Le nom de la Rose
Lu par François Berland
26/53
Troisième jour Nuit
Où Adso bouleversé se confesse à Guillaume et médite sur la fonction de la femme dans le plan de la création, pour découvrir ensuite le cadavre d’un homme.
Je revins à moi au moment où quelqu’un m’humectait le visage. C’était frère Guillaume, qui portait une lampe, et m’avait mis quelque chose sous la tête.
« Qu’est-il arrivé, Adso, me demanda-t-il, que tu rôdes la nuit à voler des abats dans les cuisines ? »
Bref, Guillaume s’était réveillé, m’avait cherché je ne sais plus pour quelle raison, et ne me trouvant pas, il avait soupçonné que j’étais allé faire quelque bravade dans la bibliothèque. Comme il s’approchait de l’Édifice du côté des cuisines, il avait vu une ombre qui sortait par la porte donnant sur le potager (c’était la fille qui s’éloignait, sans doute parce qu’elle avait entendu quelqu’un s’approcher). Il avait cherché à comprendre de qui il s’agissait et tenté de la suivre, mais elle (autrement dit ce qui était une ombre pour lui) s’était enfuie vers le mur d’enceinte et puis avait disparu. Alors Guillaume – après une exploration des environs – était entré dans les cuisines et là, il m’avait trouvé évanoui. Quand je lui indiquai, encore terrorisé, le paquet avec le coeur, bafouillant quelque chose sur un nouveau crime, il se mit à rire :
« Adso, mais quel homme pourrait avoir un coeur aussi gros ? C’est un coeur de vache, ou de boeuf, ils ont tout juste tué un animal aujourd’hui ! Plutôt, comment se trouve-t-il dans tes mains ? »
À ce point-là, oppressé par les remords, outre qu’abasourdi par l’effroi, je fondis en larmes et demandai qu’il m’administrât le sacrement de la confession. Ce qu’il fit, et je lui racontai tout sans rien lui cacher. Frère Guillaume m’écouta avec un grand sérieux, mais avec une ombre d’indulgence aussi. Lorsque j’eus fini, il prit un air grave et me dit :
« Adso, tu as péché, sans nul doute, et contre le commandement qui t’imposes de ne point forniquer, et contre tes devoirs de novice. À ta décharge, le fait est que tu t’es trouvé dans une de ces situations où se serait damné même un père dans le désert. Et sur la femme comme source de tentation, les Écritures ont déjà suffisamment parlé. De la femme, l’Ecclésiaste dit que sa conversation est comme un feu ardent, et les Proverbes disent qu’elle s’empare de l’âme précieuse de l’homme et que les plus forts ont été ruinés par elle ». Et l’Ecclésiaste dit encore : “Or je trouve plus amer que la mort : la femme, car elle est un piège, et son coeur un filet ; et ses bras des chaînes.” Et d’autres ont dit qu’elle est le vaisseau du démon. Cela étant bien clair, cher Adso, je n’arrive pas à me convaincre que Dieu ait voulu introduire dans la création un être aussi immonde sans le douer de quelque vertu. Et je ne puis pas ne pas réfléchir sur le fait qu’Il lui a accordé de nombreux privilèges et motifs d’estime, dont trois au moins, très grands. En effet, Il a créé l’homme dans ce monde vil, et à partir de la boue, et la femme en un second temps, au paradis et à partir de la noble matière humaine. Et Il ne l’a pas tirée des pieds ou des intestins du corps d’Adam, mais de sa côte. En second lieu le Seigneur, qui peut tout, aurait pu s’incarner directement dans un homme en quelque sorte miraculeux, et Il choisit au contraire d’habiter dans le ventre d’une femme, signe qu’elle n’était pas aussi immonde que cela. Et lorsqu’il apparut après la résurrection, Il apparut à une femme. Et enfin, dans la gloire céleste aucun homme ne sera roi de cette suprême patrie, au contraire en sera reine une femme qui n’a jamais péché. Si donc le Seigneur a eu tant d’attentions pour Ève elle-même et pour ses filles, est-il si anormal que nous aussi nous nous sentions attirés par les grâces et par la noblesse de ce sexe ? Ce que je veux te dire, Adso, c’est bien sûr que tu ne dois plus le faire, mais qu’il n’est pas si monstrueux que tu aies été tenté de le faire. Et d’ailleurs, qu’un moine, au moins une fois dans sa vie, ait eu une expérience de la passion charnelle, de façon à pouvoir être un jour indulgent et compréhensif avec les pécheurs auxquels il donnera conseil et réconfort… eh bien, cher Adso, c’est une chose à ne pas souhaiter avant qu’elle n’arrive, mais non plus à trop vitupérer après qu’elle est arrivée. Et donc, que Dieu soit avec toi, et n’en parlons plus. Mais plutôt, pour ne pas nous attarder à trop méditer sur quelque chose qu’il vaudra mieux oublier, si tu y parviens (et il me sembla qu’ici sa voix s’affaiblit comme sous le coup d’une émotion secrète), demandons-nous plutôt le sens de ce qui s’est passé cette nuit. Qui était cette fille, et avec qui avait-elle rendez-vous ? »
— Cela je l’ignore vraiment, et je n’ai pas vu l’homme qui se trouvait avec elle, dis-je.
— Bon, mais nous pouvons déduire de qui il s’agissait d’après des indices absolument certains. C’était avant tout un homme laid et vieux, avec qui une jeune fille ne va pas volontiers, surtout si elle est aussi belle que tu la dépeins, même si j’ai lieu de croire, mon cher petit loup, que tu étais enclin à trouver tout morceau exquis.
— Pourquoi laid et vieux ?
— Parce que la jeune fille ne se rendait pas auprès de lui par amour, mais pour un paquet de rognons. C’était certainement une fille du village qui, sans doute pas à sa première expérience, se donne par faim à quelque moine luxurieux, et en obtient comme récompense quelque chose à se mettre sous la dent, pour elle et sa famille.
— Une prostituée, dis-je horrifié.
— Une paysanne pauvre, Adso. Sans doute avec des petits frères à nourrir. Et qui, si elle le pouvait, se donnerait par amour et non par lucre. Comme elle a fait ce soir. Tu me dis en effet qu’elle t’a trouvé jeune et beau, et elle t’a donné gratis et par amour pour toi ce qu’à d’autres elle eût donné en revanche pour un coeur de boeuf et quelques morceaux de mou. Elle s’est sentie si vertueuse pour le don gratuit qu’elle a fait de soi, et soulagée, qu’elle s’est enfuie sans rien prendre en échange. Voilà pourquoi je pense que l’autre, auquel elle t’a comparé, n’était ni jeune ni beau. J’avoue que, pour fort vif que fût encore mon repentir, cette explication me remplit de très doux orgueil, mais je me tus et laissai continuer mon maître.
« Ce vieux dégoûtant devait avoir la possibilité de descendre au village et d’être en contact avec les paysans, pour des raisons inhérentes à son office. Il devait connaître la façon de faire entrer et sortir des gens de l’enceinte, et savoir qu’il y aurait eu ces abats dans les cuisines (et on aurait même pu dire demain que, la porte étant restée ouverte, un chien était entré et les avait mangés). Enfin, il devait avoir un certain sens de l’économie, et un certain intérêt à ce que les cuisines ne fussent pas dégarnies de denrées plus précieuses, sinon il lui aurait donné un entrecôte ou un autre morceau de choix. Et alors tu vois que l’image de notre inconnu se dessine avec grande clarté et que toutes ces propriétés, ou accidents, conviennent bien à une substance que je ne craindrais point de définir comme notre cellérier, Rémigio de Varagine. Ou, si je me trompais, comme notre mystérieux Salvatore. Qui, entre autres, étant de cette région, sait fort bien parler avec les gens du coin et sait comment convaincre une jeune fille de faire ce qu’il voulait lui faire faire, si tu n’étais pas arrivé.
— C’est sûrement ça, dis-je convaincu, mais à quoi cela nous sert-il à présent de le savoir ?
— À rien. Et à tout, dit Guillaume. L’histoire peut avoir ou ne pas avoir un rapport avec les crimes dont nous nous occupons. D’autre part si le cellérier a été dolcinien, ceci explique cela et vice versa. Nous savons enfin maintenant que cette abbaye, la nuit, est un lieu d’errance plein de tribulations. Et qui sait si notre cellérier, ou Salvatore, qui la parcourent dans le noir avec une telle désinvolture, n’en savent pas en tout cas beaucoup plus qu’ils ne disent.
— Mais ils parleront devant nous ?
— Non, si nous avons une attitude compatissante, si nous ignorons leurs péchés. Mais si nous devions vraiment savoir quelque chose, nous tiendrions une façon de les persuader de parler. Autrement dit, s’il le faut, le cellérier ou Salvatore sont à notre merci, et Dieu nous pardonnera cet abus de pouvoir, vu qu’il pardonne tant d’autres choses », dit-il, et il me regarda avec malice, mais je n’eus pas le coeur de faire des observations sur le caractère licite de ses propos.
« Et maintenant nous devrions aller au lit, car dans une heure sonnent matines. Mais je te vois encore agité, mon pauvre Adso, encore tout timoré devant ton péché… Rien ne vaut une bonne halte dans l’église pour se détendre l’âme. Moi, je t’ai absous, mais on ne sait jamais. Va demander confirmation au Seigneur. »
Et il me donna une tape plutôt énergique sur la tête, peut-être comme preuve de paternelle et virile affection, peut-être comme indulgente pénitence. Ou peut-être (comme coupablement je le pensai à ce moment-là) par une sorte d’envie débonnaire, en homme assoiffé d’expériences neuves et ardentes qu’il était.
Nous prîmes le chemin de l’église, en sortant par notre passage habituel, que je parcourus en hâte et les yeux fermés, car tous ces os me rappelaient avec trop grande évidence, cette nuit-là, que moi aussi j’étais poussière et qu’insensé au plus haut point avait été l’orgueil de ma chair. Arrivés dans la nef, nous vîmes une ombre devant le maîtreautel. Je croyais que c’était encore Ubertin. C’était Alinardo, qui tout d’abord ne nous reconnut pas. Il dit que désormais incapable de dormir, il avait décidé de passer la nuit à prier pour ce jeune moine disparu (dont il ne se rappelait pas même le nom). Il priait pour son âme, s’il était mort, pour son corps, s’il gisait infirme et seul en quelque endroit.
« Trop de morts, dit-il, trop de morts… Mais c’était écrit dans le livre de l’apôtre. Avec la première trompette vint la grêle, avec la deuxième, le tiers de la mer devint du sang, et vous avez trouvé l’un dans la grêle, l’autre dans le sang… La troisième trompette avertie qu’un astre de feu tombera sur le tiers des fleuves et sur les sources. Ainsi je vous le dis, a disparu notre troisième frère. Et craignez pour le quatrième, parce que seront frappés le tiers du soleil et le tiers de la lune et le tiers des étoiles, si bien que l’obscurité sera presque complète… »
Tandis que nous sortions du transept, Guillaume se demanda si dans les paroles du vieillard il n’y avait pas quelque chose de vrai.
« Mais, lui fis-je observer, cela supposerait qu’un seul cerveau diabolique, se servant de l’Apocalypse comme guide, aurait préparé les trois disparitions, en admettant que Bérenger aussi soit mort. En revanche, nous savons que celle d’Adelme fut due à sa volonté…
— C’est vrai, dit Guillaume, mais le même cerveau diabolique, ou malade, pourrait avoir tiré inspiration de la mort d’Adelme pour organiser de façon symbolique les deux autres. Et s’il en était ainsi, Bérenger devrait se trouver dans un fleuve ou dans une source. Et il n’y a ni fleuves ni sources à l’abbaye, du moins pas tels que quelqu’un s’y puisse noyer ou y puisse être noyé…
— Il n’y a que les bains, observai-je presque par hasard.
— Adso ! dit Guillaume, tu sais que ça peut être une idée ? Les balnea !
— Mais ils ont déjà dû regarder…
— J’ai vu les servants ce matin lorsqu’ils faisaient leurs recherches, ils ont ouvert la porte du bâtiment des balnea et ont donné un coup d’oeil circulaire, sans fouiller, ils ne s’attendaient pas encore à devoir chercher quelque chose de bien caché, ils s’attendaient à un cadavre gisant théâtralement quelque part, comme le cadavre de Venantius dans la jarre… Allons jeter un coup d’oeil, aussi bien il fait encore sombre et il me semble que notre lampe brûle encore avec plaisir. »
Ainsi fîmes-nous, et nous ouvrîmes sans difficulté la porte des balnea, adossés à l’hôpital. Isolées l’une de l’autre par de larges rideaux, il y avait je ne sais plus combien de baignoires. Les moines s’en servaient pour leur hygiène, quand la règle en fixait le jour, et Séverin s’en servait pour des raisons thérapeutiques, car il n’est rien de tel qu’un bain pour calmer le corps et l’esprit. Une cheminée dans un angle permettait aisément de réchauffer l’eau. Nous la trouvâmes souillée de cendres fraîches, avec devant, une grande chaudière renversée. Dans un coin, on pouvait puiser l’eau à une source. Nous regardâmes dans les premières baignoires, qui étaient vides. Seule la dernière, dissimulée par un rideau tiré, était remplie avec, à côté, en tas, une vêture. À première vue, à la lumière de notre lampe, la surface du liquide nous sembla calme : mais comme la lumière donna dessus, nous entrevîmes sur le fond, inanimé, un corps d’homme, nu. Nous le tirâmes lentement hors de l’eau : c’était Bérenger. Et lui, dit Guillaume, avait vraiment la face d’un noyé. Les traits de son visage étaient enflés. Le corps, blanc et mou, sans un poil, avait l’air d’un corps de femme, si l’on exclut le spectacle obscène des flasques pudenda. Je rougis, puis un frisson me parcourut. Je fis le signe de la croix, tandis que Guillaume bénissait le cadavre.
Demain Le nom de la Rose – 27 – 4ème jour Laudes
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