mercredi 2 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 23/53 - 3ème jour - None

 

Le nom de la Rose

Lu par François Berland

23/53

Troisième jour None


Où Guillaume parle à Adso du grand fleuve hérétique, de la fonction des simples dans l’Église, de ses doutes sur la possibilité de connaître des lois générales, et presque incidemment raconte comment il a déchiffré les signes nécromantiqu laissés par Venantius.


Je trouvai Guillaume dans la forge, qui travaillait avec Nicolas, l’un et l’autre fort absorbés par leur ouvrage. Ils avaient disposé sur l’établi quantité de minuscules disques de verre, sans doute déjà prêts à être insérés dans les jointures d’un vitrail, et ils en avaient réduit quelques-uns avec les instruments appropriés à l’épaisseur voulue. Guillaume les essayait en se les mettant devant les yeux. Nicolas de son côté donnait des dispositions aux forgerons pour qu’ils construisissent la fourche où les bons verres devraient ensuite être enchâssés. Guillaume bougonnait, irrité parce que jusqu’à présent le verre qui le satisfaisait le mieux était couleur émeraude et lui, disait-il, il ne voulait pas prendre les parchemins pour des prairies. Nicolas s’éloigna pour surveiller les forgerons. Tandis qu’il se démenait avec ses petits disques, je racontai à Guillaume mon dialogue avec Salvatore. 

« L’homme a eu différentes expériences, dit-il, peut-être a-t-il réellement été avec les dolciniens. Cette abbaye est un vrai microcosme ; quand nous aurons ici les légats de pape Jean et frère Michel, nous serons vraiment au complet. 

— Maître, lui dis-je, moi, je ne comprends plus rien. 

— À propos de quoi, Adso ? 

— D’abord, au sujet des différences entre groupes hérétiques. Mais cela, je vous le demanderai après. Maintenant je suis affligé du problème même de la différence. J’ai eu l’impression qu’en parlant avec Ubertin vous tentiez de lui démontrer qu’ils sont tous égaux, saints et hérétiques. Et au contraire, en parlant avec l’Abbé vous vous efforciez de lui expliquer la différence entre hérétique et hérétique, et entre hérétique et orthodoxe. En somme, vous reprochiez à Ubertin de considérer comme différents ceux qui au fond étaient égaux, et à l’Abbé de considérer comme égaux ceux qui au fond étaient différents. » 

Guillaume posa un instant les verres sur la table. 

« Mon bon Adso, dit-il, cherchons à poser des distinctions, et distinguons donc dans les termes des écoles de Paris. Alors, disent-ils là-haut, tous les hommes ont une même forme substantielle, ou je me trompe ? 

— Certes, dis-je, fier de mon savoir, ce sont des animaux, mais rationnels, et leur propre est d’être capables de rire. 

— Fort bien. Pourtant Thomas est différent de Bonaventure, et Thomas est gros tandis que Bonaventure est maigre, et il peut même arriver que Uguccione de Lodi soit méchant tandis que François d’Assise est bon, et Aldemaro est flegmatique tandis qu’Agilulfo est bilieux. Ou non ? 

— Aucun doute, c’est ainsi. 

— Et alors cela signifie qu’il y a identité, en des hommes différents, quant à leur forme substantielle et différence quant aux accidents, autrement dit quant à leurs terminaisons superficielles. 

— À coup sûr il en va ainsi. 

— Et alors quand je dis à Ubertin que la nature même de l’homme, dans la complexité de ses opérations, préside tant à l’amour du bien qu’à l’amour du mal, je cherche à convaincre Ubertin de l’identité de la nature humaine. Quand ensuite je dis à l’Abbé qu’il y a différence entre un cathare et un vaudois, j’insiste sur la variété de leurs accidents. Et j’insiste parce qu’il arrive qu’on brûle un vaudois en lui attribuant les accidents d’un cathare et vice versa. Et quand on brûle un homme, on brûle sa substance individuelle, et on réduit à pur néant ce qui était un acte concret d’exister, en cela même bon, au moins aux yeux de Dieu qui le maintenait à l’être. Cela ne te semble-t-il pas une bonne raison pour insister sur les différences ? 

— Si, maître, répondis-je avec enthousiasme. Et maintenant j’ai compris pourquoi vous parlez de la sorte, et j’apprécie votre bonne philosophie ! 

— Ce n’est pas la mienne, dit Guillaume, et je ne sais pas même si c’est la bonne. Mais l’important, c’est que tu aies compris. Voyons à présent ta seconde question. 

— C’est que, dis-je, je crois être un bon à rien. Je ne parviens plus à distinguer la différence accidentelle entre vaudois cathares, pauvres de Lyon, humiliés, béguins, bougres, lombards, joachimites, patarins, apostoliques, pauvres de Lombardie, disciples d’Arnaud, de Guillaume, disciple du libre esprit et lucifériens. Comment m’y prendre ? 

— Oh ! pauvre Adso, rit Guillaume en me donnant une petite tape affectueuse sur la nuque, tu n’as point tort, sais-tu ! Tu vois, comme si dans les deux derniers siècles, et encore avant, notre monde avait été parcouru par des souffles d’intolérance, espérance et désespérance tout ensemble… Ou bien non, ce n’est pas une bonne analogie. Pense à un fleuve, dense et majestueux, qui coule sur des milles et des milles entre les digues robustes, et tu sais où est le fleuve, où la digue, où la terre ferme. À un certain point, le fleuve, de lassitude, parce qu’il a coulé pendant trop de temps et sur trop d’espace, parce que s’approche la mer, qui annule en soi tous les fleuves, ne sait plus ce qu’il est. Il devient son propre delta. Il reste peut-être un bras majeur, d’où beaucoup d’autres se ramifient, dans toutes les directions, et certains reconfluent les uns dans les autres, et tu ne sais plus ce qui est à l’origine de ce qui est, et parfois tu ne sais plus ce qui est fleuve encore, et ce qui est déjà mer… 

— Si je comprends votre allégorie, le fleuve est la cité de Dieu, ou le royaume des justes, qui s’approche du millénaire, et dans cette incertitude il ne tient plus dans ses digues, naissent de faux et de vrais prophètes et tout conflue dans la grande plaine où aura lieu l’Armagédon… 

— Je ne songeais pas précisément à cela. Mais il est bien vrai que chez nous, franciscains, l’idée d’un Troisième Age et de l’avènement du règne de l’Esprit Saint est toujours vive. Non, je cherchais plutôt à te faire entendre comment le corps de l’Église, qui a été aussi pendant des siècles le corps de la société tout entière, le peuple de Dieu, est devenu trop riche, et dense, et entraîne avec lui les scories de tous les pays qu’il a traversés, et a perdu sa pureté première. Les bras du delta sont, si tu veux, autant de tentatives du fleuve de courir le plus vite possible vers la mer, autrement dit, vers le moment de la purification. Mais mon allégorie était imparfaite, elle servait seulement à te dire combien les bras de l’hérésie et des mouvements de renouvellement, quand le fleuve ne tient plus, sont nombreux, et se confondent. Tu peux même ajouter à ma piètre allégorie l’image de quelqu’un qui tente de reconstruire de vive force les digues du fleuve, mais sans succès. Et quelques bras du delta sont peu à peu enterrés, d’autres ramenés au fleuve par des canaux artificiels, d’autres encore on les laisse couler, parce qu’on ne peut pas tout retenir et qu’il est bon que le fleuve perde une partie de son eau s’il veut se garder intègre dans son cours, s’il veut avoir un cours reconnaissable. 

— Je comprends de moins en moins. 

— Moi aussi. La parabole n’est pas mon fort. Oublie cette histoire de fleuve. Cherche plutôt à comprendre comment il se fait que beaucoup des mouvements que tu as nommés sont nés il y a au moins deux cents ans et sont déjà morts, que d’autres sont récents… 

— Mais quand on parle d’hérétiques, on les met tous dans le même panier. 

— C’est vrai, mais c’est là un des modes de diffusion de l’hérésie et un des modes de sa destruction. 

— Je ne comprends plus de nouveau. 

— Mon Dieu, que c’est difficile. Bon. Mets-toi dans la peau d’un réformateur des moeurs : tu réunis une poignée de compagnons sur la cime d’un mont, pour vivre dans la pauvreté. Et peu après tu vois que beaucoup viennent à toi, même de terres lointaines, et te considèrent comme un prophète, ou un nouvel apôtre, et te suivent. Viennent-ils vraiment pour toi ou pour ce que tu dis ? 

— Je ne sais pas, je l’espère. Pour quoi, sinon ? 

— Parce qu’ils ont entendu de la bouche de leurs pères des histoires d’autres réformateurs, et des légendes de communautés plus ou moins parfaites, et ils pensent que celle-ci est celle-là et cellelà, celle-ci. 

— Ainsi tout mouvement hérite des enfants d’autrui. 

— Certes, parce qu’y affluent en grande partie les simples, qui n’ont pas de finesse doctrinale. Et pourtant les mouvements de réforme des moeurs naissent en des lieux différents, de façon différente et prennent leurs racines dans différentes doctrines. Par exemple, on confond souvent les cathares et les vaudois. Mais entre eux, c’est le jour et la nuit. Les vaudois prêchaient une réforme des moeurs à l’intérieur de l’Église, les cathares prêchaient une Église différente, une vision de Dieu et de la morale différente. Les cathares pensaient que le monde était divisé entre les forces opposées du bien et du mal, et ils avaient constitué une Église où l’on distinguait les parfaits des simples croyants, et ils avaient leurs sacrements et leurs rites ; ils avaient établi une hiérarchie très rigide, presque dans la même mesure que notre sainte mère l’Église et ils ne songeaient nullement à détruire toute forme de pouvoir. Ce qui t’explique pourquoi des hommes de commandement, des gros propriétaires, des feudataires adhérèrent aux cathares. Ils ne songeaient pas non plus à réformer le monde, parce que l’opposition entre bien et mal pour eux ne pourra jamais se réduire. Les vaudois, au contraire (et avec eux les disciples d’Arnaud ou les pauvres de Lombardie), voulaient bâtir un monde différent sur un idéal de pauvreté ; ils accueillaient ainsi les déshérités, et vivaient, en communauté, du travail de leurs mains. Les cathares refusaient les sacrements de l’Église, pas les vaudois qui refusaient seulement la confession auriculaire. 

— Mais alors pourquoi les confond-on et en parle-t-on comme de la même male plante ? 

— Je te l’ai dit, ce qui les fait vivre c’est aussi ce qui les fait mourir. Ils s’enrichissent de simples qui ont été stimulés par d’autres mouvements et qui croient qu’il s’agit toujours du même mouvement de révolte et d’espérance ; et ils sont détruits par les inquisiteurs qui attribuent aux uns les fautes des autres, et si les sectateurs d’un mouvement ont commis un crime, ce crime sera attribué à chacun des sectateurs de chacun des mouvements. Les inquisiteurs ont tort selon la raison, parce qu’ils assemblent dans le même fagot des doctrines contrastantes ; ils ont raison selon le tort des autres, car dès l’instant où naît un mouvement, des disciples d’Arnaud par exemple, dans une ville, y convergent aussi ceux qui auraient été ou avaient été cathares ou vaudois ailleurs. Les apôtres de fra Dolcino prêchaient la destruction physique des clercs et des seigneurs, et commirent quantité de violences ; les vaudois sont contraires à la violence, et les fraticelles aussi. Mais je suis certain qu’au temps de fra Dolcino convergèrent dans son groupe beaucoup de ceux qui avaient déjà suivi la prédication des fraticelles ou des vaudois. Les simples ne peuvent pas choisir leur hérésie, Adso, ils s’agrippent à qui prêche dans leur contrée, à qui passe par le village ou traverse la place. C’est sur cela que tablent leurs ennemis. Présenter aux yeux du peuple une seule hérésie, qui ira même jusqu’à conseiller tout à la fois et le refus du plaisir sexuel et la communion des corps, c’est de bonne règle pour un prédicateur : parce qu’on montre les hérétiques comme un unique embrouillamini de diaboliques contradictions qui offensent le sens commun. 

— Il n’y a donc pas de rapport entre eux, et ce n’est que par ruse du démon qu’un simple qui eût voulu être joachimite ou spirituel tombe entre des mains de cathares ou vice versa ? 

— Eh non, il n’en va pas ainsi. Essayons de recommencer du début, Adso, et je t’assure que je tente de t’expliquer quelque chose dont moi non plus je ne crois pas posséder la vérité. Je pense que l’erreur est de croire que d’abord vient l’hérésie, et ensuite les simples qui s’y donnent (et s’y damnent). En vérité, viennent d’abord la condition des simples, et ensuite l’hérésie. 

— Et comment cela ? 

— Tu as une vision claire de la construction du peuple de Dieu. Un grand troupeau, des brebis bonnes, et des brebis méchantes, surveillées par des mâtins, des guerriers, autrement dit le pouvoir temporel, l’empereur et les seigneurs, sous la houlette des pasteurs, les clercs, les interprètes de la parole divine. L’image est limpide. 

— Mais elle n’est pas vraie. Les pasteurs luttent avec les chiens car chacun des deux partis veut les droits de l’autre. 

— C’est vrai, et c’est cela précisément qui rend la nature du troupeau imprécise. Perdus comme ils le sont à se déchirer tour à tour, chiens et pasteurs n’ont plus cure du troupeau, dont une part reste exclue. 

— Comment exclue ? 

— En marge. Les paysans ne sont pas des paysans, parce qu’ils n’ont pas de terre ou parce que celle qu’ils ont ne les nourrit pas. Les citadins ne sont pas des citadins, parce qu’ils n’appartiennent ni à un art ni à une autre corporation, ils sont le menu peuple, la proie de tous. Tu as vu parfois dans les campagnes des groupes de lépreux ? 

— Oui, une fois j’en vis cent ensemble. Difformes, la chair en décomposition et toute blanchâtre, sur leurs béquilles, les paupières enflées, les yeux sanguinolents, ils ne parlaient ni ne criaient : ils couinaient, comme des rats. 

— Ils sont pour le peuple chrétien les autres, ceux qui se trouvent en marge du troupeau. Le troupeau les hait, eux haïssent le troupeau. Ils nous voudraient tous morts, tous lépreux comme eux. 

— Oui, je me rappelle une histoire de roi Marc qui devait condamner Iseult la belle et la faisait monter sur le bûcher, quand arrivèrent les lépreux qui dirent au roi que le bûcher était une peine bien légère et qu’il en existait une bien plus lourde. Et ils lui crièrent : donne-nous Iseult, qu’elle nous appartienne à nous tous, le mal allume nos désirs, donne-la à tes lépreux, vois, nos hardes collent à nos plaies qui suintent, elle qui auprès de toi prenait plaisir aux riches étoffes doublées de vair et de bijoux, quand elle verra ta cour des lépreux, quand elle devra entrer dans nos masures et se coucher avec nous, alors elle reconnaîtra vraiment son péché et regrettera ce beau feu de ronces ! 

— Je vois que pour être un novice de saint Benoît, tu n’en as pas moins de curieuses lectures », railla Guillaume, et moi je rougis, car je savais qu’un novice ne devrait pas lire des romans d’amour, mais entre nous, jeunes gars, ils circulaient au monastère de Melk et nous les lisions la nuit à la lumière d’une chandelle. Peu importe, reprit Guillaume, tu as compris ce que je voulais dire. Les lépreux exclus voudraient entraîner tout le monde dans leur ruine. Et ils deviendront d’autant plus méchants que tu les excluras davantage, et plus tu te les représentes comme une cour de lémures qui veulent ta ruine, plus ils seront exclus. Saint François le comprit parfaitement, et son choix premier fut d’aller vivre parmi les lépreux. Point ne change le peuple de Dieu si on ne réintègre dans son corps les émarginés. Mais vous parliez d’autres exclus, ce ne sont pas les lépreux qui composent les mouvements hérétiques. Le troupeau est comme une série de cercles concentriques, depuis les plus larges distances du troupeau jusqu’à sa périphérie immédiate. Les lépreux sont le signe de l’exclusion en général. Saint François l’avait compris. Il ne voulait pas seulement aider les lépreux, car son action se serait réduite à un bien pauvre et impuissant acte de charité. Il voulait signifier autre chose. T’a-t-on raconté son prêche aux oiseaux ? 

— Oh oui, j’ai entendu cette très belle histoire et j’ai admiré le saint qui jouissait de la compagnie de ces tendres créatures de Dieu, dis-je avec grande ferveur. 

— Eh bien, on t’a raconté une histoire fausse, autrement dit l’histoire que l’ordre est en train de reconstruire aujourd’hui. Quand François parla au peuple de la ville et à ses magistrats et qu’il vit que ceux-ci ne le comprenaient pas, il sortit vers le cimetière et se mit à prêcher aux corbeaux et aux pies, aux éperviers, à des oiseaux de proie qui se nourrissaient de cadavres. 

— Quelle horreur, dis-je, il ne s’agissait donc pas de doux passereaux ! 

— C’étaient des oiseaux de proie, des oiseaux exclus, comme les lépreux. François pensait sûrement à ce verset de l’Apocalypse qui dit : « Je vis un Ange, debout sur le soleil, crier d’une voix puissante à tous les oiseaux qui volent à travers le ciel : Venez, ralliez le grand festin de Dieu ! Vous y avalerez chairs de roi, et chairs de grands capitaines, et chairs de héros, et chairs de chevaux avec leurs cavaliers, et chairs de toutes gens, libres et esclaves, petits et grands ! » 

— François voulait-il donc inciter les exclus à la révolte ? 

— Non, ce fut plutôt l’oeuvre de Dolcino et des siens. François voulait rappeler les exclus, prêts à la révolte, pour faire partie du peuple de Dieu. Pour recomposer le troupeau, il fallait retrouver les exclus. François n’a pas réussi, et je te le dis avec amertume. Pour réintégrer les exclus il devait agir à l’intérieur de l’Église, pour agir à l’intérieur de l’Église il devait obtenir la reconnaissance de sa règle, dont il sortirait un ordre, et un ordre, comme il arriva, aurait recomposé l’image d’un cercle, au bord duquel se trouvent les exclus. Et alors tu comprends, maintenant, pourquoi il y a les bandes des fraticelles et des joachimites, qui rassemblent aujourd’hui autour d’eux les exclus, une fois de plus. 

— Mais nous n’étions pas en train de parler de François, plutôt de l’hérésie comme produit des simples et des exclus. 

— En effet. Nous parlions des exclus du troupeau des brebis. Des siècles durant, tandis que le pape et l’empereur se déchiraient dans leurs diatribes de puissants, ils ont continué à vivre en marge, eux les vrais lépreux dont les lépreux ne sont que la figure placée là par Dieu pour que nous comprenions cette admirable parabole, et disant “lépreux” nous comprenions : “exclus, pauvres, simples, déshérités, déracinés des campagnes, humiliés dans les villes”. Nous n’avons pas compris, le mystère de la lèpre est demeuré pour nous une obsession parce que nous n’en avons pas reconnu la nature de signe. Exclus qu’ils étaient du troupeau, ces derniers ont été prêts à écouter, ou à produire, toute prédication qui, se référant à la parole de Christ, mettrait de fait sous accusation le comportement des chiens et des pasteurs, et promettrait qu’un jour ils seraient punis. Cela, les puissants l’ont toujours compris. La réintégration des exclus imposait la réduction de leurs privilèges, raison pour quoi les exclus qui prenaient conscience de leur exclusion se voyaient taxés d’hérétiques, indépendamment de leur doctrine. Et eux, de leur côté, aveuglés par leur exclusion, n’étaient au vrai intéressés par aucune doctrine. L’illusion de l’hérésie, c’est ça. Tout un chacun est hérétique, tout un chacun est orthodoxe, la foi qu’un mouvement offre ne compte pas, compte l’espérance qu’il propose. Toutes les hérésies sont le pennon d’une réalité de l’exclusion. Gratte l’hérésie, tu trouveras le lépreux. Chaque bataille contre l’hérésie ne tend qu’à ça : que le lépreux reste tel. Quant aux lépreux que veux-tu leur demander ? Qu’ils distinguent dans le dogme trinitaire ou dans la définition de l’eucharistie ce qui est juste de ce qui est erroné ? Allons, Adso, ce sont là jeux pour nous, hommes de doctrine. Les simples ont d’autres chats à fouetter. Et remarque que leurs problèmes, ils les résolvent tous d’une façon bancale. Ainsi deviennent-ils des hérétiques. 

— Mais pourquoi certains les appuient-ils ? 

— Parce qu’ils servent leur jeu, qui rarement concerne la foi, et plus souvent la conquête du pouvoir. 

— C’est pour cela que l’Église de Rome accuse d’hérésie tous ses adversaires ? 

— C’est pour cela, et c’est pour cela qu’elle reconnaît comme orthodoxie l’hérésie qu’elle peut remettre sous son propre contrôle, ou qu’elle doit accepter parce qu’elle est devenue trop forte, et qu’il ne serait pas bon de l’avoir comme antagoniste. Mais il n’est point de règle précise, cela dépend des hommes, des circonstances. Ce qui vaut aussi pour les seigneurs laïcs. Il y a cinquante ans, la commune de Padoue émit une ordonnance où il était dit que qui tuait un clerc se voyait condamné à l’amende d’un gros denier… 

— Rien ! 

— Précisément. Façon d’encourager la haine populaire contre les clercs. La ville était en lutte avec l’évêque. Alors, tu comprends pourquoi, jadis, à Crémone les fidèles de l’empire aidèrent les cathares, pas pour des raisons de foi, mais pour mettre en embarras É l’Église de Rome. Parfois les magistratures citadines encouragent les hérétiques parce qu’ils traduisent l’Évangile en langue vulgaire : le vulgaire est désormais la langue des villes, le latin la langue de Rome et des monastères. Ou encore, ils appuient les vaudois parce qu’ils affirment que tous, hommes et femmes, petits et grands, peuvent enseigner et prêcher ; et l’ouvrier qui est disciple, dix jours plus tard cherche son pair pour devenir son maître… 

— Et ce faisant, ils éliminent la différence qui rend irremplaçables les clercs ! Mais alors comment se fait-il donc que ces mêmes magistratures citadines se révoltent contre les hérétiques et prêtent main-forte à l’Église pour les faire brûler ? 

— Parce qu’ils se rendent compte que leur expansion ira jusqu’à mettre en crise les privilèges des laïcs qui parlent en vulgaire. Au concile du Latran de 1179 (tu vois que ce sont des histoires qui remontent à presque deux cents années), Walter Map mettait déjà en garde contre ce qui adviendrait si l’on donnait crédit à ces hommes idiots et illettrés qu’étaient les vaudois. Il dit, s’il m’en souvient bien, qu’ils n’ont aucune demeure fixe, circulent pieds nus sans rien posséder, mettant tout en commun, suivant nus Christ nu ; ils commencent maintenant sur ce mode très humble car ils sont exclus, mais si on leur laisse trop d’espace, ils chasseront tout le monde. C’est d’ailleurs pour cela que les villes ont favorisé les ordres mendiants, et nous franciscains en particulier : parce que nous permettions d’établir un rapport harmonieux entre besoins de pénitence et vie citadine, entre l’Église et les bourgeois qui s’intéressaient à leurs marchés… 

— On a atteint l’harmonie, alors, entre l’amour de Dieu et l’amour des trafics ? 

— Non, les mouvements de renouvellement spirituel se sont bloqués, ils se sont canalisés dans les limites d’un ordre reconnu par le pape. Mais ce qui serpentait dans l’ombre n’a pas été canalisé. Cela a fini d’un côté dans les mouvements des flagellants qui ne font de mal à personne, dans les bandes armées comme celles de fra Dolcino, dans les rites de sorcellerie comme ceux des frères de Montfaucon dont parlait Ubertin… 

— Mais qui avait raison, qui a raison, à qui la faute ? 

— Tous avaient leurs raisons, ils se sont tous trompés. 

— Mais vous, criai-je presque dans un élan de rébellion, pourquoi ne prenez-vous pas position, pourquoi ne me dites-vous pas où est la vérité ? » 

Guillaume resta un bon moment en silence, élevant vers la lumière le verre auquel il travaillait. Puis il l’abaissa sur la table et me montra, à travers la structure vitreuse, un fer de travail : 

« Regarde, me dit-il, que vois-tu ? » 

— Le fer, un peu plus grand. 

— Voilà, le maximum qu’on puisse faire, c’est regarder mieux. 

— Mais c’est toujours le même fer ! 

— Le manuscrit de Venantius aussi sera toujours le même manuscrit quand j’aurai pu le lire grâce à ce verre. Mais sans doute, quand j’aurai lu le manuscrit, connaîtrai-je mieux une partie de la vérité. Et peut-être pourrons-nous rendre meilleure la vie de l’abbaye. 

— Mais cela ne suffit pas ! 

— Je t’en dis plus qu’il ne semble, Adso. Ce n’est pas la première fois que je te parle de Roger Bacon. Ce ne fut peut-être pas l’homme le plus sage de tous les temps, mais moi j’ai toujours été fasciné par l’espérance qui animait son amour pour la science. Bacon croyait à la force, aux besoins, aux inventions spirituelles des simples. Il n’eût pas été un bon franciscain s’il n’avait pas pensé que les pauvres, les déshérités, les idiots et les illettrés parlent souvent avec la bouche de Notre Seigneur. S’il avait pu les connaître de près, il aurait été plus attentif aux fraticelles qu’aux provinciaux de l’ordre. Les simples ont quelque chose de plus que les docteurs, qui souvent se perdent à la recherche des lois les plus générales. Ils ont l’intuition de l’individuel. Mais cette intuition, toute seule, ne suffit pas. Les simples éprouvent une vérité à eux, peut-être plus vraie que celle des Pères de l’Église, mais ensuite ils la consument en gestes irréfléchis. Que faut-il faire ? Donner la science aux simples ? Trop facile, ou trop difficile. Et puis quelle science ? Celle de la bibliothèque d’Abbon ? Les maîtres franciscains se sont posé ce problème. Le grand Bonaventure disait que les sages doivent amener à une clarté conceptuelle la vérité implicite dans les gestes des simples… 

— Comme le chapitre de Pérouse et les doctes mémoires d’Ubertin qui transforment en décisions théologiques l’appel des simples à la pauvreté, dis-je. 

— Oui, mais tu l’as vu, cette transformation a lieu en retard et, quand elle a lieu, la vérité des simples s’est déjà transformée en la vérité des puissants, bonne davantage pour l’empereur Louis que pour un frère de pauvre vie. Comment rester proche de l’expérience des simples en en gardant, pour ainsi dire, la vertu opérative, la capacité d’opérer pour la transformation et l’amélioration de leur monde ? C’était le problème de Bacon : “Quod enim laicali ruditate turgescit non habet ef ectum nisi fortuito”, disait-il. L’expérience des simples a des issues sauvages et incontrôlables. “Sed opera sapientiae certa lege vallantur et in finem debitum ef icaciter diriguntur ” Ce qui revient à dire que, fût-ce dans la direction des choses pratiques, qu’il s’agisse de la mécanique, de l’agriculture ou du gouvernement d’une ville, il faut une sorte de théologie. Il pensait que la nouvelle science de la nature devait être la nouvelle grande entreprise des doctes pour coordonner, à travers une connaissance différente des processus naturels, les besoins élémentaires qui constituaient aussi l’accumulation désordonnée, mais à sa façon réelle et juste, des espoirs des simples. La nouvelle science, la nouvelle magie naturelle. À part que pour Bacon cette entreprise devait être dirigée par l’Église et je crois que tels étaient ses voeux parce qu’à son époque la communauté des clercs s’identifiait avec la communauté des savants. Aujourd’hui, il n’en va plus ainsi, il naît des savants en dehors des monastères, et des cathédrales, et même des universités. Vois dans ce pays par exemple, le plus grand philosophe de notre siècle n’a pas été un moine, mais un apothicaire. Je veux parler de ce Florentin dont tu auras entendu nommer le poème, que pour ma part je n’ai jamais lu parce que je ne comprends pas son vulgaire, et d’après ce que j’en sais je ne l’aimerais pas beaucoup car il y extravague sur des affaires fort éloignées de notre expérience. Mais il a écrit, je crois, les choses les plus sages qu’il nous soit donné de comprendre sur la nature des éléments et du cosmos tout entier, et sur la direction des États. Ainsi je pense que, comme mes amis et moi-même jugeons qu’aujourd’hui, pour la conduite des affaires humaines, il ne revient pas à l’Église, mais à l’assemblée du peuple de légiférer, de même dans le futur il reviendra à la communauté des doctes de proposer cette toute nouvelle et humaine théologie qui est philosophie naturelle et magie positive. 

— Un bel exploit, dis-je, mais est-ce possible ? 

— Bacon y croyait. 

— Et vous ? 

— Moi aussi, j’y croyais. Mais pour y croire, il faudra être sûr que les simples ont raison parce qu’ils possèdent l’intuition de l’individuel, l’unique qui vaille. Cependant, si l’intuition de l’individuel, est l’unique qui vaille, comment la science pourra-t-elle arriver à recomposer les lois universelles à travers lesquelles, et par l’interprétation desquelles, la bonne magie devient opérante ? 

— Eh oui, dis-je, comment le pourra-t-elle ? 

— Je ne le sais plus. J’ai eu tant de discussions à Oxford avec mon ami Guillaume d’Occam, qui est maintenant en Avignon. Il a semé de doutes mon esprit. Car si la seule intuition de l’individuel est juste, le fait que des causes du même genre aient des effets du même genre est une proposition difficile à soutenir. Un même corps peut être froid ou chaud, doux ou amer, humide ou sec, dans un lieu – et pas dans un autre. Comment puis-je découvrir le lien universel qui met de l’ordre dans les choses, si je ne puis bouger le petit doigt sans créer une infinité de nouveaux états, puisqu’avec un tel mouvement toutes les relations de position entre mon doigt et tous les autres objets changent ? Les relations sont les manières dont mon esprit perçoit le rapport entre états singuliers, mais quelle garantie peut-on avoir que cette manière est universelle et stable ? 

— Vous savez pourtant qu’à une certaine épaisseur de verre correspond une certaine puissance de vision, et c’est parce que vous le savez que vous pouvez fabriquer à présent des verres pareils à ceux que vous avez perdus, sinon comment le pourriez-vous ? 

— Réponse pénétrante, Adso. J’ai en effet élaboré cette proposition, qu’à épaisseur égale doit correspondre une égale puissance de vision. Je l’ai émise parce que d’autres fois j’ai eu des intuitions individuelles du même type. Il est certes connu à qui expérimente la propriété curative des herbes, que tous les individus herbacés de la même nature ont chez le patient, pareillement disposé, des effets de même nature, et donc l’expérimentateur formule la proposition que chaque herbe de tel type est bonne pour le fébricitant, ou que chaque verre de tel type magnifie pareillement la vision de l’oeil. La science dont parlait Bacon roule indubitablement sur ces propositions. Attention, je parle de propositions sur les choses, non pas de choses. La science a affaire avec les propositions et ses termes, et les termes désignent des choses singulières. Tu comprends, Adso, je dois croire que ma proposition fonctionne, parce que je l’ai apprise en me fondant sur l’expérience, mais pour le croire je devrais supposer qu’il existe des lois universelles, et pourtant je ne peux en parler, car le concept même qu’il existe des lois universelles, et un ordre donné des choses, impliquerait que Dieu en fût prisonnier, tandis que Dieu est chose si absolument libre que, s’il le voulait, et d’un seul acte de sa volonté, le monde serait autrement. 

— Or donc, si je comprends bien, vous faites, et vous savez pourquoi vous faites, mais vous ne savez pas pourquoi vous savez que vous savez ce que vous faites ? Je dois dire non sans orgueil que Guillaume me regarda avec admiration : 

« Il en va sans doute ainsi. De toute façon cela te dit pourquoi je me sens aussi peu sûr de ma vérité, même si j’y crois. 

— Vous êtes plus mystique qu’Ubertin ! dis-je malicieusement. 

— Peut-être. Mais comme tu vois, je travaille sur les choses de nature. Et même dans l’enquête que nous menons, je ne veux pas savoir qui est bon et qui est méchant, mais qui a été dans le scriptorium hier soir, qui a dérobé mes lunettes, qui a laissé sur la neige les empreintes d’un corps qui traîne un autre corps, et où se trouve Bérenger. Ce sont là des faits, ensuite j’essaierai de les rattacher les uns aux autres, dans la mesure du possible, car il est malaisé de dire quel effet est donné par quelle cause ; il suffirait de l’intervention d’un ange pour tout changer, alors il ne faut pas s’étonner si on ne peut démontrer qu’une chose est la cause d’une autre chose. Même s’il faut toujours tenter, comme je suis en train de le faire. 

— C’est une vie difficile que la vôtre, dis-je. 

— Mais j’ai trouvé Brunel, s’exclama Guillaume, en faisant allusion à ses déductions sur le cheval de l’avant-veille. 

— Alors il y a un ordre du monde ! criai-je triomphant. 

— Alors il y a un peu d’ordre dans ma pauvre tête », répondit Guillaume. 

À cet instant revint Nicolas portant une fourche presque terminée et nous la montrant comme un trophée. 

« Et quand il y aura cette fourche sur mon pauvre nez, dit Guillaume, peut-être que ma tête sera encore plus ordonnée. » 

Un novice arriva pour nous informer que l’Abbé voulait voir Guillaume et l’attendait dans le jardin. Mon maître fut contraint de remettre ses expériences à plus tard et nous nous hâtâmes vers le lieu du rendez-vous. Chemin faisant, Guillaume se flanqua une tape au front, comme s’il ne se souvenait qu’à l’instant de quelque chose qu’il avait complètement oublié. 

« À propos, dit-il, j’ai déchiffré les signes cabalistiques de Venantius. 

— Tous ? ! Quand ? 

— Quand tu dormais. Et cela dépend de ce que tu entends par tous. J’ai déchiffré les signes apparus à la flamme, ceux que tu as recopiés. Les notes en grec doivent attendre que j’aie de nouveaux verres. 

— Alors ? Il s’agissait du secret du finis Africae ? 

— Oui, et la clef était assez facile. Venantius disposait des douze signes zodiacaux et de huit signes pour les cinq planètes, les deux luminaires et la terre. Vingt signes en tout. Suffisamment pour y associer les lettres de l’alphabet latin, vu que tu peux utiliser la même lettre pour exprimer le son des deux initiales de unum et de velut. L’ordre des lettres, nous le savons. Quel pouvait être l’ordre des signes ? J’ai pensé à l’ordre des ciels, en plaçant le cadran zodiacal à l’extrême périphérie. Donc, Terre, Lune, Mercure, Vénus, Soleil, et caetera, et puis à la file les signes zodiacaux dans leur suite traditionnelle, tels que les classifie aussi Isidore de Séville, à commencer par le Bélier et par le solstice de printemps, pour finir avec les Poissons. Maintenant si tu essaies d’appliquer cette clef, voilà que le message de Venantius acquiert un sens. » 

Il me montra le parchemin sur lequel il avait transcrit le message en grandes lettres latines : Secretum finis Africae manus supra idolum age primum et septimum de quatuor

« C’est clair ? demanda-t-il. 

— La main sur l’idole opère sur le premier et sur le septième des quatre… répétai-je en branlant du chef. C’est loin d’être clair ! 

— Je le sais. Il faudrait avant tout savoir ce que Venantius entendait par idolum. Une image, un fantôme, une figure ? Et puis, que peuvent bien être ces quatre qui ont un premier et un septième ? Et que faut-il en faire ? Les bouger, les pousser, les tirer ? 

— Alors nous ne savons rien et nous en sommes au point de départ », dis-je tout désappointé. 

Guillaume s’arrêta et me regarda d’un air fort peu bienveillant. 

« Mon garçon, dit-il, tu as devant toi un pauvre franciscain qui, avec ses modestes connaissances et ce tantinet d’habileté qu’il doit à l’infinie puissance du Seigneur, a réussi en quelques heures à déchiffrer une écriture secrète dont son auteur était certain qu’elle apparaîtrait hermétique à tout le monde, lui excepté… et toi, misérable fripouille illettrée, tu te permets de dire que nous en sommes au point de départ ? » 

Je m’excusai avec beaucoup de gaucherie. J’avais blessé la vanité de mon maître, tout en sachant fort bien comme il était fier de la rapidité et de la sûreté de ses déductions. Guillaume avait vraiment accompli une tâche digne d’admiration et il n’en allait pas de sa faute si le très astucieux Venantius avait non seulement caché sa découverte sous les dehors d’un obscur alphabet zodiacal, mais aussi élaboré une indéchiffrable énigme. 

« Peu importe, peu importe, ne t’excuse pas, m’interrompit Guillaume. Au fond tu as raison, nous en savons encore trop peu. Allons. » 

 

Demain Le nom de la Rose – 24 3ème jour Vêpres

 

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