jeudi 3 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 24/53 - 3ème jour - Vêpres


Le nom de la Rose

Lu par François Berland

24/53

Troisième jour Vêpres


 

Où l’on parle encore avec l’Abbé, Guillaume a plusieurs idées mirobolantes pour déchiffrer l’énigme du labyrinthe, et y réussit de la façon la plus raisonnable. Après quoi, on mange de l’angelot en palette.


L’Abbé nous attendait avec un air sombre et préoccupé. Il avait un document à la main. 

« Je viens de recevoir à l’instant cette lettre de l’abbé de Conques, dit-il. Il me communique le nom de celui à qui Jean a confié le commandement des soldats français, et le soin de la sécurité de la légation. Ce n’est pas un homme d’armes, ce n’est pas un homme de cour, et il sera en même temps un membre de la légation. 

— Rare mariage de différentes vertus, dit Guillaume inquiet. Qui sera-ce ? 

— Bernard Gui, ou Bernard Guidoni, comme il vous plaira de l’appeler. » 

Guillaume éclata en une exclamation de sa propre langue, que je ne compris pas, pas plus que l’Abbé, et ce fut peut-être mieux ainsi pour tous les trois, car le mot que Guillaume émit sifflait d’une façon obscène. 

« La chose ne me plaît pas, ajouta-t-il aussitôt. Bernard a été pendant des années le maillet des hérétiques dans la région de Toulouse et a écrit une Practica of icii inquisitionis heretice pravitatis à l’usage de tous ceux qui devront poursuivre et détruire vaudois, béguins, bougres, fraticelles et dolciniens. 

— Je le sais. Je connais le livre, admirable de doctrine.

 — Admirable de doctrine, admit Guillaume. Il est tout dévoué à Jean qui, au cours des années passées, lui a confié de nombreuses missions dans les Flandres et ici dans la haute Italie. Et même quand il a été nommé évêque en Galicie, on ne l’a jamais vu dans son diocèse et il a continué son activité inquisitoriale. Maintenant je croyais qu’il s’était retiré dans l’évêché de Lodève, mais à ce qu’on dirait, Jean le remet à l’ouvrage et précisément ici dans l’Italie septentrionale. Pourquoi justement Bernard et pourquoi avec la responsabilité des gens d’armes… ? 

— Il y a une réponse, dit l’Abbé, et elle confirme toutes les craintes que je vous exprimais hier. Vous savez bien – même si vous ne voulez pas l’admettre avec moi – que les positions sur la pauvreté de Christ et de l’Église soutenues par le chapitre de Pérouse, fût-ce avec pléthore d’arguments théologiques, sont celles-là mêmes soutenues de manière beaucoup moins prudente et avec un comportement moins orthodoxe par de nombreux mouvements hérétiques. Nul besoin d’être grand clerc pour démontrer que les positions de Michel de Césène, que l’empereur a faites siennes, sont les mêmes que celles d’Ubertin et d’Ange Clarino. Et jusque-là les deux légations seront d’accord. Mais Gui pourrait faire davantage, et il en a l’habileté : il tentera de soutenir que les thèses de Pérouse sont identiques à celles des fraticelles, ou des pseudo-apôtres. Étes-vous d’accord ?

 — Vous dites que les choses sont ainsi ou que Bernard Gui dira qu’elles sont ainsi ? 

— Disons que je dis que lui le dira, concéda prudemment l’Abbé » 

— J’en conviens moi aussi. Mais c’était couru. Je veux dire : on savait qu’on en serait arrivé là, même sans la présence de Bernard. Tout au plus Bernard sera-t-il efficace par rapport à tous ces personnages insignifiants de la curie, et s’agira-t-il de discuter contre lui avec davantage de finesse. 

— Oui, dit l’Abbé, mais à ce point-là nous sommes devant la question soulevée hier. Si nous ne trouvons pas d’ici à demain le coupable de deux ou peut-être trois crimes, je me devrai d’autoriser Bernard à exercer une surveillance sur les affaires de l’abbaye. Je ne puis celer à un homme investi du pouvoir de Bernard (et de par notre accord mutuel, ne l’oublions pas) qu’ici dans l’abbaye se sont passés, se passent encore, des faits inexplicables. Autrement, au moment où il découvrirait, au moment où (à Dieu ne plaise !) adviendrait un nouveau fait mystérieux, il aurait tous les droits de crier à la trahison… 

— C’est vrai, murmura Guillaume, l’air soucieux. Il n’y a rien à faire. Il faudra être sur nos gardes, et avoir Bernard à l’oeil, qui aura à l’oeil le mystérieux assassin. Ce sera peut-être un bien, Bernard tout occupé de l’assassin sera moins disponible pour intervenir dans la discussion. 

— Bernard occupé à découvrir l’assassin sera une écharde au flanc de mon autorité, rappelez-vous-le. Cette histoire trouble m’impose pour la première fois de céder partie de mon pouvoir à l’intérieur de ces murs, et c’est un fait nouveau non seulement dans l’histoire de cette abbaye, mais dans celle de l’ordre clunisien même, je ferais n’importe quoi pour l’éviter. Et la première chose à faire serait de refuser l’hospitalité aux légations. Je prie ardemment Votre Sublimité de réfléchir sur cette grave décision, dit Guillaume. Vous avez entre les mains une lettre de l’empereur qui vous invite chaleureusement à… 

— Je sais ce qui me lie à l’empereur, dit brusquement l’Abbé, et vous le savez vous aussi. Et donc vous savez que malheureusement je ne peux pas reculer. Mais tout cela est très mauvais. Où est Bérenger, que lui est-il arrivé, que fait-il ? 

— Je ne suis qu’un frère qui a mené voilà bien longtemps d’efficaces enquêtes inquisitoriales. Vous savez qu’on ne trouve pas la vérité en deux jours. Et enfin, quel pouvoir m’avez-vous conféré ? Puis-je entrer dans la bibliothèque ? Puis-je poser toutes les questions que je veux, toujours soutenu par votre autorité ? 

— Je ne vois pas le rapport entre les crimes et la bibliothèque, dit l’Abbé courroucé. 

— Adelme était enlumineur, Venantius traducteur, Bérenger aide-bibliothécaire… expliqua patiemment Guillaume. 

— Dans ce sens tous les soixante moines ont affaire avec la bibliothèque, au même titre qu’ils ont quelque chose à voir avec l’église. Alors pourquoi ne cherchez-vous pas dans l’église ? Frère Guillaume, vous êtes en train de mener une enquête par moi mandaté et dans les limites où je vous ai prié de la mener. Pour le reste, dans cette enceinte, je suis le seul maître après Dieu, et par Sa grâce. Et ce vaudra aussi pour Bernard. D’autre part, ajouta-t-il d’un ton plus doux, il n’est pas même dit que Bernard soit ici juste pour la rencontre. L’abbé de Conques m’écrit aussi qu’il descend en Italie pour poursuivre dans le Sud. Il me dit même que le pape a prié le cardinal Bertrand du Poggetto de monter de Bologne pour se rendre ici et prendre le commandement de la légation pontificale. Bernard vient peut-être pour rencontrer le cardinal. 

— Ce qui, dans une perspective plus large, serait pire. Bertrand est le maillet des hérétiques dans l’Italie centrale. Cette rencontre entre deux champions de la lutte anti-hérétique peut annoncer une offensive plus vaste dans le pays, pour compromettre à la fin tout le mouvement franciscain… 

— Et de cela nous informerons sur-le-champ l’empereur, dit l’Abbé, mais en ce cas le danger ne serait pas immédiat. Nous serons vigilants. Adieu. » Guillaume resta un moment silencieux tandis que l’Abbé s’éloignait. Puis il me dit : 

« Surtout, Adso, cherchons à ne pas nous laisser prendre par la hâte. Les choses ne se résolvent pas rapidement quand on doit accumuler autant de menues expériences individuelles. Moi, je retourne à l’atelier, parce que sans les verres non seulement je ne pourrai pas lire le manuscrit mais il ne sera pas même nécessaire qu’on refasse cette nuit une expédition dans la bibliothèque. Toi, va t’informer si on a des nouvelles de Bérenger. » 

À ce moment-là accourut à notre rencontre Nicolas de Morimonde, porteur de nouvelles désastreuses. Alors qu’il cherchait à mieux biseauter le verre le meilleur, celui sur lequel Guillaume plaçait tant d’espoirs, il s’était brisé. Et un autre, qui pouvait peutêtre le remplacer, s’était fêlé quand il tentait de l’enchâsser dans la fourche. Nicolas nous montra, désolé, le ciel. Il était déjà l’heure de vêpres et l’obscurité tombait. Pour ce jour-là, on ne pourrait plus travailler. Une autre journée perdue, convint Guillaume avec amertume, refrénant (comme il me l’avoua après) la tentation de saisir à la gorge le verrier maladroit, qui d’ailleurs était déjà suffisamment humilié. Nous le laissâmes à son humiliation et allâmes nous informer au sujet de Bérenger. Naturellement personne ne l’avait trouvé. Nous nous sentions à un point mort. Nous déambulâmes un peu dans le cloître, ne sachant que décider. Mais Guillaume ne fut pas long à être absorbé, le regard perdu en l’air, comme s’il ne voyait rien. Depuis peu, il avait extrait de sa coule une petite tige de ces herbes que je lui avais vu cueillir des semaines auparavant, et il était en train de la mastiquer comme s’il en retirait une sorte de calme excitation. De fait il paraissait absent, mais de temps à autre ses yeux brillaient comme si dans le vide de son esprit s’était allumée une idée nouvelle ; puis il retombait dans cette singulière et active hébétude. Soudain il dit : 

« Certes, on pourrait… 

— Quoi ? demandai-je. 

— Je pensais à la façon de nous orienter dans le labyrinthe. Ce n’est pas simple à réaliser, mais ce serait efficace… Au fond, la sortie est dans la tour orientale, et cela nous le savons. Or suppose que nous ayons une machine qui nous dise de quel côté se trouve le septentrion. Qu’arriverait-il ? 

— Il suffirait naturellement de tourner sur notre droite et on irait vers l’orient. Ou bien il suffirait d’aller en sens contraire, et nous nous dirigerions à coup sûr vers la tour méridionale. Mais en admettant qu’il existât pareille magie, le labyrinthe est précisément un labyrinthe, et à peine prise la direction de l’orient, nous rencontrerions un mur qui nous empêcherait d’aller tout droit, et nous perdrions de nouveau notre chemin… observai-je. 

— Oui, mais la machine dont je parle indiquerait toujours la direction du septentrion, même si nous avions changé de route, et à chaque instant elle nous dirait de quel côté nous tourner. 

— Ce serait merveilleux. Mais il faudrait avoir cette machine, et elle devrait être capable de reconnaître le septentrion de nuit et dans un endroit clos, sans pouvoir compter ni sur le soleil ni sur les étoiles… Et je ne crois pas que votre Bacon même possédait semblable machine ! dis-je en riant. 

— Eh bien ! tu te trompes, dit Guillaume, car une machine de ce genre a été construite et des navigateurs l’ont utilisée. Elle n’a pas besoin des étoiles ou du soleil, parce qu’elle tire parti d’une pierre merveilleuse, égale à celle que nous avons vue dans l’hôpital de Séverin, la pierre qui attire le fer. Et elle a été étudiée par Bacon et par un mage picard, Pierre de Maricourt, qui en a décrit les multiples usages. 

— Et vous, vous sauriez la construire ? 

— En soi, ce ne serait pas difficile. La pierre peut être utilisée pour produire bien des merveilles, entre autres une machine dont le mouvement perpétuel n’a besoin d’aucune force externe, mais la trouvaille la plus simple a été même décrite par un Arabe, Baylek al Qabayaki . Tu prends un vase rempli d’eau et tu y fais flotter un bouchon où tu as enfilé une aiguille de fer. Ensuite tu passes la pierre magnétique au-dessus de la surface de l’eau, en un mouvement circulaire, tant que l’aiguille n’a pas acquis les mêmes propriétés que la pierre. C’est alors que l’aiguille, mais la pierre aussi aurait pu le faire si elle avait eu la possibilité de tourner sur un pivot, se place la pointe en direction du septentrion, et si tu circules avec le vase, elle se tourne toujours du côté de la tramontane. Inutile de te dire que si tu as marqué aussi sur le bord du vase, par rapport à la tramontane, les positions de l’auster, de l’aquilon et caetera, tu sauras toujours de quel côté te diriger dans la bibliothèque pour rejoindre la tour orientale. 

— Quelle merveille ! m’exclamai-je. Mais pourquoi l’aiguille pointe-t-elle toujours vers le septentrion ? La pierre attire le fer, je l’ai vu, et j’imagine qu’une énorme quantité de fer attire la pierre. Mais alors… dans la direction de l'étoile polaire, aux extrêmes limites de l’orbe terrestre, il existe de grandes mines de fer ! 

— Certains, en effet, ont suggéré qu’il en va ainsi. Sauf que l’aiguille ne pointe pas exactement dans la direction de l’étoile nautique, mais vers le point de rencontre des méridiens célestes. Signe que, comme il a été dit : “Hic lapis gerit in se similitudinem coeli ”, et les pôles de l’aimant reçoivent leur inclinaison des pôles du ciel et non de ceux de la terre. Ce qui est un bel exemple de mouvement imprimé à distance et non par causalité matérielle directe : un problème dont s’occupe fort mon ami Jean de Jandun, quand l’empereur ne lui demande pas de faire sombrer Avignon dans les viscères de la terre… 

— Alors, allons chercher la pierre de Séverin, et un vase, et de l’eau, et un bouchon de liège… dis-je tout excité. 

— Tout doux, dit Guillaume. Je ne sais pourquoi, mais je n’ai jamais vu une machine qui, parfaite dans la description des philosophes, se soit révélée ensuite parfaite dans son fonctionnement mécanique. Tandis que la serpe d’un paysan, qu’aucun philosophe n’a jamais décrite, marche comme il se doit… J’ai peur qu’à circuler dans le labyrinthe avec une lampe dans une main et un vase plein d’eau dans l’autre… Attends, il me vient une autre idée. La machine indiquerait le septentrion même si nous étions hors du labyrinthe, n’est-ce pas ? 

— Oui, mais à ce compte-là elle ne servirait de rien parce que nous aurions le soleil et les étoiles… dis-je. 

— Je sais, je sais. Mais si la machine marche aussi bien dehors que dedans, pourquoi ne devrait-il pas en aller de même pour notre tête aussi ? 

— Notre tête ? Sûr qu’elle marche aussi dehors, et de fait nous savons fort bien de l’extérieur quelle est l’orientation de l’Édifice ! Mais c’est lorsque nous sommes à l’intérieur que nous ne comprenons plus rien ! 

— Justement. Mais oublie la machine à présent. Le fait de penses à la machine m’a amené à penser aux lois naturelles et aux lois de notre pensée. Voilà le hic : nous devons trouver de l’extérieur une façon de décrire l’Édifice tel qu’il est à l’intérieur… 

— Et comment ? 

— Laisse-moi y penser, cela ne doit pas être si difficile… 

— Et la méthode dont vous parliez hier ? Ne vouliez-vous pas parcourir le labyrinthe en faisant des signes avec un charbon ? 

— Non, dit-il, plus j’y pense, moins cela me convainc. Peut-être n’arrivé-je pas à me rappeler bien la règle, ou peut-être pour circuler dans un labyrinthe faut-il disposer d’une bonne Ariane qui t’attende sur le seuil en tenant le bout d’un fil. Mais il n’existe pas de fils aussi longs. Et même s’il en existait, cela signifierait (souvent les fables disent la vérité) qu’on ne sort d’un labyrinthe qu’avec une aide extérieure. Où les lois de l’extérieur seraient pareilles aux lois de l’intérieur. Voilà, Adso, nous nous servirons des sciences mathématiques. Dans les seules sciences mathématiques, comme dit Averroès, on identifie les choses connues de nous avec celles connues de façon absolue. 

— Alors, vous voyez que vous admettez des connaissances universelles ! 

— Les connaissances mathématiques sont des propositions construites par notre intellect de manière à toujours fonctionner comme vraies, ou bien parce qu’elles sont innées ou bien parce que la mathématique a été inventée avant les autres sciences. Et la bibliothèque a été construite par un esprit humain qui pensait de façon mathématique, car sans mathématiques tu ne fais pas de labyrinthes. Il s’agit donc de confronter nos propositions mathématiques avec les propositions du bâtisseur, et de cette confrontation la science peut surgir, parce qu’elle est science de termes sur termes. Et, en tout cas, cesse de m’entraîner dans des discussions de métaphysique. Quelle diablesse de mouche t’a piqué aujourd’hui ? Toi qui as de bons yeux, prends plutôt un parchemin, une tablette, quelque chose sur quoi tracer des signes, et un stylet… bien, tu as ce qu’il faut, bravo Adso ! Allons faire une promenade autour de l’Édifice, tant que nous avons encore un peu de lumière. Nous tournâmes donc longuement autour de l’Édifice. C’est-à-dire que nous examinâmes de loin les tours orientale, méridionale et occidentale, avec les murs qui les reliaient. Quant au reste, il donnait sur l’à-pic, mais pour des raisons de symétrie il ne devait pas être différent de ce que nous voyions. Et ce que nous vîmes, remarqua Guillaume tandis qu’il me faisait prendre des notes précises sur ma tablette, c’était que chaque mur avait deux verrières, et chaque tour cinq. « Maintenant raisonne un peu, me dit mon maître. Toutes les pièces que nous avons vues comptaient une fenêtre… 

— À part celles qui ont sept côtés, dis-je. 

— Et c’est normal, ce sont celles qui se trouvent au centre de chaque tour. 

— Et à part quelques-unes que nous avons trouvées sans fenêtre et qui n’étaient pas heptagonales. 

— Oublie-les. D’abord trouvons la règle, ensuite nous chercherons à justifier les exceptions. Nous aurons donc vers l’extérieur cinq pièces pour chaque tour et deux pièces pour chaque mur, chacune avec une fenêtre. Mais si d’une pièce avec fenêtre on avance vers l’intérieur de l’Édifice, on rencontre une autre salle avec fenêtre. Signe qu’il s’agit des fenêtres intérieures. À présent dis-moi quelle forme a le puits intérieur, tel qu’on le voit dans les cuisines et dans le scriptorium ? 

— Octogonale, dis-je. 

— Parfait. Et sur chaque côté de l’octogone, peuvent très bien s’ouvrir deux fenêtres. Cela veut dire que pour chaque côté de l’octogone, il y a bien deux pièces sur l’intérieur ? Exact ? 

— Oui, mais les pièces sans fenêtre ? 

— Il y en a huit en tout. En effet, la salle intérieure de chaque tour, à sept côtés, possède cinq parois qui donnent sur chacune des cinq pièces de chaque tour. Qu’y a-t-il derrière les deux autres parois ? Pas une pièce située le long des murs extérieurs, car il y aurait des fenêtres, ni une pièce disposée le long de l’octogone, pour les mêmes raisons et parce qu’il s’agirait alors de pièces exagérément longues. De fait, essaie de tracer un dessin de la bibliothèque comme elle apparaîtrait vue de haut. Tu vois que correspondant à chaque tour il doit y avoir deux pièces qui avoisinent la salle heptagonale et donnent sur deux pièces qui avoisinent le puits octogonal intérieur. » 

Je m’essayai à tracer le dessin que mon maître me suggérait et lançai un cri de triomphe. 

« Mais alors nous savons tout ! Laissez-moi compter… La bibliothèque a cinquante-six pièces, dont quatre heptagonales et cinquante-deux plus ou moins carrées, et, d’entre ces dernières, huit sont sans fenêtre, tandis que vingt-huit donnent sur l’extérieur et seize sur l’intérieur ! 

— Et les quatre tours ont chacune cinq pièces de quatre côtés et une de sept… La bibliothèque est construite selon une harmonie céleste à laquelle on peut attribuer des significations variées et mirifiques… 

— Splendide découverte, dis-je, mais alors pourquoi est-il aussi difficile de s’y orienter ? 

— Parce que ce qui ne correspond à aucune loi mathématique, c’est la disposition des passages. Certaines pièces permettent d’accéder à plusieurs autres, certaines à une seule, et on peut se demander s’il n’y a pas des pièces qui ne permettent d’accéder à aucune autre. Si tu considères cet élément, plus le manque de lumière et l’absence totale d’indice fourni par la position du soleil (et ajoutes-y les visions et les miroirs), tu comprends combien le labyrinthe est de nature à désarçonner quiconque le parcourt, déjà agité par un sentiment de faute. D'autre part, songe comme nous étions désespérés, nous, hier soir, quand nous ne parvenions plus à trouver notre chemin. La plus grande confusion obtenue avec le plus grand ordre : ce me semble un calcul sublime. Les bâtisseurs de la bibliothèque étaient de grands maîtres. 

— Comment ferons-nous alors pour nous orienter ? 

— Au point où nous en sommes, ce n’est pas difficile. Avec le plan que tu as relevé, et qui, peu ou prou, doit correspondre au tracé de la bibliothèque, dès que nous serons dans la première salle heptagonale, nous ferons en sorte de trouver tout de suite une des deux pièces aveugles. Puis, en prenant toujours sur la droite, après trois ou quatre pièces, nous devrions nous trouver de nouveau dans une tour, qui ne pourra être que la tour septentrionale, jusqu’à tomber sur une autre pièce aveugle, qui à gauche avoisinera la salle heptagonale, et à droite devra nous permettre de retrouver un trajet analogue à celui que je viens de te dire, jusqu’à arriver dans la tour occidentale. 

— Oui, si toutes les pièces donnaient dans toutes les pièces… 

— En effet. D’où l’utilité de ton plan, sur lequel marquer les parois pleines, de façon à savoir quelles déviations nous prenons. Mais ça ne sera pas difficile. 

— Mais sommes-nous certains que ça marchera ? demandai-je perplexe, parce que tout me semblait trop simple. 

— Ça marchera, répondit Guillaume. Omnes enim causae ef ectuum naturalium dantur per lineas, angulos et figuras. Aliter enim impossibile est sciri propter quid in illis, cita-t-il. Ce sont les mots d’un des grands maîtres d’Oxford. Malheureusement, nous ne savons pas encore tout. Nous avons appris comment ne pas nous perdre. Il s’agit maintenant de savoir s’il y a une règle qui gouverne la distribution des livres dans les pièces. Et les versets de l’Apocalypse nous en disent fort peu, c’est qu’aussi beaucoup se répètent identiques dans des pièces différentes… 

— Et pourtant le livre de l’apôtre aurait permis de trouver bien plus que cinquante-six versets ! 

— Sans nul doute. Donc certains versets seulement sont bons. Bizarre. Comme s’ils en avaient eu moins de cinquante, trente, vingt… Oh, par la barbe de Merlin ! 

— De qui ? 

— Aucune importance, un magicien de mon pays… Ils ont utilisé autant de versets que de lettres de l’alphabet ! Il en est bien ainsi ! Le texte des versets ne compte pas, seules comptent les lettres initiales. Chaque pièce est marquée par une lettre de l’alphabet, et toutes ensemble elles composent un texte que nous devons découvrir ! 

— Comme un poème figuré, en forme de croix ou de poisson ! 

— Plus ou moins, et probablement, aux temps où la bibliothèque fut constituée, ce type de poème était fort en vogue. 

— Mais d’où part le texte ? D’un cartouche plus grand que les autres, de la salle heptagonale de la tour d’entrée… ou bien… Mais bien sûr, des phrases en rouge ! 

— Mais il y en a tant ! 

— Et donc il y aura beaucoup de textes, ou beaucoup de mots. Toi à présent recopie mieux et en plus grand ton plan, puis à notre prochaine visite de la bibliothèque non seulement tu indiqueras avec ton stylet, et sans appuyer, les pièces par où nous passons, et la position des portes et des parois (sans oublier les fenêtres), mais aussi la lettre initiale du verset qui y apparaît, et en quelque sorte, comme un bon enlumineur, les lettres en rouge tu les feras plus grandes. 

— Mais comment se fait-il, dis-je plein d’admiration, que vous ayez réussi à résoudre le mystère de la bibliothèque en la regardant de l’extérieur, et que vous ne l’ayez pas résolu quand vous étiez dedans ? 

— Ainsi Dieu connaît le monde, parce qu’il l’a conçu dans son esprit, comme de l’extérieur, avant qu’il fût créé, alors que nous, nous n’en connaissons pas la règle, car nous vivons à l’intérieur du monde, l’ayant trouvé déjà fait. 

— On peut ainsi connaître les choses en les observant de l’extérieur ! 

— Les choses de l’art, car nous reparcourons dans notre esprit les opérations de l’artisan. Pas les choses de la nature, car elles ne sont point l’oeuvre de notre esprit. 

— Mais pour la bibliothèque cela nous suffit, n’est-ce pas ? 

— Oui, dit Guillaume. Mais seulement pour la bibliothèque. Allons nous reposer à présent. Je ne peux rien faire jusqu’à demain matin quand j’aurai – j’espère – mes verres. Autant vaut dormir et nous lever de bonne heure. Je tâcherai de réfléchir. 

— Et le souper ? 

— Ah, c’est vrai, le souper. L’heure est désormais passée. Les moines sont déjà à complies. Mais les cuisines sont peut-être encore ouvertes. Va chercher quelque chose. 

— Voler ? 

— Demander. À Salvatore, qui est maintenant ton ami. 

— Mais c’est lui qui volera ! 

— Es-tu par hasard le gardien de ton frère ? » demanda Guillaume avec les mots de Caïn. 

Mais je m’avisai qu’il plaisantait et voulait dire que Dieu est grand et miséricordieux. Raison pour quoi je me mis à la recherche de Salvatore, que je trouvai près des écuries. 

« Magnifique », dis-je en montrant Brunel, et, façon d’engager la conversation : « J’aimerais bien le monter. 

— No se puede. Abbanis est. Mais pas besoin d’un bon cheval pour filer à toute allure… » 

Il m’indiqua un cheval robuste mais disgracieux : 

« Même celui-ci sufficit… Vide illuc, tertius equi… » 

Il voulait m’indiquer le troisième cheval. Je ris de son drôle de latin. 

« Et que feras-tu avec celui-là ? » lui demandai-je. 

Il me raconta alors une étrange histoire. Il dit qu’on pouvait rendre n’importe quel cheval, fût-ce la bête la plus vieille et la plus cagneuse, aussi rapide que Brunel. Il faut mélanger à son avoine une herbe qui s’appelle satyrion, hachée menue, et puis lui oindre les cuisses avec de la graisse de cerf. Ensuite on monte sur le cheval et avant de l’éperonner on lui tourne les naseaux vers le levant et on prononce trois fois à voix basse dans son oreille, les mots « Gaspard, Melchior, Merchisard ». Le cheval partira à fond de train et fera en une heure le chemin que Brunel ferait en huit heures. Et si on lui avait suspendu au cou les dents d’un loup que le cheval même, en galopant, aurait tué, la bête ne sentirait alors nulle fatigue. Je lui demandai s’il avait jamais essayé. Il me dit, s’approchant avec circonspection et me murmurant à l’oreille, avec son haleine vraiment désagréable, que c’était très difficile, parce que le satyrion n’est plus désormais cultivé que par les évêques et par leurs amis les chevaliers, qui s’en servent pour augmenter leur pouvoir. Je mis fin à son laïus et lui dis que ce soir mon maître voulait lire certains livres dans sa cellule et désirait aussi y prendre son repas. 

« M’en occupe, dit-il, lui fais l’angelot en palette. — Comment c’est ? — Facilis. Tu prends de l’angelot pas trop vieux, ni trop salé et coupé en tranches minces, en bouchées carrées ou sicut te plaît. Et postea tu mettras un doigt de beurre ou de saindoux frais à réchauffer sobre la braisia. Et dedans vamos à déposer deux tranches d’angelot, et comme il te semble tendre, sucrum et cannelle supra positurum du bis . Et sers tout de suite in tabula, car il faut le manger todo chaud. 

— Va pour l’angelot en palette », lui dis-je. 

Et il disparut vers les cuisines, en me disant de l’attendre. Il arriva une demi-heure après, avec un plat recouvert d’un linge. L’odeur était bonne. 

« Tiens », me dit-il, et il me tendit aussi une grande lampe remplie d’huile. 

« Pour quoi faire ? demandai-je. 

— Sais pas, moi, dit-il d’un air chafouin. Fileisch ton magister veut ire en lieu sombre esta noche, » 

Salvatore en savait évidemment plus que je ne soupçonnais. Je ne poussai pas mon enquête et apportai sa pitance à Guillaume. Nous mangeâmes, et moi je me retirai dans ma cellule. Ou du moins, je fis semblant. Je voulais encore trouver Ubertin, et je rentrai dans l’église furtivement.

Demain Le nom de la Rose – 25 3ème jour Après complies

 

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