elles sont encore en vie. A propos : dorénavant faisons attention à ce que nous mangeons et buvons. Prends toujours tes aliments dans le plat commun, et tes boissons à la cruche où d’autres se sont déjà servis. Après Bérenger, nous sommes ceux qui en savons le plus. Outre, naturellement, l’assassin.
— Mais qui voulez-vous interroger à présent ?
— Adso, dit Guillaume, tu auras observé qu’ici les choses les plus intéressantes se passent la nuit. La nuit on meurt, la nuit on rôde dans le scriptorium, la nuit on introduit des femmes dans l’enceinte… Nous avons une abbaye diurne et une abbaye nocturne, et la nocturne paraît malheureusement plus intéressante que la diurne. Partant, toute personne qui circule la nuit nous intéresse, y compris par exemple l’homme que tu as vu hier soir avec la jeune fille. Il est fort possible que l’histoire de la fille n’ait rien à voir avec celle des poisons, et il est fort possible que si. De toute façon, j’ai mon idée sur l’homme d’hier soir, une personne qui doit savoir pas mal d’autres choses sur la vie nocturne de ce saint lieu. Et, on parle du loup, il sort du bois, le voilà justement qui passe là-bas. »
Il pointa le doigt vers Salvatore, qui nous avait vus à son tour. Je remarquai une légère hésitation dans son pas comme si, désirant nous éviter, il s’était arrêté pour rebrousser chemin. L’espace d’un instant. Evidemment, il s’était rendu compte qu’il ne pouvait plus échapper à la rencontre, et il reprit sa marche. Il se tourna vers nous avec un large sourire et un « bénédicité » plutôt onctueux. Mon maître le laissa à peine finir et lui parla d’un ton brusque.
« Tu sais que demain arrive ici l’inquisition ? » lui demanda-t-il.
Salvatore n’eut pas l’air content. Avec un filet de voix, il demanda :
« Et moi ?
— Et toi, tu feras bien de dire la vérité à moi, qui suis ton ami, et frère mineur comme tu l’as été, plutôt que de la dire demain aux autres, que tu connais très bien. »
Entrepris aussi brusquement, Salvatore eut l’air d’abandonner toute résistance. Il regarda Guillaume d’un air soumis comme pour lui faire comprendre qu’il était prêt à dire ce qu’il lui aurait demandé.
« Cette nuit il y avait une femme dans les cuisines. Qui était avec elle ?
— Oh ! femme qui se vend como marchandise no peut oncques être bonne, ni avoir courtoisie, récita Salvatore.
— Je ne veux pas savoir si c’était une brave fille. Je veux savoir qui était avec elle !
— Deu, combien sont les femmes de méchantes rusées ! Elles pensent jur et nouit como l’omo tromper… »
Guillaume le saisit brusquement à la poitrine :
« Qui était avec elle, toi ou le cellérier ? »
Salvatore comprit qu’il ne pouvait plus continuer à mentir. Il commença à raconter une étrange histoire, dont nous apprîmes non sans peine que, pour complaire au cellérier, il le pourvoyait de filles du village, en les faisant entrer de nuit dans l’enceinte par des passages qu’il ne voulut pas nous indiquer. Mais il jura à qui mieux mieux qu’il agissait par pur bon coeur, en laissant transparaître un regret comique du fait qu’il ne trouvait pas moyen d’en tirer plaisir lui aussi, en sorte que la fille, après avoir contenté le cellérier, lui donnât quelque chose aussi. Il jargonna tout cela avec de visqueux sourires lubriques, et des clins d’yeux, comme pour laisser entendre qu’il parlait à des hommes faits de chair, accoutumés aux mêmes pratiques. Et il me regardait par en dessous, sans que je pusse le remettre à sa place comme je l’aurais voulu, car je me sentais lié à lui par un secret commun, son complice et compagnon de péché. Guillaume décida, au point où nous en étions, de tenter le tout pour le tout. Il lui demanda à brûle-pourpoint :
« Tu as connu Rémigio avant ou après avoir été avec Dolcino ? »
Salvatore s’agenouilla à ses pieds en le priant au milieu de pleurs abondants de ne pas vouloir sa perte, de le sauver de l’inquisition ; Guillaume lui jura solennellement de ne rien dire à personne de ce qu’il apprendrait, et Salvatore n’hésita pas à mettre le cellérier à notre merci. Ils s’étaient connus à la Paroi Chauve, l’un et l’autre de la bande de Dolcino, avec le cellérier il s’était enfui pour entrer dans le couvent de Casale ; avec lui, il s’était transféré chez les clunistes. Il bredouillait des implorations de pardon, et il était clair qu’on n’aurait pas pu en tirer davantage. Guillaume décida qu’il valait la peine de prendre Rémigio par surprise, et quitta Salvatore, qui courut se réfugier dans l’église. Le cellérier se trouvait du côté opposé de l’abbaye, devant les greniers, en train de négocier avec quelques villageois de la vallée. Il nous regarda non sans appréhension, et fit son possible pour se montrer très affairé, mais Guillaume insista pour lui parler. Jusqu’à présent nous n’avions eu, avec cet homme, que de rares contacts ; il avait été courtois avec nous, nous avec lui. Ce matin-là, Guillaume s’adressa à lui comme il eût fait avec un frère de son ordre. Le cellérier parut embarrassé de cette familiarité et répondit d’abord avec beaucoup de prudence.
« En raison de ton office, tu te trouves évidemment contraint de circuler dans l’abbaye même quand les autres dorment, j’imagine, dit Guillaume.
— Cela dépend, répondit Rémigio, il y a parfois de petits travaux à expédier et je dois y consacrer quelques heures de sommeil.
— Dans ces cas-là, il ne t’est jamais rien arrivé qui puisse nous mettre sur la piste de quelqu’un qui rôde, sans avoir tes raisons, entre les cuisines et la bibliothèque ?
— Si j’avais vu quelque chose, je l’aurais dit à l’Abbé.
— Juste », convint Guillaume, et il changea brusquement de discours :
« Le village dans la vallée n’est pas très riche, n’est-ce pas ?
— Oui et non, répondit Rémigio, des prébendiers y habitent, qui dépendent de l’abbaye, et eux ils partagent notre richesse, dans les années grasses. Par exemple le jour de la Saint-Jean, ils ont reçu douze boisseaux de malt, un cheval, sept boeufs, un taureau, quatre génisses, cinq veaux, vingt brebis, quinze cochons, cinquante poulets et dix-sept ruches. Et puis vingt porcs fumés, vingt-sept formes de saindoux, une demi-mesure de miel, trois mesures de savon, un filet de pêcheur…
— J’ai compris, j’ai compris, interrompit Guillaume, mais tu admettras que tout cela ne me dit encore pas quelle est la situation dans le village, lesquels de ses habitants sont les prébendiers de l’abbaye, et combien de terre doit cultiver pour son propre compte qui n’est pas prébendier…
— Oh, pour ça, dit Rémigio, une famille normale peut posséder là-bas jusqu’à cinquante tables de terrain.
— Combien mesure une table ?
— Naturellement, quatre demi-perches carrées.
— Des perches carrées ? Cela fait combien ?
— Trente-six pieds pour quatre demi-perches. Ou si tu veux, quatre cents perches linéaires font un mille piémontais. Et calcule qu’une famille – dans les terres vers le nord – peut cultiver des olives pour au moins un demi-sac d’huile.
— Un demi-sac ?
— Oui, un sac fait cinq hémines, et une hémine fait huit coupes.
— J’ai compris, dit mon maître découragé. Chaque pays a ses mesures. Vous, par exemple, le vin vous le mesurez en pichets ?
— Ou en setiers. Six setiers, quarante-huit pintes et dix pintes, cinq quartes. Si tu veux, un setier fait huit pintes ou quatre quartes.
— Je crois avoir les idées claires, dit Guillaume résigné.
— Désires-tu savoir autre chose ? demanda Rémigio, d’un ton qui me parut de défi.
— Oui ! Je te demandais la façon dont ils vivaient dans la vallée, parce que je méditais aujourd’hui dans la bibliothèque sur les sermons aux femmes de Humbert de Romans, et en particulier sur ce chapitre Ad mulieres pauperes in villulis. Où il dit que ces dernières plus que d’autres sont tentées par les péchés de la chair, à cause de leur misère, et sagement il dit qu’elles peccant enim mortaliter, cum peccant cum quocumque laico, mortalius vero quando cum Clerico in sacris ordinibus constituto, maxime vero quando cum Religioso mundo mortuo. Tu sais mieux que moi que fût-ce en des lieux saints comme les abbayes, les tentations du démon méridien ne manquent jamais. Je me demandais si dans tes contacts avec les gens du village, tu étais venu à savoir que des moines, à Dieu ne plaise, aient poussé des jeunes filles à la fornication. »
Encore que mon maître dît ces choses d’un ton presque distrait, le lecteur aura compris à quel point ces paroles troublaient le pauvre cellérier. Je ne saurais dire s’il pâlit, mais je dirai que je m’attendais tellement à ce qu’il pâlît que je le vis pâlir.
« Tu me demandes des choses que, si je les savais, j’aurais déjà dites à l’Abbé, répondit-il humblement. En tout cas si, comme je l’imagine, ces informations servent à ton enquête, je ne te cacherai rien de ce que je pourrai apprendre. Et même, maintenant que tu m’y fais penser, à propos de ta première question… La nuit où mourut le pauvre Adelme, je circulais dans la cour… tu sais, une histoire de poules, des bruits que j’avais recueillis sur un certain maréchalferrant qui de nuit allait marauder dans le poulailler… Eh bien cette nuit-là il me fut donné de voir – de loin, je ne pourrais pas en jurer – Bérenger qui regagnait le dortoir en longeant le choeur, comme s’il venait de l’Édifice… Je ne m’en étonnai pas, car parmi les moines Bérenger faisait murmurer depuis beau temps, tu l’as peut-être su…
— Non, dis-moi.
— Bon, comment dire ? On soupçonnait Bérenger de nourrir des passions qui… ne conviennent pas à un moine…
— Tu veux sans doute me suggérer qu’il avait des rapports avec des filles du village, comme je te le demandais ? »
Le cellérier toussa, embarrassé, et il eut un sourire plutôt hideux :
« Oh non… des passions encore plus inconvenantes…
— Parce qu’un moine qui prend plaisir charnel avec des jeunes, filles du village cultive au contraire des passions en quelque sorte convenables ?
— Je n’ai pas dit cela, mais ce n’est pas moi qui t’apprendrai qu’il y a une hiérarchie dans la dépravation comme dans la vertu. La chair peut être tentée selon nature et… contre nature.
— Tu veux me dire que Bérenger était mû par des désirs charnels pour les hommes de son sexe ?
— Je dis ce qu’on murmurait sur son compte… Je te communiquais ces choses comme preuve de ma sincérité et de ma bonne volonté…
— Et moi je te remercie. Et je conviens avec toi que le péché de sodomie est bien pire que d’autres formes de luxure, sur lesquelles franchement je ne suis pas porté à enquêter…
— Des misères, des misères, quand bien même elles s’avéreraient, dit le cellérier avec philosophie.
— Des misères, Rémigio. Nous sommes tous des pécheurs. Je ne chercherais jamais la menue paille dans l’oeil de mon frère, tant je crains d’avoir une énorme poutre dans le mien. Mais je te saurai gré de toutes les poutres dont tu voudras bien me parler à l’avenir. Ainsi nous nous entretiendrons sur de grands et robustes troncs de bois et nous laisserons les pailles voltiger dans les airs. Tu disais que ça fait combien quatre demi-perches ?
— Trente-six pieds carrés. Mais ne t’inquiète pas. Quand tu voudras savoir quelque chose de précis, tu viendras me trouver. Compte sur moi comme sur un ami fidèle.
— Et tel je te considère, dit Guillaume avec chaleur. Ubertin m’a dit qu’autrefois tu appartenais au même ordre que moi. Je ne trahirais jamais un ancien frère, surtout ces jours-ci où l’on attend l’arrivée d’une légation pontificale conduite par un grand inquisiteur, célèbre pour avoir brûlé tant de dolciniens. Tu disais que quatre demi-perches font trente-six pieds carrés ? »
Le cellérier n’était pas un idiot. Il décida qu’il ne valait plus la peine de jouer au chat et à la souris, d’autant qu’il se voyait dans le rôle de la souris.
« Frère Guillaume, dit-il, je vois que tu sais beaucoup plus de choses que je ne l’imaginais. Ne me trahis pas, et je ne te trahirai pas. C’est vrai, je suis un pauvre homme de chair, et je cède aux appâts de la chair. Salvatore m’a dit que toi ou ton novice hier soir, vous les avez surpris dans les cuisines. Tu as beaucoup voyagé Guillaume, tu sais que pas même les cardinaux d’Avignon ne sont des parangons de vertu. Je sais que ce n’est pas pour ces petits et misérables péchés que tu es en train de m’interroger. Mais je comprends aussi que tu as appris quelque chose sur mon histoire d’antan. J’ai eu une vie bizarre, comme il arriva à nombre d’entre nous, minorites. Il y a bien des années de cela, j’ai cru en l’idéal de pauvreté, j’ai abandonné la communauté pour me livrer à la vie errante. J’ai cru en la prédication de Dolcino, ainsi que tant d’autres avec moi. Je ne suis pas un homme cultivé, j’ai reçu les ordres mais je sais à peine dire la messe. Je ne sais pas grand’chose en théologie. Et je n’arrive sans doute même pas à m’attacher aux idées. Tu vois, j’ai tenté autrefois de me rebeller contre les seigneurs, maintenant je les sers et pour le seigneur de ces terres je commande à ceux qui sont comme moi. Ou se rebeller ou trahir, on ne nous laisse guère de choix, à nous les simples.
— Parfois les simples comprennent mieux les choses que les doctes, dit Guillaume.
— Peut-être, répondit le cellérier avec un haussement d’épaules. Mais je ne sais pas même pourquoi j’ai fait ce que j’ai fait, à l’époque. Tu vois, pour Salvatore c’était compréhensible, il provenait des serfs de la glèbe, enfant des famines et des maladies… Dolcino représentait la rébellion, et la destruction des seigneurs. Pour moi, ce fut différent, j’étais de famille citadine, je ne m’enfuyais pas devant la faim. Ce fut… je ne sais comment dire, une fête des fols, un beau carnaval… Sur les monts avec Dolcino, avant que nous fussions réduits à manger la chair de nos compagnons morts au combat, avant qu’il en mourût tant de privations, qu’on ne pouvait tous les manger, et qu’on les jetait en pâture aux oiseaux et aux bêtes féroces sur les pentes du Rebello… ou peut-être même en ces moments-là… on respirait un air… puis-je dire de liberté ? Je ne savais pas, avant, ce qu’était la liberté, les prêcheurs nous disaient : « La vérité vous fera libres ». Nous nous sentions libres, nous pensions être dans la vérité. Nous pensions que tout ce que nous faisions était juste…
— Et là-bas, vous avez commencé… à vous unir librement avec une femme ? » demandai-je, sans savoir même pourquoi, mais les paroles qu’Ubertin m’avait dites la nuit précédente m’obsédaient, et ce que j’avais lu dans le scriptorium, et ce qui m’était personnellement arrivé.
Guillaume me regarda intrigué, il ne s’attendait probablement pas que je fusse aussi hardi et impudent. Le cellérier me fixa comme si j’étais un curieux animal.
« Sur le Rebello, dit-il, il y avait des gens qui pendant toute leur enfance avaient dormi, à dix et davantage, sur quelques coudées de terre battue, frères et soeurs, pères et filles. Que veux-tu que ce fût pour eux d’accepter cette nouvelle situation ? Ils faisaient par choix ce que d’abord ils avaient fait par nécessité. Et puis la nuit, quand tu redoutes l’arrivée de troupes ennemies et que tu te serres contre ton compagnon, à même la terre, pour ne pas sentir le froid… Les hérétiques, vous autres moinillons, qui venez d’un château et aboutissez dans une abbaye, vous croyez que c’est une manière de penser, inspirée par le démon. En revanche, c’est une manière de vivre, et c’est… et ça a été… une expérience nouvelle… Il n’y avait plus de maîtres, et Dieu, nous disait-on, était avec nous. Je ne dis pas que nous avions raison, Guillaume, et de fait tu me vois ici parce que je les ai bien vite abandonnés. Mais c’est que je n’ai jamais compris vos doctes disputes sur la pauvreté de Christ et la pratique et le fait et le droit… Je te l’ai dit, ce fut un grand carnaval, et le carnaval, c’est le monde à l’envers. Puis tu deviens vieux, sans devenir sage, mais tu deviens glouton. Et ici je me fais glouton… Tu peux condamner un hérétique, mais tu voudrais condamner un glouton ?
— Suffit comme ça, Rémigio, dit Guillaume. Je ne t’interroge pas sur ce qui s’est passé jadis, mais sur ce qui s’est passé tout récemment. Aide-moi, et tu peux être certain que je ne chercherai pas à te perdre. Je ne peux et ne veux pas te juger. Mais il faut me dire ce que tu sais sur les événements de l’abbaye. Tu te promènes trop, de jour et de nuit, pour ne pas savoir quelque chose. Qui a tué Venantius ?
— Je ne le sais pas, je te le jure. Je sais quand il est mort, et où.
— Quand ? Où ?
— Laisse-moi le temps de raconter. Cette nuit-là, une heure après complies, je suis entré dans les cuisines…
— Par où, et pour quelle raison ?
— Par la porte qui regarde le jardin. J’ai une clef que je me suis fait faire depuis longtemps par les forgerons. La porte des cuisines est la seule qui ne soit pas barrée de l’intérieur. Et les raisons… elles ne comptent pas, tu as dit toi-même que tu ne veux pas m’accuser pour les faiblesses de ma chair… »
Il sourit embarrassé.
« Mais je ne voudrais pas non plus que tu croies que je passe mes journées dans la fornication… Ce soir-là, je cherchais de la nourriture pour l’offrir à la fille que Salvatore devait faire entrer dans l’enceinte…
— Par où ?
— Oh, l’enceinte des murailles a bien d’autres entrées, à part la porte principale. L’Abbé les connaît, je les connais moi… Mais ce soir-là, la fille ne vint pas, je la renvoyai précisément à cause de ce que je découvris, et que je vais te raconter. Voilà pourquoi je tentai de la faire revenir dans la nuit d’hier. Si vous étiez arrivés un peu plus tard, vous m’auriez trouvé moi, au lieu de Salvatore, ce fut lui qui m’avertit qu’il y avait des gens dans l’Édifice, et moi je retournai dans ma cellule…
— Retournons à la nuit entre dimanche et lundi.
— Voilà : je suis entré dans les cuisines et j’ai vu Venantius par terre, mort.
— Dans les cuisines ?
— Oui, près de l’évier. Il venait peut-être tout juste de descendre du scriptorium.
— Aucune trace de lutte ?
— Aucune. Ou plutôt, à côté du corps il y avait une tasse brisée, et des traces d’eau par terre.
— Comment sais-tu qu’il s’agissait d’eau ?
— Je ne le sais pas. J’ai pensé que c’était de l’eau. Qu’est-ce que cela pouvait être ? »
Comme Guillaume me le fit observer après, cette tasse pouvait signifier deux choses différentes. Ou bien précisément là, dans les cuisines, quelqu’un avait donné à boire à Venantius une potion empoisonnée, ou bien le malheureux avait déjà avalé le poison (mais où ? et quand ?), et il était descendu boire pour calmer une brûlure soudaine, un spasme, une douleur qui lui embrasait les entrailles, ou la langue (car à coup sûr la sienne devait être noire comme celle de Bérenger). De toute façon, pour le moment, on ne pouvait en savoir davantage. Lorsqu’il eut aperçu le cadavre, Rémigio, terrorisé, s’était demandé que faire, et il avait résolu de ne rien faire du tout. S’il avait demandé secours, il aurait dû admettre avoir rôdé pendant la nuit dans l’Édifice, et cela n’aurait été utile en rien au frère désormais perdu. Partant, il avait résolu de laisser les choses telles quelles, en attendant que quelqu’un découvrît le corps au petit matin, après l’ouverture des portes. Il avait couru pour arrêter Salvatore, qui déjà faisait pénétrer la fille dans l’abbaye, puis – lui et son complice – ils s’en étaient retournés dormir, si l’on pouvait appeler sommeil la veille agitée qu’ils eurent jusqu’à matines. Et à matines, quand les porchers vinrent avertir l’Abbé, Rémigio croyait que le cadavre avait été découvert où lui l’avait laissé, et il était demeuré interdit en le revoyant dans la jarre. Qui avait fait disparaître le cadavre des cuisines ? Sur ce point-là, Rémigio n’avait aucune idée.
« Le seul et unique qui peut circuler librement dans tout l’Édifice, c’est Malachie », dit Guillaume.
Le cellérier réagit avec la dernière énergie :
« Non, pas Malachie. En somme, je ne crois pas… En tout cas ce n’est pas moi qui t’ai dit quelque chose contre Malachie…
— Sois tranquille, quelle que puisse être la dette qui te lie à Malachie. Sait-il quelque chose sur toi ?
— Oui, rougit le cellérier, et il s’est comporté en homme discret. A ta place, je surveillerais Bence. Il avait d’étranges liens avec Bérenger et Venantius… Mais je te le jure, je n’ai rien vu d’autre. Si j’apprends quelque chose, je te le dirai.
— Pour l’heure, cela peut suffire. Je reviendrai te trouver si j’en ai besoin. »
Le cellérier, d’évidence soulagé, retourna à ses trafics, rabrouant vertement les villageois qui, entre-temps, avaient déplacé je ne sais trop quels sacs de semence. C’est alors que nous rejoignit Séverin. Il tenait à la main les verres de Guillaume, ceux qui lui avaient été dérobés deux nuits auparavant.
« Je les ai trouvés dans la coule de Bérenger, dit-il. Je les ai vus sur ton nez, l’autre jour dans le scriptorium. Ce sont les tiens, n’est-ce pas ?
— Dieu soit loué, s’exclama joyeusement Guillaume. Nous avons résolu deux problèmes ! J’ai mes verres et je sais enfin et avec certitude que c’était Bérenger l’homme qui nous vola l’autre nuit dans le scriptorium ! »
Nous avions à peine fini de parler qu’arriva en courant Nicolas de Morimonde, encore plus triomphant que Guillaume. Il tenait dans ses mains une paire de verres terminés, montés sur leur fourche :
« Guillaume, criait-il, j’y suis arrivé tout seul, je les ai finis, je crois qu’ils fonctionnent ! »
C’est alors qu’il vit Guillaume avec d’autres verres sur le nez et il resta médusé. Guillaume ne voulut pas l’humilier, il ôta ses vieux verres et essaya les nouveaux :
« Ils sont meilleurs que les autres, dit-il. Cela veut dire que je garderai les vieux en réserve, et que je porterai toujours les tiens. »
Puis il se tourna vers moi :
« Adso, maintenant je me retire dans ma cellule pour lire les parchemins que tu sais. Finalement ! Attends-moi quelque part. Et merci, merci à vous tous mes très chers frères. »
La troisième heure sonnait et je me rendis dans le choeur, pour réciter avec les autres l’hymne, les psaumes, les versets et le Kyrie. Les autres priaient pour l’âme du mort Bérenger. Moi je remerciais Dieu de nous avoir fait trouver non pas une, mais deux paires de verres. Grâce à la grande sérénité qui régnait, toutes les turpitudes que j’avais vues et entendues, oubliées, je m’assoupis, me réveillant quand l’office prit fin. Je me rendis compte que cette nuit-là je n’avais pas dormi et je fus troublé à la pensée que j’avais en outre utilisé beaucoup de mes forces. C’est alors que, une fois en plein air, ma pensée commença à être hantée par le souvenir de la jeune fille. Je cherchai à me distraire, et me mis à circuler à vive allure à travers le plateau. J’éprouvais un sentiment de léger vertige. Je frappais mes mains engourdies l’une contre l’autre. Je battais des pieds par terre. J’avais encore sommeil, et pourtant je me sentais bien réveillé et plein de vie. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait.
Demain Le nom de la Rose – 29 - 4ème jour Tierce
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