mardi 8 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 29/53 - 4ème jour - Tierce

                               

                      

Le nom de la Rose

29/53

4ème jour – Tierce

Lu par François Berland



 Où Adso se débat dans les peines d’amour, puis arrive Guillaume avec le texte de Venantius, qui continue de rester indéchiffrable, même après avoir été déchiffré.


En vérité, passé ma rencontre coupable avec la jeune fille, les autres terribles événements m’avaient presque fait oublier cette aventure, et par ailleurs, sitôt après m’être confessé à frère Guillaume, mon âme s’était soulagée du remords ressenti à mon réveil qui suivit ce fautif fléchissement, tant et si bien qu’il m’avait semblé remettre au frère, en paroles, le fardeau même que les mots signifiaient. A quoi sert en effet la bienfaisante purification de la confession, sinon à décharger le poids du péché, et du remords qu’il comporte, dans le sein même de Notre Seigneur, en obtenant, avec le pardon, une nouvelle aérienne légèreté de l’âme, à en oublier le corps supplicié par l’infamie ? Mais je ne m’étais pas libéré de tout. Maintenant que je déambulais au pâle et froid soleil de cette matinée hivernale, entouré de la ferveur des hommes et des animaux, je commençais à me souvenir des événements passés de façon différente. Comme si de tout ce qui était arrivé ne restaient plus le repentir et les paroles consolatrices de la purification pénitentielle, mais seules des images de corps et de membres humains. Surgissait devant mon esprit surexcité, le fantôme de Bérenger gonflé d’eau, et je frissonnais d’horreur et de pitié. Puis comme pour mettre en fuite ce lémure, mon esprit s’adressait à d’autres images dont la mémoire fût le frais réceptacle, et je ne pouvais éviter de voir, évidente à mes yeux (aux yeux de l’âme, mais comme si elle apparaissait presque aux yeux de la chair), l’image de la jeune fille, resplendissante et redoutable comme des bataillons prêts à l’assaut. 

Je me suis promis (vieux copiste d’un texte jamais écrit jusques alors mais qui pendant de longues décennies a parlé dans mon esprit) d’être chroniqueur fidèle, et non pas seulement par amour de la vérité, ni pour le désir (d’ailleurs fort digne) d’instruire mes lecteurs futurs ; mais en outre pour libérer ma mémoire flétrie et lasse de visions qui, durant toute une vie, l’ont tourmentée. Et donc je dois dire tout, avec décence mais sans honte. Et je dois dire, à présent, et en toutes lettres, ce qu’autrefois je pensai et tentai presque de me cacher à moi-même, en me promenant à travers le plateau, en me mettant parfois à courir afin de pouvoir attribuer au mouvement du corps les palpitations soudaines de mon coeur, en m’arrêtant un instant pour admirer l’ouvrage des vilains et en imaginant me distraire à les contempler, en inspirant l’air froid à pleins poumons, comme qui boit du vin pour oublier peur et douleur. En vain. Je pensais à la jeune fille. Ma chair avait oublié le plaisir, intense, coupable et passager (vile chose) que m’avait donné mon union avec elle ; mais mon âme n’avait pas oublié son visage, et n’arrivait pas à sentir comme pervers ce souvenir, elle en frémissait plutôt, comme si en ce visage resplendissaient toutes les douceurs de la création. Je percevais, de manière confuse et presque en me refusant à moi- même la vérité de ce que je sentais, que cette pauvre créature, souillée, éhontée, qui se vendait (savoir avec quelle insolente constance) à d’autres pécheurs, cette fille d’Eve qui, fragile comme toutes ses soeurs, avait si souvent fait commerce de sa propre chair, était toutefois quelque chose de splendide et de prodigieux. Mon intellect la savait source de péché, mon appétit sensitif la percevait comme le réceptacle de toute grâce. Il est difficile de dire ce que j’éprouvais. Je pourrais tenter d’écrire que, encore pris dans les rets du péché, je désirais, coupablement, la voir apparaître à chaque instant, et que j’allais presque jusqu’à épier le travail des ouvriers pour scruter si du coin d’une cabane, de l’obscurité d’une étable, apparaissait la silhouette qui m’avait séduit. Mais je n’écrirais pas le vrai, ou bien je tenterais de placer un voile devant la vérité pour en atténuer la force et l’évidence. Car la vérité est que je « voyais » la jeune fille, je la voyais dans les ramures de l’arbre nu qui palpitaient, légères, quand un passereau transi volait y chercher refuge ; je la voyais dans les yeux des génisses qui sortaient de l’étable, et je l’entendais dans le bêlement des agneaux qui croisaient mon errance. C’était comme si toute la création me parlait d’elle, et je désirais, oui, la revoir, mais j’étais aussi prêt à accepter l’idée de ne la revoir plus jamais, et de ne plus jamais m’unir à elle, pourvu que je pusse jouir du bonheur qui m’envahissait ce matin-là, et à jamais l’avoir près de moi, eût-elle été, et pour l’éternité, loin de moi. C’était, je m’évertue à comprendre à présent, comme si l’univers entier, qui visiblement est presque un livre écrit par le doigt de Dieu, où chaque chose nous parle de l’immense bonté de son Créateur, où chaque créature est presque écriture et miroir de la vie et de la mort, où la plus humble rose se fait glose de notre cheminement terrestre, comme si tout, en somme, ne me parlait de rien d’autre que du visage que j’avais malaisément entrevu dans les ombres odorantes des cuisines. 

Je m’abandonnais à ces imaginations car je me disais (ou mieux, je ne me disais pas, parce qu’à ce moment-là je ne formulais point de pensées traduisibles en mots) que si le monde entier est destiné à me parler de la puissance, bonté, et sagesse du Créateur, et si ce matin-là le monde entier me parlait de la jeune fille qui (pour pécheresse qu’elle fût) était bel et bien un chapitre du grand livre de la Création, un verset du grand psaume chanté par le cosmos – je me disais (à présent, je dis), que si cela se produisait, ce ne pouvait pas ne pas faire partie du grand dessein théophanique qui régit l’univers, disposé en forme de lyre, miracle de correspondances et d’harmonie. Quasi grisé, je jouissais alors de sa présence à elle dans les choses que je voyais, et en elles la désirant, à les voir je m’assouvissais. Et pourtant je sentais comme une douleur, car en même temps je souffrais d’une absence, tout en étant heureux de tous ces fantômes d’une présence. J’ai de la peine à expliquer ce mystère de contradiction, signe que l’esprit humain est très fragile et ne va jamais directement le long des sentiers de la raison divine, qui a construit le monde comme un parfait syllogisme, mais de ce syllogisme ne saisit que des propositions isolées et souvent disjointes, d’où notre facilité à tomber victimes des illusions du malin. Etait-ce une illusion du malin celle qui ce matin-là me donnait une telle émotion ? Je pense que oui aujourd’hui, car j’étais novice, mais je pense que l’humain sentiment qui m’agitait n’était pas mauvais en soi, mais seulement en regard de mon état. Parce qu’au fond c’était le sentiment qui pousse l’homme vers la femme afin que l’un s’unisse à l’autre, comme veut l’apôtre des gentils, et que tous deux soient chair d’une seule chair, et qu’ensemble ils procréent de nouveaux êtres humains et s’assistent mutuellement de la jeunesse à la vieillesse. Sauf que l’apôtre parla ainsi pour ceux qui cherchent remède à la concupiscence et pour qui ne veut brûler, en rappelant toutefois que l’état de chasteté est de loin préférable, auquel, en tant que moine, je m’étais consacré. 

Et j’endurais donc ce matin-là ce qui était mal pour moi, mais pour les autres bien peut-être, et fort suave bien, et par là je comprends que mon trouble n’était pas dû à la perversité de mes pensées, en soi dignes et douces, mais à la perversité du rapport entre mes pensées et les voeux que j’avais prononcés. Par conséquent je faisais mal de jouir d’une chose bonne pour une certaine raison, mauvaise pour une autre, et mon défaut se trouvait dans la tentative de concilier l’appétit naturel avec les lois édictées par l’âme rationnelle. A présent je sais que je souffrais du contraste entre l’appétit intellectif, où aurait dû se manifester l’empire de la volonté, et l’appétit sensitif, sujet des humaines passions. En effet actus appetitus sensitivi in quantum habent transmutationem corporalem annexam, passiones dicuntur, non autem actus voluntatis. Et mon acte appétitif était précisément accompagné d’un tremblement de tout mon corps, d’une impulsion physique à crier et à m’agiter. 

Le Docteur angélique dit que les passions en soi ne sont pas mauvaises, sauf qu’on doit les modérer par la volonté guidée par l’âme rationnelle. Mais mon âme rationnelle était ce matin-là assoupie de fatigue ; et cette lassitude bridait l’appétit irascible, qui se tourne vers le bien et vers le mal en tant que termes de conquête, mais pas l’appétit concupiscible, qui se tourne vers le bien et vers le mal en tant qu’ils sont connus. Pour justifier mon irresponsable légèreté d’alors, je dirai aujourd’hui, et avec les mots du Docteur angélique, que j’étais indubitablement pris d’amour, qui est passion et loi cosmique, car même la gravité des corps est amour naturel. Et par cette passion j’étais naturellement séduit, car en cette passion appetitus tendit in appetibile realiter consequendum ut sit ibi finis motus. Partant, naturellement amor facit quod ipsae res quae amantur, amanti aliquo modo uniantur et amor est magis cognitivus quam cognitio

De fait, je voyais maintenant la jeune fille mieux que je ne l’avais vue la veille au soir, et je la comprenais intus et in cute parce qu’en elle je me comprenais moi et en moi elle-même. Je me demande à présent si ce que j’éprouvais était l’amour d’amitié, où le semblable aime le semblable et ne veut que le bien d’autrui, ou amour de concupiscence, où l’on veut son propre bien et l’incomplet ne veut que ce qui le complète. Et je crois qu’amour de concupiscence avait été celui de la nuit, où je voulais de la jeune fille quelque chose que je n’avais jamais eu, tandis que ce matin-là je ne voulais rien de la jeune fille, et je ne voulais que son bien, et je désirais qu’elle fût soustraite à la cruelle nécessité de se soumettre pour un peu de nourriture, et fût heureuse, et je ne voulais plus rien lui demander mais uniquement continuer à penser à elle et à la voir dans les brebis, dans les boeufs, dans les arbres, dans la lumière sereine qui ceignait de bonheur l’enceinte de l’abbaye. A présent, je sais que la cause de l’amour est le bien et ce qui est bien se définit par connaissance, et qu’on ne peut aimer que ce qu’on a appris comme bien, tandis que la jeune fille je l’avais apprise, oui, comme bien de l’appétit irascible, mais comme mal de la volonté. Mais alors, j’étais la proie d’une grande discordance dans les mille mouvements de mon âme, car ce que j’éprouvais était semblable à l’amour le plus saint précisément comme le décrivent les docteurs : il me procurait l’extase, où amant et aimée veulent la même chose (et par une mystérieuse illumination, je savais qu’en cet instant et où qu’elle fût, la jeune fille voulait cela même que moi je voulais), et pour elle j’éprouvais de la jalousie, mais pas la mauvaise, condamnée par Paul dans la première aux Corinthiens, qui est principium contentionis, et n’admet pas consortium in amato, mais celle dont parle Denis dans les Nomi Divini, raison pour quoi Dieu aussi est dit jaloux propter multum amorem quem habet ad existentia (et moi j’aimais la jeune fille justement parce qu’elle existait, et j’étais heureux, pas envieux, qu’elle existât). J’étais jaloux de la façon dont, pour le Docteur angélique, la jalousie est motus in amatum, jalousie d’amitié qui pousse à s’opposer à tout ce qui nuit à l’aimé (et moi je ne rêvais, en cet instant-là, à rien d’autre qu’à délivrer la jeune fille du pouvoir de ceux qui en achetaient la chair en la souillant de leurs passions néfastes). A présent je sais, comme dit le Docteur, que l’amour peut porter atteinte à l’aimée s’il est excessif. Et le mien était excessif. J’ai tenté d’expliquer ce que j’éprouvais alors, je ne tente en rien de le justifier. Je parle de ce que furent mes coupables ardeurs de jeunesse. Elles étaient mauvaises, mais la vérité m’impose de dire que je les ressentis alors comme extrêmement bonnes. Et que cela enseigne ceux qui, comme moi, trébucheront dans les rets de la tentation. 

Aujourd’hui, vieillard, je saurais mille façons d’échapper à de telles séductions (et je me demande à quel point je dois en être fier, puisque me voilà libéré des tentations du démon méridien ; mais pas libéré de toutes, à telle enseigne que je me demande si ce que je suis en train de faire n’est pas coupable allégeance à la passion terrestre de la remémoration, sotte tentative d’échapper au flux du temps, et à la mort). Jadis, je me sauvai, presque par instinct miraculeux. La jeune fille m’apparaissait dans la nature et dans les oeuvres humaines qui m’entouraient. Je cherchai donc, par une heureuse intuition de l’âme, à me plonger dans la contemplation détaillée de ces oeuvres. J’observai le travail des vachers qui menaient les boeufs hors de l’étable, des porchers qui remplissaient la bauge des cochons, des bergers qui excitaient les chiens à réunir les brebis, des paysans qui apportaient épeautre et mil aux moulins et en sortaient avec des sacs de bonne farine. Je m’absorbai dans la contemplation de la nature, en cherchant à oublier mes pensées et à ne regarder que les êtres tels qu’ils nous apparaissent, et à m’abîmer dans leur vision, joyeusement. 

Qu’il était beau le spectacle de la nature non encore touché par la science, souvent perverse, de l’homme ! Je vis l’agneau, à qui on a donné ce nom comme en reconnaissance de sa pureté et bonté. En effet le nom agnus dérive du fait que cet animal agnoscit reconnaît sa propre mère, et en reconnaît la voix au milieu du troupeau, tandis que la mère, parmi tant d’agneaux de forme identique et d’identique bêlement, reconnaît toujours et uniquement son fils, et le nourrit. Je vis le mouton, appelé ovis qu’on dit ab oblatione parce qu’il servait depuis les premiers temps aux rites sacrificiels ; le mouton qui, à son habitude, au seuil de l’hiver, cherche l’herbe avec avidité et se remplit de fourrage avant que les pacages ne soient brûlés par le gel. Et les troupeaux étaient surveillés par les chiens, dont le nom vient de canor à cause de leur aboiement. Animal parfait au milieu des autres, avec des dons d’acuité supérieurs, le chien reconnaît son propre maître, et il est dressé à la chasse aux bêtes féroces dans les bois, à la garde des troupeaux contre les loups, il protège la maison et les petits de son maître, et parfois, dans son rôle de défenseur, il trouve la mort. Le roi Garamante, qui avait été conduit en prison par ses ennemis, était retourné dans sa patrie grâce à une meute de deux cents chiens qui se frayèrent un chemin au milieu des bataillons antagonistes ; le chien de Jason Lycien, après la mort de son maître, refusa de se nourrir jusqu’à mourir d’inanition ; celui du roi Lysimaque se jeta sur le bûcher de son maître pour mourir avec lui. Le chien a le pouvoir de cicatriser les blessures en les léchant, et la langue de ses chiots peut guérir les lésions intestinales. De par sa nature, il a coutume d’utiliser deux fois la même nourriture, après l’avoir vomie. Sobriété qui est symbole de perfection d’esprit, ainsi que le pouvoir de thaumaturge de sa langue est symbole de la purification des péchés, obtenue à travers la confession et la pénitence. Mais que le chien revienne à ce qu’il a vomi est aussi le signe que, après la confession, on revient aux mêmes péchés qu’avant, et cette moralité me fut fort utile ce matin-là pour avertir mon coeur, alors que j’admirais les merveilles de la nature. 

Cependant mes pas me portaient à l’étable des boeufs, qui étaient en train de sortir en grand nombre, guidés par leurs bouviers. Ils me semblèrent aussitôt tels qu’ils étaient et sont, des symboles d’amitié et de bonté, car chaque boeuf sur son travail se tourne pour chercher son compagnon de charrue, si par hasard celui-là est pour l’heure absent, et il s’adresse à lui avec d’affectueux beuglements. Les boeufs, obéissants, apprennent à regagner tout seuls l’étable quand il vient à pleuvoir, et quand ils s’abritent à leur râtelier, ils allongent continuellement la tête pour regarder dehors si le mauvais temps a cessé, car ils aspirent à retourner au travail. Et avec les boeufs sortaient aussi des étables les jeunes veaux qui, femelles et mâles, tirent leur nom du mot viriditas ou même de virgo, car à cet âge ils sont encore frais, jeunes et chastes, et j’avais fait et faisais mal, me dis-je, de voir dans leurs ondoiements gracieux une image de la jeune fille sans chasteté. Voilà à quoi je songeai, réconcilié avec le monde et avec moi-même, observant le gai travail de l’heure matutinale. Et je ne pensai plus à la jeune fille, autrement dit je m’efforçai de transformer l’ardeur qui me portait vers elle, en un sentiment de gaieté intérieure et de paix dévote. Je me dis que le monde était bon, et admirable. Que la bonté de Dieu est manifeste, fût-ce chez les bêtes les plus horribles, comme explique Honorius d’Autun. C’est vrai, il y a des serpents si grands qu’ils dévorent les cerfs et parcourent les océans, il y a la bête cénocroque au corps d’âne, cornes de bouquetin, poitrine et gueule de lion, pied de cheval à deux onglons comme celui du boeuf, babines taillées jusqu’aux oreilles, voix presque humaine et à la place des dents, un seul os solidement planté. Et il y a la bête manticore, avec un visage d’homme, un triple ordre de dents, le corps de lion, la queue de scorpion, les yeux glauques, une couleur de sang et la voix pareille au sifflement des serpents, friande de chair humaine. Et il y a des monstres avec huit doigts à chaque pied, et des museaux de loup, des ongles crochus, une peau de mouton et des abois de chien, qui deviennent noirs au lieu de blancs avec la vieillesse, et dépassent de beaucoup notre âge. Et il y a des créatures avec des yeux sur les humérus et deux trous sur la poitrine au lieu de narines, parce qu’ils n’ont point de tête, et d’autres encore qui gîtent le long du fleuve Gange, et ne vivent que de l’odeur d’une certaine pomme, et quand ils s’en éloignent, ils meurent. 

Cependant même toutes ces bêtes immondes chantent dans leur variété les louanges du Créateur et Sa sagesse, comme le chien, le boeuf, le mouton, l’agneau et le lynx. Comme elle est grande, me dis-je alors, en répétant les paroles de Vincent de Beauvais, la plus humble beauté de ce monde, et comme il est agréable à l’oeil de la raison de considérer attentivement les façons et les nombres et les ordres des choses, si dignement établis dans tout l’univers, mais aussi le déroulement des temps qui incessamment se déploient à travers successions et chutes, marqués par la mort de ce qui est né. J’avoue, en pécheur que je suis, à l’âme insignifiante encore prisonnière de la chair, que je fus porté alors par une douceur toute spirituelle vers le Créateur et la règle de ce monde, et j’admirai avec joyeuse vénération la grandeur et la stabilité de la création. C’est dans cette bonne disposition d’esprit que me vit mon maître quand, entraîné par mes pas et sans m’en rendre compte, ayant presque accompli un périple autour de l’abbaye, je me retrouvai où nous nous étions quittés deux heures auparavant. 

Là était Guillaume, et ce qu’il me dit détourna le cours de mes songeries pour diriger de nouveau ma pensée sur les ténébreux mystères de l’abbaye. Guillaume avait l’air fort satisfait. Il tenait en main le feuillet de Venantius, qu’il avait enfin déchiffré. Nous allâmes dans sa cellule, loin des oreilles indiscrètes, et il me traduisit ce qu’il avait lu. Après la phrase en alphabet zodiacal (secretum finis Africae manus supra idolum âge primum et septimum de quatuor), voici ce que disait le texte grec : Le poison redoutable qui donne la purification… L’arme la meilleure pour détruire l’ennemi… Sers-toi des personnes humbles, viles et laides, tire plaisir de leur défaut… Elles ne doivent pas mourir… Pas dans les demeures des nobles et des puissants mais à partir des villages des paysans, après abondant repas et moult libations… Des corps trapus, des faces difformes. Ils violent des vierges et couchent avec des ribaudes, pas mauvais, sans crainte. Une vérité différente, une différente image de la vérité… Les vénérables figuiers. La pierre éhontée roule dans la plaine… Sous les yeux. Il faut rouler et surprendre en roulant, dire les choses contraires à celles qu’on croyait, dire une chose et en entendre une autre. Pour eux les cigales chanteront depuis la terre. Rien d’autre. A mon avis, trop peu, presque rien. On aurait dit les divagations d’un dément, et j’en fis part à Guillaume. 

« Il se pourrait. Et il semble sans nul doute plus dément qu’il ne l’était à cause de ma traduction. Je connais le grec assez approximativement. Et toutefois, à supposer que Venantius fût fou, ou fou l’auteur du livre, on ne saurait pas pour autant pourquoi tant de personnes, et point toutes folles, ont tant fait, d’abord pour cacher le livre et ensuite pour le récupérer… » 

— Mais les choses qui sont écrites ici, elles proviennent du livre mystérieux ? 

— Il s’agit, à n’en pas douter, de choses écrites par Venantius. Tu le vois, toi aussi, il ne s’agit pas d’un vieux parchemin. Et ce doivent être des notes prises en lisant le livre, autrement Venantius n’eût pas écrit en grec. Il a certainement recopié, en les abrégeant, des phrases qu’il a trouvées dans le volume dérobé au finis Africae. Il l’a emmené dans le scriptorium et a entrepris de le lire, tout en notant ce qui lui semblait digne d’être noté. Puis il est arrivé quelque chose. Ou il s’est senti mal, ou il a entendu quelqu’un monter. Alors il a remisé le livre, avec ses notes, sous sa table, se promettant probablement de le reprendre le lendemain soir. Dans tous les cas, ce n’est qu’en partant de cette feuille que nous pourrons reconstruire la nature du livre mystérieux, et ce n’est qu’à partir de la nature de ce livre qu’il sera possible d’inférer la nature de l’homicide. Car dans chaque crime commis pour la possession d’un objet, la nature de l’objet devrait nous fournir une idée, aussi pâle fût-elle, de la nature de l’assassin. Si on tue pour une poignée d’or, l’assassin sera une personne avide ; pour un livre, l’assassin n’aura de cesse qu’il ne cache aux autres les secrets de ce livre. Il est donc nécessaire de savoir ce que dit le livre que nous ne possédons pas. 

— Et vous, serez-vous en mesure, à partir de ces quelques lignes, de comprendre de quel livre il retourne ? 

— Cher Adso, ces mots semblent ceux d’un texte sacré, dont la signification va au-delà de la lettre. En les lisant ce matin, après que nous avons parlé avec le cellérier, j’ai été frappé du fait que là aussi il est question en partie de gens simples et de paysans, comme porteurs d’une vérité différente de celle des sages. Le cellérier a laissé entendre que quelque étrange complicité le liait à Malachie. Malachie aurait-il caché certain texte hérétique dangereux que Remigio lui avait confié ? Alors Venantius aurait lu et annoté quelque mystérieuse instruction concernant une communauté d’hommes frustes et vils en révolte contre tout et tous. Mais… 

— Mais ? 

— Mais il y a deux faits contre cette hypothèse. L’un, c’est que Venantius ne paraissait pas intéressé par ce genre de questions : il traduisait des textes grecs, et ne prêchait pas les hérésies… L’autre, c’est que des phrases comme celles des figuiers, de la pierre ou des cigales ne pourraient s’expliquer par cette première hypothèse… 

— Ce sont peut-être des énigmes avec une autre signification, suggérai-je. Ou bien avez-vous une autre hypothèse ? 

— J’en ai une, mais confuse encore. J’ai l’impression, en lisant cette page, d’avoir déjà lu certains de ces mots, et des phrases presque identiques, que j’ai vues ailleurs, me reviennent à l’esprit. Il me semble même que cette feuille parle de quelque chose dont on a déjà parlé ces jours-ci… Mais je ne me souviens pas de quoi. Il faut que j’y pense. Peut-être me faudra-t-il lire d’autres livres. 

— Pourquoi donc ? Pour savoir ce que dit un livre vous devez en lire d’autres ? 

— Parfois, oui. Souvent les livres parlent d’autres livres. Souvent un livre inoffensif est comme une graine, qui fleurira dans un livre dangereux, ou inversement, c’est le fruit doux d’une racine amère. Ne pourrais-tu pas, en lisant Albert, savoir ce qu’aurait pu dire Thomas ? Ou en lisant Thomas, savoir ce qu’avait dit Averroès ? 

— C’est vrai », dis-je plein d’admiration. 

Jusqu’alors j’avais pensé que chaque livre parlait des choses, humaines ou divines, qui se trouvent hors des livres. Or je m’apercevais qu’il n’est pas rare que les livres parlent de livres, autrement dit qu’ils parlent entre eux. A la lumière de cette réflexion, la bibliothèque m’apparut encore plus inquiétante. Elle était donc le lieu d’un long et séculaire murmure, d’un dialogue imperceptible entre parchemin et parchemin, une chose vivante, un réceptacle de puissances qu’un esprit humain ne pouvait dominer, trésor de secrets émanés de tant d’esprits, et survivant après la mort de ceux qui les avaient produits, ou s’en étaient fait les messagers. 

« Mais alors, dis-je, à quoi sert de cacher les livres, si on peut remonter des visibles à ceux qu’on occulte ? 

— A l’aune des siècles, cela ne sert à rien. A l’aune des années et des jours, cela sert à quelque chose. De fait, tu vois à quel point nous sommes désorientés. 

— Et donc une bibliothèque n’est pas un instrument pour répandre la vérité, mais pour en retarder l’apparition ? demandai-je pris de stupeur. 

— Pas toujours et pas nécessairement. Dans le cas présent, elle l’est. » 

 

Demain Le nom de la Rose – 30 - 4ème jour Sexte

 

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