Le nom de la Rose
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6ème jour – Tierce
Lu par François Berland
Où Adso, en écoutant le « Dies irae », a un rêve ou une vision, comme on voudra.
Guillaume salua Nicolas et monta au scriptorium. J’avais suffisamment contemplé le trésor, et je décidai de me rendre à l’église afin de prier pour l’âme de Malachie. Je n’avais jamais aimé cet homme, qui me faisait peur, et je ne cache pas qu’à la longue je l’avais cru coupable de tous les crimes. Or, j’avais appris que ce n’était sans doute qu’un pauvre homme, angoissé par des passions insatisfaites, vase de terre au milieu de vases de fer, assombri parce que fourvoyé, silencieux et fuyant parce que conscient de n’avoir rien à dire. J’éprouvais un certain remords à son endroit et je pensai que prier pour sa destinée surnaturelle pourrait apaiser mon sentiment de faute. L’église était maintenant éclairée par une lueur pâle et livide, dominée par la dépouille du malheureux, habitée par le murmure monotone des moines qui récitaient l’office des morts. Au monastère de Melk, j’avais assisté plusieurs fois au trépas d’un frère. C’était une circonstance que je ne puis qualifier de gaie mais qui m’apparaissait cependant sereine, réglée par le calme et par un sentiment diffus de justice. Chacun se relayait dans la cellule du moribond, le réconfortant avec de bonnes paroles, et chacun songeait au fond de lui-même à la grande félicité du mourant, qui était sur le point de couronner sa vie vertueuse et ne tarderait guère à s’unir au choeur des anges, dans le bonheur éternel. Et partie de cette égalité d’âme, la fragrance de cette sainte aspiration se communiquait à l’agonisant, qui à la fin trépassait dans la sérénité. Comme elles avaient été différentes, les morts de ces derniers jours ! J’avais finalement vu de près comment mourait une victime des diaboliques scorpions du finis Africae, et Venantius et Bérenger étaient certainement morts de même, cherchant réconfort dans l’eau, le visage déjà s’abîmant comme celui de Malachie…
Je pris place au fond de l’église, me recroquevillai sur moi-même pour lutter contre le froid. Je sentis un peu de chaleur, remuai les lèvres pour m’unir au choeur de mes frères orants. Je les suivais sans presque me rendre compte de ce que disaient mes lèvres, ma tête dodelinait et mes yeux se fermaient. Un long temps passa, je crois m’être endormi et réveillé au moins trois ou quatre fois. Puis le choeur entonna le Dies irae… La psalmodie s’empara de moi comme un narcotique. Je m’endormis tout à fait. Ou peut-être, plus que m’assoupir, je tombai épuisé dans une torpeur agitée, replié sur moimême, comme une créature enclose encore dans le ventre de sa mère. Et dans ce brouillard de l’âme, me retrouvant comme dans une région qui n’était pas de ce monde, j’eus une vision, ou un rêve, c’est selon.
Je pénétrais par un escalier étroit dans un boyau souterrain, comme si j’entrais dans la crypte du trésor, mais je parvenais, toujours en descendant, à une crypte plus vaste qui était les cuisines de l’Édifice. Il s’agissait certainement des cuisines, mais nanties outre que de fours et de marmites, de soufflets aussi et de marteaux, comme si c’était aussi un lieu de réunion pour les forgerons de Nicolas. C’était une rutilance d’éclairs rouges de poêles et de chaudrons, et de casseroles bouillantes qui lançaient de la fumée tandis qu’à la surface de leurs liquides montaient de grosses bulles crépitantes qui s’ouvraient d’un coup dans une rumeur sourde et continue. Les cuisiniers agitaient bien haut leurs broches, alors que les novices, s’étant tous donné rendez-vous ici, bondissaient pour capturer les poulets et autre gibier à plume enfilé sur ces fers chauffés au rouge. Mais, à côté, les forgerons martelaient avec une telle force que tout l’air en était assourdi, et des nues d’étincelles s’élevaient des enclumes en se confondant avec celles que les deux fours vomissaient. Je ne comprenais pas si je me trouvais en enfer ou dans un paradis tel qu’aurait pu le concevoir Salvatore, ruisselant de jus et palpitant d’andouillettes. Mais je n’eus pas le temps de me demander où j’étais, parce qu’une troupe d’avortons, de nabots aux grosses têtes en forme de braisière, entra en courant et, m’emportant dans son élan, me poussa sur le seuil du réfectoire, me contraignit à entrer. La salle était parée comme pour une fête. De grandes tapisseries pendaient aux murs, mais les images qui les ornaient n’étaient pas de celles qui d’habitude font appel à la piété des fidèles ou célèbrent les gloires des rois. Elles me semblaient plutôt s’inspirer des marginalia d’Adelme et d’entre ses figures elles reproduisaient les moins effrayantes et les plus bouffonnes : des lièvres qui dansaient autour d’un mât de cocagne, des rivières sillonnées de poissons qui se jetaient spontanément dans la poêle, tendue par des singes vêtus en évêques-cuisiniers, monstres au ventre gras qui dansaient autour de marmites fumantes. Au centre de la table se tenait l’Abbé, avec ses habits de fête, une grande robe de pourpre brodée, empoignant sa fourchette comme un sceptre. A côté de lui, Jorge s’abreuvait à un grand pichet de vin, et le cellérier, habillé comme Bernard Gui, lisait vertueusement dans un livre en forme de scorpion la vie des saints et des passages de l’Evangile, mais c’étaient des histoires qui racontaient que Jésus plaisantait avec l’apôtre en lui rappelant qu’il était une pierre et que sur cette pierre éhontée qui roulait à travers la plaine il fonderait son Eglise, ou l’histoire de saint Jérôme qui commentait la Bible en disant que Dieu voulait dénuder le derrière de Jérusalem. Et à chaque phrase du cellérier, Jorge riait en donnant du poing sur la table et s’écriait : « Tu seras le prochain Abbé, ventre-Dieu ! », c’est précisément son expression, que Dieu me pardonne.
A un signe badin de l’Abbé, la théorie des vierges fit son entrée. C’était un resplendissant défilé de femmes richement vêtues, au milieu desquelles j’eus tout d’abord l’impression de distinguer ma mère, puis je me rendis compte de ma bévue, car il s’agissait sûrement de la jeune fille redoutable comme des bataillons. Sauf qu’elle portait sur la tête une couronne de perles blanches, sur deux rangs, et deux autres cascades de perles descendaient de chaque côté de son visage, s’entremêlant à deux autres rangs de perles en sautoir, et à chaque perle était accroché un diamant gros comme une prune. En outre, de ses oreilles coulait un rang de perles bleues qui se rejoignaient en gorgerette à la base de son col, blanc et droit comme une tour du Liban. Son manteau était couleur droite-épine, et elle tenait à la main une coupe d’or constellée de diamants dans laquelle je sus, je ne sais comme, qu’on renfermait l’onguent létal dérobé un jour à Séverin. Suivaient cette femme, belle comme l’aurore, d’autres figures féminines, l’une vêtue d’un manteau blanc brodé sur une robe sombre ornée d’une double étole d’or festonnée de fleurs des champs ; la seconde avait un manteau de damas jaune, sur une robe rose pâle parsemée de feuilles vertes et où se dessinaient deux grands carrés filés en forme de labyrinthe brun ; et la troisième avait le manteau rouge et la robe émeraude brochée de petits animaux rouges, et elle tenait dans ses mains une étole blanche brodée ; quant aux autres, je n’observai pas leurs vêtures, car je cherchais à comprendre quelles étaient celles qui accompagnaient la jeune fille, si ressemblante maintenant à la Vierge Marie ; et comme si chacune exhibait à la main, ou expulsait de sa bouche, un cartouche, je sus qu’elles étaient Ruth, Sara, Suzanne et d’autres femmes des Ecritures. A ce moment-là, l’Abbé cria : « Entrez donc, fils de pute ! » et dans le réfectoire entra une autre troupe bien ordonnée de saints personnages, que je reconnus aussitôt, austèrement et splendidement habillés, et au centre de la troupe se trouvait un trônant, qui était Notre Seigneur mais dans le même temps Adam, vêtu d’un manteau de pourpre qu’un grand diadème rouge et blanc de rubis et de perles d’Orient fixait aux épaules, coiffé d’une couronne semblable à celle de la jeune fille, avec dans sa main une coupe plus large, pleine du sang des porcs. D’autres personnages très saints dont je parlerai, tous fort connus de moi, faisaient cercle autour de lui, outre une bande d’archers du roi de France, vêtus les uns en vert les autres en rouge, avec un écu smaragdin sur lequel tranchait le monogramme de Christ. Le chef de cette brigade s’avança pour rendre hommage à l’Abbé et lui présenta la coupe tout en disant : « Saü avek kes terres pour kes fins ke ki kontient, trente ans les possédez part sancti Benedicti. » A quoi l’Abbé répondit : « Age primum et septimum de quatuor » et tous entonnèrent : « In finibus Africae, amen. » Ensuite tous sederunt. Une fois dispersées les deux troupes, à un ordre de l’Abbé, Salomon se disposa à mettre le couvert, Jacques et André apportèrent une botte de foin, Adam s’installa au milieu, Eve se coucha sur une feuille, Caïn entra en traînant une charrue, Abel vint avec un seau pour traire Brunel, Noé fit une entrée triomphale en ramant debout sur l’arche, Abraham s’assit sous un arbre, Isaac se coucha sur l’autel d’or de l’église, Moïse s’accroupit sur un caillou, Daniel apparut sur une estrade funèbre au bras de Malachie, Tobie s’allongea sur un lit, Joseph se jeta sur un boisseau, Benjamin s’étendit sur un sac et puis encore, mais à ce point la vision devenait confuse, David resta sur un tertre, Jean par terre, Pharaon sur le sable (naturellement, me dis-je, mais pourquoi ?), Lazare sur la table, Jésus sur la margelle du puits, Zachée sur les branches d’un arbre, Matthieu sur un escabeau, Raab sur l’étoupe, Ruth sur la paille, Técla sur le rebord de la fenêtre (de l’extérieur apparut le visage pâle d’Adelme l’avertissant qu’on pouvait faire une belle chute le long de l’à-pic), Suzanne dans le jardin, Judas parmi les tombes, Pierre en chaire, Jacques sur un filet, Elie sur une selle, Rachel sur un ballot. Et l’apôtre Paul, l’épée au rancart, écoutait Esaû qui ronchonnait, tandis que Job gémissait sur le fumier et qu’à son aide accouraient Rébecca avec une robe, Judith avec une couverture, Agar avec un drap mortuaire, et quelques novices apportaient un énorme chaudron fumant d’où bondissait Venantius de Salvemec, tout rouge, qui commençait à distribuer des boudins pur sang de porc. Le réfectoire se remplissait à présent de plus en plus et tous s’empiffraient, Jonas servait des courges, Isaïe des légumes variés, Ezéchiel des mûres, Zachée des fleurs de sycomore, Adam des citrons, Daniel des lupins, Pharaon des poivrons, Caïn des cardons, Eve des figues, Rachel des prunelles, Ananias des abricots gros comme des diamants, Lia des oignons, Aaron des olives, Joseph un oeuf, Noé du raisin, Siméon des noyaux de pêches, tandis que Jésus chantait le Dies irae et répandait allègrement sur toutes ces nourritures du vinaigre qu’il pressait d’une petite éponge qu’il avait prise sur la lance d’un des archers du roi de France. « Mes enfants, ô mes brebis, dit alors l’Abbé, ivre maintenant, vous ne pouvez souper habillés de la sorte, comme des gueux, venez, venez. » Et il frappait le premier et le septième des quatre qui sortaient difformes comme des spectres, du plus profond du miroir, le miroir volait en éclats et projetait au sol, le long des salles du labyrinthe, des robes multicolores incrustées de pierres, toutes crasseuses et déchirées. Et Zacharie prit une robe blanche, Abraham une grivelée, Lot une soufrée, Jonas azurée, Técla carminée, Daniel tigrée, Jean irisée, Adam fourrée, Judas en deniers d’argent, Raab écarlate, Eve couleur de l’arbre du bien et du mal, et qui la prenait diaprée, qui plombée, qui pourprée et qui ardoisée, qui mordorée et qui murexée, ou bien cuivrée et bistrée et hyacinthe et couleur de feu et de soufre, et Jésus se pavanait dans une robe gorge-de-pigeon et en riant accusait Judas de n’avoir jamais su plaisanter en sainte gaieté. Et à ce moment-là Jorge, une fois ôtés ses vitra ad legendum{215} , alluma un buisson ardent que Sara alimentait avec du bois, que Jephté avait ramassé, Isaac chargé, Joseph coupé, et tandis que Jacob ouvrait le puits et Daniel s’asseyait près du lac, les serviteurs apportaient de l’eau, Noé du vin, Agar une outre, Abraham un veau que Raab attacha à un pieu alors que Jésus présentait la corde et qu’Elie lui liait les pieds : puis Absalon le suspendit par les cheveux, Pierre offrit son épée, Caïn le tua, Hérode en versa le sang, Sem le débarrassa des viscères et des excréments, Jacob mit l’huile, Molessadon le sel, Antiochus le mit sur le feu, Rébecca le fit cuire et Eve en goûta la première et mal lui en prit, mais Adam disait qu’il ne fallait plus y penser et donnait de grandes tapes dans le dos de Séverin qui conseillait d’y ajouter des herbes aromatiques. Ensuite Jésus rompit le pain, distribua des poissons, Jacob criait parce que Esaü lui avait mangé toutes ses lentilles, Isaac dévorait à lui seul un chevreau cuit au four et Jonas une baleine bouillie, et Jésus resta à jeun pendant quarante jours et quarante nuits. Cependant tous entraient et sortaient les bras chargés des meilleures pièces de gibier de toutes les formes et de toutes les couleurs, dont Benjamin se réservait toujours la plus grosse part et Marie la plus délicate, tandis que Marthe se plaignait de devoir toujours laver tous les plats. Ensuite ils partagèrent le veau qui entretemps était devenu énorme et Jean en eut la tête, Absalon la nuque, Aaron la langue, Samson la mâchoire, Pierre l’oreille, Holopherne la tête avec Jean, Lia le cul, Saul le cou, Jonas le ventre, Tobie le fiel, Eve la côte, Marie le sein, Elisabeth la vulve, Moïse la queue, Lot les jambes et Ezéchiel les os. Pendant ce temps-là Jésus dévorait un âne à belles dents, saint François un loup, Abel un mouton, Eve une murène, Baptiste une sauterelle, Pharaon un poulpe (naturellement, me dis-je, mais pourquoi ?) et David mangeait de la cantharide en se jetant sur la jeune fille nigra sed formosa {216} tandis que Samson plantait ses dents dans le derrière d’un lion et que Técla s’enfuyait en hurlant, poursuivi par une araignée noire et velue. Tous à présent étaient évidemment ivres, et qui glissait sur le vin, qui tombait dans les poêlons ne laissant dépasser que deux jambes croisées comme deux piquets, et Jésus avait tous ses doigts noirs et il offrait les feuillets d’un livre en disant prenez et mangez, ce sont les énigmes de Symphosius, parmi lesquelles celle du poisson qui est le fils de Dieu et votre sauveur. Et tous de boire, Jésus du vin de paille, Jonas de l’entre-deux-mers, Pharaon du sorrente (pourquoi ?), Moïse du vin de canne, Isaac du crétois, Aaron de l’adrien, Zachée du vin brûlé, Técla du capiteux, Jean de l’albain, Abel du campanie, Marie du bouqueté, Rachel du florentin. Adam gargouillait renversé en arrière et le vin sortait de sa côte, Noé maudissait Cam dans son sommeil, Holopherne ronflait sans se douter de rien, Jonas dormait seul, Pierre veillait jusqu’au chant du coq et Jésus se réveilla en sursaut en entendant Bernard Gui et Bertrand du Poggetto qui se proposaient de brûler la jeune fille ; et il cria : père s’il est possible passe-moi ce calice ! Et qui versait mal, qui buvait bien, qui mourait en riant et qui riait en mourant, qui trimbalait son flacon et qui buvait dans le verre des autres. Suzanne hurlait qu’elle n’aurait jamais dû céder son beau corps blanc au cellérier et à Salvatore pour un misérable coeur de boeuf, Pilate rôdait dans le réfectoire comme une âme en peine en demandant de l’eau pour ses mains et fra Dolcino, la plume au chapeau, la lui apportait, puis il ouvrait sa robe en ricanant et montrait ses pudenda rouges de sang, tandis que Caïn se gaussait de lui en étreignant la belle Marguerite de Trente : et Dolcino se mettait à pleurer et allait poser la tête sur l’épaule de Bernard Gui en l’appelant pape angélique, Ubertin le consolait avec un arbre de la vie, Michel de Césène avec une bourse d’or, les Marie le couvraient d’onguents et Adam le persuadait de mordre une pomme à peine cueillie. Et alors s’ouvrirent les voûtes de l’Édifice et Roger Bacon descendit du ciel sur une machine volante, unico homine regente. Puis David joua de la cithare, Salomé dansa avec ses sept voiles et à chaque voile qui tombait, elle sonnait une des sept trompettes et montrait un des sept sceaux, jusqu’à ce qu’elle restât uniquement amicta sole. Tout le monde disait qu’on n’avait jamais vu une abbaye aussi joyeuse et Bérenger retroussait à chacun sa robe, hommes et femmes, les baisant au fondement. Et les premières mesures d’une danse se firent entendre, Jésus était habillé en maître, Jean en gardien, Pierre en rétiaire, Nemrod en chasseur, Judas en délateur, Adam en jardinier, Eve en tisserande, Caïn en voleur de grand chemin, Abel en pasteur, Jacob en curseur, Zacharie en prêtre, David en roi, Jubal en citharède, Jacques en pêcheur, Antiochus en cuisinier, Rébecca en porteuse d’eau, Molessadon en idiot, Marthe en servante, Hérode en fou furieux, Tobie en médecin, Joseph en menuisier, Noé en ivrogne, Isaac en paysan, Job en homme triste, Daniel en juge, Tamar en prostituée, Marie en maîtresse de maison et elle ordonnait aux serviteurs d’aller chercher encore du vin, car son insensé de fils ne voulait pas changer l’eau en nectar. Ce fut alors que l’Abbé entra en fureur car, disait-il, c’était lui qui avait organisé une aussi belle fête et personne ne lui donnait rien : en un éclair tous rivalisèrent pour lui apporter dons et trésors, un taureau, une brebis, un lion, un chameau, un cerf, un veau, une jument, un chariot solaire, le menton de saint Eoban, la queue de sainte Morimonde, l’utérus de sainte Arundaline, la nuque de sainte Burgosine ciselée comme une coupe à l’âge de douze ans, et un exemplaire du Pentagonum Salomonis. Mais l’Abbé se mit à crier que ce faisant ils cherchaient à détourner son attention et lui saccageaient de fait la crypte du trésor, où maintenant nous nous trouvions tous, et qu’un livre très précieux avait été distrait, qui parlait des scorpions et des sept trompettes, et il appelait les archers du roi de France pour qu’ils fouillassent tous les suspects. Et on retrouva, à la honte de tous, un drap multicolore sur Agar, un sceau d’or sur Rachel, un miroir d’argent sur le sein de Técla, un siphon pour breuvages sous le bras de Benjamin, une couverture de soie sous les robes de Judith, une lance à la main de Longin et l’épouse d’un autre dans les bras d’Abimelech. Mais survint le pire lorsqu’ils trouvèrent un chat noir sur la jeune fille, noire et d’une admirable beauté comme un chat de la même couleur, et ils l’appelèrent sorcière et pseudo-apôtre, au point qu’ils se jetèrent tous sur elle pour la punir. Baptiste la décapita, Abel l’égorgea, Adam la chassa, Nabuchodonosor lui écrivit d’une main de feu des signes zodiacaux sur les seins, Elie la ravit sur son char de feu, Nôé la plongea dans l’eau, Lot la changea en une statue de sel, Suzanne l’accusa de luxure, Joseph la trahit avec une autre, Ananias la fourra dans une fournaise, Samson l’enchaîna, Paul la flagella, Pierre la crucifia la tête en bas, Etienne la lapida, Laurent la brûla sur le gril, Barthélémy l’écorcha, Judas la dénonça, le cellérier la lia sur le bûcher, et Pierre niait tout. Après quoi, ils s’élancèrent tous sur ce corps la recouvrant d’étrons, lui pétant sur le visage, lui pissant sur la tête, lui vomissant entre les seins, lui arrachant les cheveux, lui frappant les fesses avec des flambeaux ardents. Le corps de la jeune fille, si beau et si doux naguère, se décharnait maintenant, se fractionnant en mille fragments qui s’éparpillaient dans les châsses et les reliquaires de cristal et d’or de la crypte. En vérité, ce n’était pas le corps de la jeune fille qui allait peuplant la crypte, c’étaient les fragments de la crypte qui en tourbillonnant peu à peu se composaient pour former le corps de la jeune fille, chose minérale désormais, et puis de nouveau se décomposaient en s’éparpillant, poussière sacrée de segments accumulés par une impiété forcenée. On eût dit à présent d’un seul corps immense qui s’était au cours des millénaires dissous dans ses parties et que ces parties s’étaient disposées pour occuper toute la crypte, plus resplendissante mais non dissemblable de l’ossuaire des moines défunts, et que la forme substantielle du corps même de l’homme, chef-d’oeuvre de la création, s’était fragmentée en formes accidentelles multiples et séparées, devenant ainsi image de son propre contraire, forme non plus idéale mais terrestre, de poussière et esquilles nauséabondes, uniquement capables de signifier mort et destruction… Je ne retrouvais plus maintenant les personnages du festin, et les dons qu’ils avaient apportés, c’était comme si tous les hôtes de ce banquet gisaient à présent dans la crypte chacun momifié en son propre débris, chacun diaphane synecdoque de soi-même, Rachel comme un os, Daniel comme une dent, Samson comme une mâchoire, Jésus comme un lambeau de robe purpurine. Comme si à la fin, la fête s’étant transformée en massacre de la jeune fille, le festin était devenu le massacre universel et que j’en voyais ici le résultat dernier, les corps (que dis-je ? la totalité du corps terrestre et sublunaire de ces commensaux faméliques et assoiffés) changés en un unique corps mort, déchiré et tourmenté comme le corps de Dolcino après le supplice, changé en un immonde et rayonnant trésor, étendu de toute sa surface comme la peau d’un animal écorché et suspendu, qui cependant contiendrait encore pétrifiés, avec son cuir, ses entrailles et ses organes au complet, et les traits mêmes de son visage. La peau avec chacun de ses plis, rides, cicatrices, avec ses plateaux veloutés, avec la forêt des poils, de l’épiderme, de la poitrine, et des pudenda, devenues un somptueux damas, et les seins, les ongles, les formations cornées sous le talon, les filaments des cils, la matière aqueuse des yeux, la pulpe des lèvres, la fragile épine dorsale, l’architecture des os, tout réduit en farine sablonneuse, sans que rien n’eût pourtant perdu de sa forme propre ni de sa disposition relative, les jambes vidées et floches comme une chausse, leur chair disposées à côté comme une chasuble avec toutes les arabesques vermeilles des veines, l’amas ciselé des viscères, l’intense et muqueux rubis du coeur, la théorie nacrée des dents toutes égales disposées en collier, avec la langue en guise de pendentif rose et bleu, les doigts alignés comme des cierges, le sceau du nombril renouant les fils relâchés sur le tapis du ventre… De tout côté, dans la crypte, il ricanait maintenant à mon nez, me susurrait à l’oreille, m’invitait à la mort, ce macrocorps réparti dans les châsses et les reliquaires et toutefois reconstruit dans sa vaste et déraisonnable totalité, et c’était le même corps qui au souper mangeait et faisait des entrechats obscènes et ici m’apparaissait au contraire fixé désormais dans l’intangibilité de sa ruine sourde et aveugle. Et Ubertin, me saisissant par le bras, à m’en planter ses ongles dans les chairs, me murmurait : « Tu vois, c’est la même chose, celui qui d’abord triomphait dans sa folie et qui se plaisait à son jeu, est ici maintenant, puni et récompensé, libéré de la séduction des passions, roidi par l’éternité, remis au gel éternel pour qu’il le conserve et le purifie, soustrait à la corruption à travers l’apothéose de la corruption, car rien ne pourra plus réduire en poussière ce qui est déjà poussière et substance minérale, mors est quies viatoris, finis est omnis laboris {217}… » Mais soudain dans la crypte entra Salvatore, flamboyant comme un vilain diable, et il cria : « Idiot ! Ne vois-tu pas que c’est là la grande bête Béhémoth du livre de Job ? De quoi a donc peur mon petit maître ? Voici l’angelot en palette ! » Et soudain la crypte s’illumina de lueurs rougeâtres et c’étaient de nouveau les cuisines, mais plus que des cuisines c’était l’intérieur d’un grand ventre, muqueux et visqueux, avec au centre une bête noire comme un corbeau muni de mille mains, enchaîné à une grande grille, allongeant ses membres pour se saisir de tous ceux qui se trouvaient autour de lui, et comme le vilain quand il a soif presse une grappe de raisin, ainsi cet animal énorme pressait ses captures de façon qu’il les brisait toutes de ses mains, qui les jambes, qui la tête, pour en faire ensuite une grande ventrée, et éructer un feu qui paraissait plus puant que le soufre. Pourtant, très admirable mystère, cette scène ne m’inspirait plus d’effroi et je me surprenais à regarder avec familiarité ce « bon diable » (ainsi pensai-je) qui après tout n’était autre que Salvatore, car à présent du corps humain mortel, de ses souffrances et de sa corruption, je savais tout et ne craignais plus rien. En effet dans cette lumière projetée par les flammes, dès lors semblant douce et accueillante, je revis tous les hôtes du souper, rendus à leur figure, qui chantaient en affirmant que de nouveau tout recommençait, et parmi eux la jeune fille, intègre et splendide, qui me disait : « Ce n’est rien, ce n’est rien, tu verras que je redeviendrai ensuite plus belle qu’avant, laisse-moi aller rien qu’un moment brûler sur le bûcher, et puis nous nous reverrons là-dedans ! » Et elle me montrait, que Dieu me pardonne, sa vulve, où je pénétrai, et je me trouvai dans une caverne merveilleuse, qui avait l’air de la vallée charmante de l’âge d’or, irriguée de rosée, couverte de fruits et d’arbres sur lesquels poussaient les angelots en palette. Et tous de remercier l’Abbé pour cette belle fête, et de lui manifester affection et bonne humeur en lui flanquant des coups de coude, des coups de pied, en lui arrachant sa robe, le projetant par terre, lui donnant des verges sur la verge, tandis qu’il riait et priait qu’on ne le chatouillât plus. Et à cheval sur des chevaux qui soufflaient des nuages de soufre par les naseaux, entrèrent les frères de pauvre vie qui portaient à la ceinture des bourses pleines d’or avec lesquelles ils convertissaient les loups en agneaux et les agneaux en loups et les couronnaient empereurs avec l’approbation de l’assemblée du peuple qui acclamait l’omnipotence infinie de Dieu. « Ut cachinnis dissolvatur, torqueatur rictibus ! » criait Jésus en agitant sa couronne d’épines. Entra le pape Jean pestant contre la chienlit et disant : « De ce pas, je ne sais où nous allons finir ! » Mais tous le moquaient et, l’Abbé en tête, ils sortirent avec les cochons pour chercher des truffes dans la forêt. Je m’apprêtais à les suivre, lorsque je vis dans un coin Guillaume qui sortait du labyrinthe, et tenait dans la main l’aimant qui l’entraînait à vive allure vers le septentrion. « Maître, ne m’abandonnez pas ! m’écriai-je. Je veux voir moi aussi ce qu’il y a dans le finis Africae ! — Tu l’as déjà vu ! » me répondit Guillaume déjà perdu dans les lointains. Et je me réveillai au moment où s’achevaient dans l’église les dernières paroles du chant funèbre : Lacrimosa dies ilia qua resurget ex favilla iudicandus homo reus : huic ergo parce deus ! Pie Iesu domine dona eis requiem{218} . Signe que ma vision, si elle n’avait pas duré, foudroyante comme toutes les visions, la durée d’un amen, avait duré un peu moins qu’un Dies irae.
Demain Le nom de la Rose – 46/53 – Après tierce
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