Marcel Proust
Un Amour de Swann
13/27
Lu par André Dussolier
Un soir où Swann avait accepté de dîner avec les Verdurin, comme pendant le dîner il venait de dire que le lendemain il avait un banquet d’anciens camarades, Odette lui avait répondu en pleine table, devant Forcheville, qui était maintenant un des fidèles, devant le peintre, devant Cottard :
— Oui, je sais que vous avez votre banquet ; je ne vous verrai donc que chez moi, mais ne venez pas trop tard.
Bien que Swann n’eût encore jamais pris bien sérieusement ombrage de l’amitié d’Odette pour tel ou tel fidèle, il éprouvait une douceur profonde à l’entendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille impudeur, leurs rendez-vous quotidiens du soir, la situation privilégiée qu’il avait chez elle et la préférence pour lui qui y était impliquée. Certes Swann avait souvent pensé qu’Odette n’était à aucun degré une femme remarquable, et la suprématie qu’il exerçait sur un être qui lui était si inférieur n’avait rien qui dût lui paraître si flatteur à voir proclamer à la face des « fidèles », mais depuis qu’il s’était aperçu qu’à beaucoup d’hommes Odette semblait une femme ravissante et désirable, le charme qu’avait pour eux son corps avait éveillé en lui un besoin douloureux de la maîtriser entièrement dans les moindres parties de son cœur. Et il avait commencé d’attacher un prix inestimable à ces moments passés chez elle le soir, où il l’asseyait sur ses genoux, lui faisait dire ce qu’elle pensait d’une chose, d’une autre, où il recensait les seuls biens à la possession desquels il tînt maintenant sur terre. Aussi, après ce dîner, la prenant à part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion, cherchant à lui enseigner selon les degrés de la reconnaissance qu’il lui témoignait, l’échelle des plaisirs qu’elle pouvait lui causer, et dont le suprême était de le garantir, pendant le temps que son amour durerait et l’y rendrait vulnérable, des atteintes de la jalousie.
Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait à verse, il n’avait à sa disposition que sa victoria ; un ami lui proposa de le reconduire chez lui en coupé, et comme Odette, par le fait qu’elle lui avait demandé de venir, lui avait donné la certitude qu’elle n’attendait personne, c’est l’esprit tranquille et le cœur content que, plutôt que de partir ainsi dans la pluie, il serait rentré chez lui se coucher. Mais peut-être, si elle voyait qu’il n’avait pas l’air de tenir à passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin de la soirée, négligerait-elle de la lui réserver, justement une fois où il l’aurait particulièrement désiré.
Il arriva chez elle après onze heures, et, comme il s’excusait de n’avoir pu venir plus tôt, elle se plaignit que ce fût en effet bien tard, l’orage l’avait rendue souffrante, elle se sentait mal à la tête et le prévint qu’elle ne le garderait pas plus d’une demi-heure, qu’à minuit, elle le renverrait ; et, peu après, elle se sentit fatiguée et désira s’endormir.
— Alors, pas de catleyas ce soir ? lui dit-il, moi qui espérais un bon petit catleya.
Et d’un air un peu boudeur et nerveux, elle lui répondit :
— Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suis souffrante !
— Cela t’aurait peut-être fait du bien, mais enfin je n’insiste pas.
Elle le pria d’éteindre la lumière avant de s’en aller, il referma lui-même les rideaux du lit et partit. Mais, quand il fut rentré chez lui, l’idée lui vint brusquement que peut-être Odette attendait quelqu’un ce soir, qu’elle avait seulement simulé la fatigue et qu’elle ne lui avait demandé d’éteindre que pour qu’il crût qu’elle allait s’endormir, qu’aussitôt qu’il avait été parti, elle l’avait rallumée, et fait rentrer celui qui devait passer la nuit auprès d’elle. Il regarda l’heure. Il y avait à peu près une heure et demie qu’il l’avait quittée, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire à celle sur laquelle donnait derrière son hôtel et où il allait quelquefois frapper à la fenêtre de sa chambre à coucher pour qu’elle vînt lui ouvrir ; il descendit de voiture, tout était désert et noir dans ce quartier, il n’eut que quelques pas à faire à pied et déboucha presque devant chez elle. Parmi l’obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule d’où débordait — entre les volets qui en pressaient la pulpe mystérieuse et dorée — la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant d’autres soirs, du plus loin qu’il l’apercevait, en arrivant dans la rue, le réjouissait et lui annonçait : « elle est là qui t’attend » et qui maintenant, le torturait en lui disant : « elle est là avec celui qu’elle attendait ». Il voulait savoir qui ; il se glissa le long du mur jusqu’à la fenêtre, mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir ; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure d’une conversation. Certes, il souffrait de voir cette lumière dans l’atmosphère d’or de laquelle se mouvait derrière le châssis le couple invisible et détesté, d’entendre ce murmure qui révélait la présence de celui qui était venu après son départ, la fausseté d’Odette, le bonheur qu’elle était en train de goûter avec lui.
Et pourtant il était content d’être venu : le tourment qui l’avait forcé de sortir de chez lui avait perdu de son acuité en perdant de son vague, maintenant que l’autre vie d’Odette, dont il avait eu, à ce moment-là, le brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée en plein par la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer ; ou plutôt il allait frapper aux volets comme il faisait souvent quand il venait très tard ; ainsi du moins, Odette apprendrait qu’il avait su, qu’il avait vu la lumière et entendu la causerie et lui, qui tout à l’heure, se la représentait comme se riant avec l’autre de ses illusions, maintenant, c’était eux qu’il voyait, confiants dans leur erreur, trompés en somme par lui qu’ils croyaient bien loin d’ici et qui, lui, savait déjà qu’il allait frapper aux volets. Et peut-être, ce qu’il ressentait en ce moment de presque agréable, c’était autre chose aussi que l’apaisement d’un doute et d’une douleur : un plaisir de l’intelligence. Si, depuis qu’il était amoureux, les choses avaient repris pour lui un peu de l’intérêt délicieux qu’il leur trouvait autrefois, mais seulement là où elles étaient éclairées par le souvenir d’Odette, maintenant, c’était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité, mais d’une vérité, elle aussi, interposée entre lui et sa maîtresse, ne recevant sa lumière que d’elle, vérité tout individuelle qui avait pour objet unique, d’un prix infini et presque d’une beauté désintéressée, les actions d’Odette, ses relations, ses projets, son passé. À toute autre époque de sa vie, les petits faits et gestes quotidiens d’une personne avaient toujours paru sans valeur à Swann : si on lui en faisait le commérage, il le trouvait insignifiant, et, tandis qu’il l’écoutait, ce n’était que sa plus vulgaire attention qui y était intéressée ; c’était pour lui un des moments où il se sentait le plus médiocre. Mais dans cette étrange période de l’amour l’individuel prend quelque chose de si profond, que cette curiosité qu’il sentait s’éveiller en lui à l’égard des moindres occupations d’une femme, c’était celle qu’il avait eue autrefois pour l’Histoire. Et tout ce dont il aurait eu honte jusqu’ici, espionner devant une fenêtre, qui sait ? demain peut-être, faire parler habilement les indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la comparaison des témoignages et l’interprétation des monuments, que des méthodes d’investigation scientifique d’une véritable valeur intellectuelle et appropriées à la recherche de la vérité.
Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte en pensant qu’Odette allait savoir qu’il avait eu des soupçons, qu’il était revenu, qu’il s’était posté dans la rue. Elle lui avait dit souvent l’horreur qu’elle avait des jaloux, des amants qui espionnent. Ce qu’il allait faire était bien maladroit, et elle allait le détester désormais, tandis qu’en ce moment encore, tant qu’il n’avait pas frappé, peut-être, même en le trompant, l’aimait-elle. Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l’impatience d’un plaisir immédiat ! Mais le désir de connaître la vérité était plus fort et lui sembla plus noble. Il savait que la réalité de circonstances, qu’il eût donné sa vie pour restituer exactement, était lisible derrière cette fenêtre striée de lumière comme sous la couverture enluminée d’or d’un de ces manuscrits précieux à la richesse artistique elle-même desquels le savant qui les consulte ne peut rester indifférent. Il éprouvait une volupté à connaître la vérité qui le passionnait dans cet exemplaire unique, éphémère et précieux, d’une matière translucide, si chaude et si belle. Et puis l’avantage qu’il se sentait — qu’il avait tant besoin de se sentir — sur eux, était peut-être moins de savoir, que de pouvoir leur montrer qu’il savait. Il se haussa sur la pointe des pieds. Il frappa. On n’avait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation s’arrêta. Une voix d’homme dont il chercha à distinguer auquel de ceux des amis d’Odette qu’il connaissait elle pouvait appartenir, demanda :
— Qui est là ?
Il n’était pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une fois. On ouvrit la fenêtre, puis les volets. Maintenant, il n’y avait plus moyen de reculer et, puisqu’elle allait tout savoir, pour ne pas avoir l’air trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de crier d’un air négligent et gai :
— Ne vous dérangez pas, je passais par là, j’ai vu de la lumière, j’ai voulu savoir si vous n’étiez plus souffrante.
Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre, l’un tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayant l’habitude, quand il venait chez Odette très tard, de reconnaître sa fenêtre à ce que c’était la seule éclairée entre les fenêtres toutes pareilles, il s’était trompé et avait frappé à la fenêtre suivante qui appartenait à la maison voisine. Il s’éloigna en s’excusant et rentra chez lui, heureux que la satisfaction de sa curiosité eût laissé leur amour intact et qu’après avoir simulé depuis si longtemps vis-à-vis d’Odette une sorte d’indifférence, il ne lui eût pas donné, par sa jalousie, cette preuve qu’il l’aimait trop, qui, entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez, celui qui la reçoit.
Il ne lui parla pas de cette mésaventure, lui-même n’y songeait plus. Mais, par moments, un mouvement de sa pensée venait en rencontrer le souvenir qu’elle n’avait pas aperçu, le heurtait, l’enfonçait plus avant et Swann avait ressenti une douleur brusque et profonde. Comme si ç’avait été une douleur physique, les pensées de Swann ne pouvaient pas l’amoindrir ; mais du moins la douleur physique, parce qu’elle est indépendante de la pensée, la pensée peut s’arrêter sur elle, constater qu’elle a diminué, qu’elle a momentanément cessé. Mais cette douleur-là, la pensée, rien qu’en se la rappelant, la recréait. Vouloir n’y pas penser, c’était y penser encore, en souffrir encore. Et quand, causant avec des amis, il oubliait son mal, tout d’un coup un mot qu’on lui disait le faisait changer de visage, comme un blessé dont un maladroit vient de toucher sans précaution le membre douloureux. Quand il quittait Odette, il était heureux, il se sentait calme, il se rappelait les sourires qu’elle avait eus, railleurs en parlant de tel ou tel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa tête qu’elle avait détachée de son axe pour l’incliner, la laisser tomber, presque malgré elle, sur ses lèvres, comme elle avait fait la première fois en voiture, les regards mourants qu’elle lui avait jetés pendant qu’elle était dans ses bras, tout en contractant frileusement contre l’épaule sa tête inclinée.
Mais aussitôt sa jalousie, comme si elle était l’ombre de son amour, se complétait du double de ce nouveau sourire qu’elle lui avait adressé le soir même — et qui, inverse maintenant, raillait Swann et se chargeait d’amour pour un autre — de cette inclinaison de sa tête mais renversée vers d’autres lèvres, et, données à un autre, toutes les marques de tendresse qu’elle avait eues pour lui. Et tous les souvenirs voluptueux qu’il emportait de chez elle étaient comme autant d’esquisses, de « projets » pareils à ceux que vous soumet un décorateur, et qui permettaient à Swann de se faire une idée des attitudes ardentes ou pâmées qu’elle pouvait avoir avec d’autres. De sorte qu’il en arrivait à regretter chaque plaisir qu’il goûtait près d’elle, chaque caresse inventée et dont il avait eu l’imprudence de lui signaler la douceur, chaque grâce qu’il lui découvrait, car il savait qu’un instant après, elles allaient enrichir d’instruments nouveaux son supplice.
Celui-ci était rendu plus cruel encore quand revenait à Swann le souvenir d’un bref regard qu’il avait surpris, il y avait quelques jours, et pour la première fois, dans les yeux d’Odette. C’était après dîner, chez les Verdurin. Soit que Forcheville sentant que Saniette, son beau-frère, n’était pas en faveur chez eux, eût voulu le prendre comme tête de Turc et briller devant eux à ses dépens, soit qu’il eût été irrité par un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire, et qui, d’ailleurs, passa inaperçu pour les assistants qui ne savaient pas quelle allusion désobligeante il pouvait renfermer, bien contre le gré de celui qui le prononçait sans malice aucune, soit enfin qu’il cherchât depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la maison quelqu’un qui le connaissait trop bien et qu’il savait trop délicat pour qu’il ne se sentît pas gêné à certains moments rien que de sa présence, Forcheville répondit à ce propos maladroit de Saniette avec une telle grossièreté, se mettant à l’insulter, s’enhardissant, au fur et à mesure qu’il vociférait, de l’effroi, de la douleur, des supplications de l’autre, que le malheureux, après avoir demandé à Mme Verdurin s’il devait rester, et n’ayant pas reçu de réponse, s’était retiré en balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait assisté impassible à cette scène, mais quand la porte se fut refermée sur Saniette, faisant descendre en quelque sorte de plusieurs crans l’expression habituelle de son visage, pour pouvoir se trouver dans la bassesse, de plain-pied avec Forcheville, elle avait brillanté ses prunelles d’un sourire sournois de félicitations pour l’audace qu’il avait eue, d’ironie pour celui qui en avait été victime ; elle lui avait jeté un regard de complicité dans le mal, qui voulait si bien dire : « voilà une exécution, ou je ne m’y connais pas. Avez-vous vu son air penaud ? il en pleurait », que Forcheville, quand ses yeux rencontrèrent ce regard, dégrisé soudain de la colère ou de la simulation de colère dont il était encore chaud, sourit et répondit :
— Il n’avait qu’à être aimable, il serait encore ici, une bonne correction peut être utile à tout âge.
Un jour que Swann était sorti au milieu de l’après-midi pour faire une visite, n’ayant pas trouvé la personne qu’il voulait rencontrer, il eut l’idée d’entrer chez Odette à cette heure où il n’allait jamais chez elle, mais où il savait qu’elle était toujours à la maison à faire sa sieste ou à écrire des lettres avant l’heure du thé, et où il aurait plaisir à la voir un peu sans la déranger. Le concierge lui dit qu’il croyait qu’elle était là ; il sonna, crut entendre du bruit, entendre marcher, mais on n’ouvrit pas. Anxieux, irrité, il alla dans la petite rue où donnait l’autre face de l’hôtel, se mit devant la fenêtre de la chambre d’Odette, les rideaux l’empêchaient de rien voir, il frappa avec force aux carreaux, appela ; personne n’ouvrit. Il vit que des voisins le regardaient. Il partit, pensant qu’après tout, il s’était peut-être trompé en croyant entendre des pas ; mais il en resta si préoccupé qu’il ne pouvait penser à autre chose. Une heure après, il revint. Il la trouva ; elle lui dit qu’elle était chez elle tantôt quand il avait sonné, mais dormait ; la sonnette l’avait éveillée, elle avait deviné que c’était Swann, elle avait couru après lui, mais il était déjà parti. Elle avait bien entendu frapper aux carreaux. Swann reconnut tout de suite dans ce dire un de ces fragments d’un fait exact que les menteurs pris de court se consolent de faire entrer dans la composition du fait faux qu’ils inventent, croyant y faire sa part et y dérober sa ressemblance à la Vérité. Certes quand Odette venait de faire quelque chose qu’elle ne voulait pas révéler, elle le cachait bien au fond d’elle-même. Mais dès qu’elle se trouvait en présence de celui à qui elle voulait mentir, un trouble la prenait, toutes ses idées s’effondraient, ses facultés d’invention et de raisonnement étaient paralysées, elle ne trouvait plus dans sa tête que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose, et elle rencontrait à sa portée précisément la chose qu’elle avait voulu dissimuler et qui étant vraie, était seule restée là. Elle en détachait un petit morceau, sans importance par lui-même, se disant qu’après tout c’était mieux ainsi puisque c’était un détail véritable qui n’offrait pas les mêmes dangers qu’un détail faux. « Ça du moins, c’est vrai, se disait-elle, c’est toujours autant de gagné, il peut s’informer, il reconnaîtra que c’est vrai, ce n’est toujours pas ça qui me trahira. » Elle se trompait, c’était cela qui la trahissait, elle ne se rendait pas compte que ce détail vrai avait des angles qui ne pouvaient s’emboîter que dans les détails contigus du fait vrai dont elle l’avait arbitrairement détaché et qui, quels que fussent les détails inventés entre lesquels elle le placerait, révéleraient toujours par la matière excédante et les vides non remplis, que ce n’était pas d’entre ceux-là qu’il venait. « Elle avoue qu’elle m’avait entendu sonner, puis frapper, et qu’elle avait cru que c’était moi, qu’elle avait envie de me voir, se disait Swann. Mais cela ne s’arrange pas avec le fait qu’elle n’ait pas fait ouvrir. »
Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il pensait que, livrée à elle-même, Odette produirait peut-être quelque mensonge qui serait un faible indice de la vérité ; elle parlait ; il ne l’interrompait pas, il recueillait avec une piété avide et douloureuse ces mots qu’elle lui disait et qu’il sentait (justement, parce qu’elle la cachait derrière eux tout en lui parlant) garder vaguement, comme le voile sacré, l’empreinte, dessiner l’incertain modelé, de cette réalité infiniment précieuse et hélas ! introuvable : — ce qu’elle faisait tantôt à trois heures, quand il était venu — de laquelle il ne posséderait jamais que ces mensonges, illisibles et divins vestiges, et qui n’existait plus que dans le souvenir receleur de cet être qui la contemplait sans savoir l’apprécier, mais ne la lui livrerait pas. Certes il se doutait bien par moments qu’en elles-mêmes les actions quotidiennes d’Odette n’étaient pas passionnément intéressantes, et que les relations qu’elle pouvait avoir avec d’autres hommes n’exhalaient pas naturellement d’une façon universelle et pour tout être pensant une tristesse morbide, capable de donner la fièvre du suicide. Il se rendait compte alors que cet intérêt, cette tristesse n’existaient qu’en lui comme une maladie, et que quand celle-ci serait guérie, les actes d’Odette, les baisers qu’elle aurait pu donner redeviendraient inoffensifs comme ceux de tant d’autres femmes. Mais que la curiosité douloureuse que Swann y portait maintenant n’eût sa cause qu’en lui n’était pas pour lui faire trouver déraisonnable de considérer cette curiosité comme importante et de mettre tout en œuvre pour lui donner satisfaction. C’est que Swann arrivait à un âge dont la philosophie — favorisée par celle de l’époque, par celle aussi du milieu où Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse des Laumes où il était convenu qu’on est intelligent dans la mesure où on doute de tout et où on ne trouvait de réel et d’incontestable que les goûts de chacun — n’est déjà plus celle de la jeunesse, mais une philosophie positive, presque médicale, d’hommes qui au lieu d’extérioriser les objets de leurs aspirations, essayent de dégager de leurs années déjà écoulées un résidu fixe d’habitudes, de passions qu’ils puissent considérer en eux comme caractéristiques et permanentes et auxquelles, délibérément, ils veilleront d’abord que le genre d’existence qu’ils adoptent puisse donner satisfaction. Swann trouvait sage de faire dans sa vie la part de la souffrance qu’il éprouvait à ignorer ce qu’avait fait Odette, aussi bien que la part de la recrudescence qu’un climat humide causait à son eczéma ; de prévoir dans son budget une disponibilité importante pour obtenir sur l’emploi des journées d’Odette des renseignements sans lesquels il se sentirait malheureux, aussi bien qu’il en réservait pour d’autres goûts dont il savait qu’il pouvait attendre du plaisir, au moins avant qu’il fût amoureux, comme celui des collections et de la bonne cuisine.
A suivre demain.
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