mardi 15 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 36/53 - 5ème jour - Prime

 Le nom de la Rose

36/53

5ème jour – Prime

Lu par François Berland


 

Où a lieu une fraternelle discussion sur la pauvreté de Jésus.


Le coeur agité par mille angoisses, après la scène de la nuit, je me levai le matin du cinquième jour : déjà sonnait la première heure, quand Guillaume me secoua rudement en m’avertissant qu’allaient bientôt se réunir les deux légations. Je regardai dehors, par la fenêtre de la cellule, et je ne vis rien. Le brouillard de la veille était devenu un linceul lactescent qui enveloppait manifestement tout le plateau. A peine sorti, je vis l’abbaye comme je ne l’avais jamais vue auparavant ; seules les plus grandes constructions, l’église, l’Édifice, la salle capitulaire se profilaient même de loin, de façon plutôt imprécise, ombres parmi les ombres, mais le reste des bâtiments n’était visible qu’à quelques pas. On eût dit que les formes, choses et animaux, surgissaient soudain du néant ; les personnes paraissaient émerger du brouillard, d’abord grises comme des fantômes, puis peu à peu et difficilement reconnaissables. Ayant vu le jour dans les pays nordiques, je n’étais pas neuf à cet élément, qui, à d’autres moments, m’aurait rappelé avec quelque douceur la plaine et le château de ma naissance. Mais ce matin-là les conditions de l’air me semblèrent douloureusement analogues aux conditions de mon âme, et l’impression de tristesse avec laquelle je m’étais réveillé s’accrut au fur et à mesure que je me rapprochais de la salle capitulaire. A quelques pas de la construction je vis Bernard Gui prendre congé d’une autre personne qu’au premier abord je ne reconnus pas. Puis, comme elle passa tout près de moi, je m’aperçus qu’il s’agissait de Malachie. Il jetait des coups d’oeil circulaires tel un qui veut passer inaperçu tandis qu’il commet un crime : mais j’ai déjà dit que l’expression de cet homme était naturellement celle de qui cache, ou tente de cacher, un inconfessable secret. Il ne me reconnut pas et s’éloigna. Moi, mû par la curiosité, je suivis Bernard et je vis qu’il parcourait du regard des feuillets que peut-être Malachie lui avait remis. Sur le seuil du chapitre, il héla d’un geste de la tête le chef des archers, qui se trouvait là, et il lui murmura quelques mots. Puis il entra. Je lui emboîtai le pas. C’était la première fois que je mettais les pieds dans ce lieu, qui, vu de l’extérieur, était de dimensions modestes et sobre de formes ; je me rendis compte qu’il avait été reconstruit en des temps récents sur les restes d’une primitive église abbatiale, peut-être détruite en partie par un incendie. En entrant de l’extérieur, on passait sous un portail à la dernière mode, à l’arc en ogive, sans décorations et surmonté d’une rosace. Mais, à l’intérieur, on se trouvait dans un vestibule, refait sur les vestiges d’un vieux narthex. En face se présentait un autre portail, avec son arc à la mode ancienne, son tympan en demi-lune admirablement sculpté. Ce devait être le portail de l’église disparue. Les sculptures du tympan étaient tout aussi belles mais moins inquiétantes que celles de l’église actuelle. Là aussi le tympan était dominé par un Christ en majesté ; mais à côté de lui, en des poses variées et avec différents objets dans les mains, se trouvaient les douze apôtres qui de lui avaient reçu mission d’aller de par le monde évangéliser les gentils. Au-dessus de la tête du Christ, dans un arc divisé en douze panneaux, et sous les pieds du Christ, en une procession ininterrompue de figures, étaient représentés les peuples du monde, destinés à recevoir la bonne nouvelle. Je reconnus à leurs costumes les Juifs, les Cappadociens, les Arabes, les Indiens, les Phrygiens, les Byzantins, les Arméniens, les Scythes, les Romains. Mais, au milieu d’eux, dans trente médaillons qui faisaient un arc audessus de l’arc des douze panneaux, se trouvaient les habitants des mondes inconnus, dont nous parle à peine le Physiologue et les récits incertains des voyageurs. J’ignorais l’existence de beaucoup d’entre eux, j’en reconnus d’autres : par exemple les Brutiens avec six doigts à chaque main, les Fauniens qui naissent des vers qui se forment entre l’écorce et l’aubier des arbres, les Sirènes avec leur queue écailleuse, qui séduisent les marins, les Ethiopiens au corps tout noir, qui se défendent des flammes du soleil en creusant des cavernes souterraines, les Onacentaures, hommes jusqu’au nombril et ânes en dessous, les Cyclopes avec un oeil unique de la largeur d’un écu, Scylla avec sa tête et sa poitrine de fille, son ventre de loup et sa queue de dauphin, les hommes velus de l’Inde qui vivent dans les marais et sur le fleuve Epigmaride, les Cynocéphales, qui ne peuvent dire un mot sans s’interrompre et aboyer, les Sciapodes, qui courent à folle allure sur leur unique jambe et quand ils veulent se protéger du soleil, s’allongent et dressent leur grand pied comme une ombrelle, les Astomates de la Grèce, sans bouche, qui respirent par leurs narines et ne vivent que d’air, les femmes barbues d’Arménie, les Pygmées, les Epistiges que certains appellent aussi Blemmes, qui naissent sans tête, ont la bouche sur le ventre et les yeux sur les épaules, les femmes monstrueuses de la mer Rouge, de douze pieds de haut, avec des cheveux qui leur arrivent aux talons, une queue bovine au bas du dos et des sabots de chameau, et puis ceux qui ont la plante des pieds dirigée vers l’arrière, tant et si bien qu’à les suivre à la trace, on arrive toujours d’où ils viennent et jamais où ils vont, et encore ceux dont les yeux brillent comme des lampes et les monstres de l’île de Circé, corps humains et cols des animaux les plus variés… C’étaient là, parmi d’autres, les prodiges sculptés sur ce portail. Mais aucun d’eux ne suscitait l’inquiétude, car ils ne voulaient pas signifier les maux de cette terre ou les tourments de l’enfer, ils étaient bien au contraire les témoins du fait que la bonne nouvelle avait atteint toute la terre connue et s’apprêtait à s’étendre à l’inconnue, raison pour quoi le portail était joyeuse promesse de concorde, d’unité réalisée dans la parole de Christ, de splendide oecuménicité. Heureux présage, me dis-je, pour la rencontre qui se déroulera au-delà de ce seuil où des hommes devenus ennemis les uns des autres à cause d’interprétations opposées de l’Evangile, se retrouveront peut-être pour vider aujourd’hui leurs querelles. Et je me dis que j’étais un bien pauvre pécheur à m’affliger sur mon cas personnel tandis qu’allaient se produire des événements d’une importance sans pareille pour l’histoire de la chrétienté. Je confrontai la petitesse de mes peines à la grandiose promesse de paix et de sérénité scellée dans la pierre du tympan. Je demandai pardon à Dieu pour ma fragilité, et rasséréné je franchis le seuil. A peine entré je vis les membres des deux légations au complet, qui se faisaient face sur une rangée de sièges disposés en hémicycle, les deux fronts séparés par une table où avaient pris place l’Abbé et le cardinal Bertrand. Guillaume, que je suivis pour prendre des notes, me plaça du côté des minorites, où se trouvaient Michel avec les siens et d’autres franciscains de la cour d’Avignon : car la rencontre ne devait pas apparaître comme un duel entre Italiens et Français, mais comme une dispute entre les partisans de la règle franciscaine et leurs critiques, tous unis par une saine et catholique fidélité à la cour pontificale. Avec Michel de Césène se trouvaient frère Arnaud d’Aquitaine, frère Hugues de Newcastle et frère Guillaume Alnwick, qui avait pris part au chapitre de Pérouse, et puis l’évêque de Caffa et Bérenger Talloni, Bonagrazia de Bergame et d’autres minorites de la cour avignonnaise. Du côté opposé étaient assis Laurent Décoalcon, bachelier d’Avignon, l’évêque de Padoue et Jean d’Anneaux, docteur en théologie à Paris. A côté de Bernard Gui, silencieux et pensif, il y avait le dominicain Jean de Baune qu’en Italie on appelait Giovanni Dalbena. Ce dernier, me dit Guillaume, avait été des années auparavant inquisiteur à Narbonne, où il avait fait le procès de nombreux béguins et bougres ; mais comme il avait taxé d’hérétique précisément une proposition concernant la pauvreté de Christ, contre lui s’était dressé Bérenger Talloni, lecteur dans le couvent de cette ville, qui en appela au pape. A l’époque, Jean avait encore les idées peu claires sur cette matière, et il les avait convoqués tous les deux à la cour pour discuter, sans qu’on aboutît à une conclusion. Tant et si bien que, peu de temps après, les franciscains avaient pris la position dont j’ai déjà parlé au chapitre de Pérouse. Enfin, du côté des Avignonnais, il y en avait d’autres encore, parmi lesquels l’évêque d’Alboréa. La séance fut ouverte par Abbon qui jugea opportun de résumer les faits les plus récents. Il rappela qu’en l’an du Seigneur 1322, le chapitre général des frères mineurs, s’étant réuni à Pérouse sous la conduite de Michel de Césène, avait établi, après mûre et diligente délibération, que Christ, pour donner un exemple de vie parfaite, et les apôtres pour se conformer à son enseignement, n’avaient jamais possédé en commun la moindre chose, aussi bien à titre de propriété que de seigneurie, et que cette vérité était matière de foi saine et catholique, comme on le déduisait de différents passages des livres canoniques. Le renoncement à la propriété de toute chose s’avérait donc méritoire et saint, et à cette règle de sainteté s’étaient tenus les premiers fondateurs de l’Eglise militante. A cette vérité s’était tenu en 1312 le concile de Vienne, et le pape Jean lui-même en 1317, dans la constitution sur l’état des frères mineurs qui commence Quorundam exigit, avait commenté les délibérés de ce concile comme saintement composés, lucides, solides et mûrs. En conséquence de quoi, le chapitre de Pérouse, jugeant que ce que par saine doctrine le Siège apostolique avait toujours approuvé, se devait tenir toujours pour accepté, et qu’on ne devait d’aucune façon s’en écarter, s’était contenté de sceller à nouveau une telle décision conciliaire, par le paraphe de maîtres en sainte théologie comme frère Guillaume d’Angleterre, frère Henri d’Allemagne, frère Arnaud d’Aquitaine, provinciaux et ministres ; ainsi que par le sceau de frère Nicolas ministre de France, frère Guillaume Bloc bachelier, du ministre général et de quatre ministres provinciaux, frère Thomas de Bologne, frère Pierre de la province de saint François, frère Fernand de Castel et frère Simon de Turonie. Cependant, ajouta Abbon, l’année suivante le pape promulguait la décrétale Ad conditorem canonum contre laquelle faisait appel frère Bonagrazia de Bergame, la jugeant contraire aux intérêts de son ordre. Le pape avait alors décloué la décrétale des portes de la cathédrale d’Avignon où elle avait été clouée, et il l’avait amendée sur plusieurs points. Mais en réalité, il l’avait rendue encore plus âpre, preuve en était que, comme conséquence immédiate, frère Bonagrazia avait été gardé une année en prison. Et on ne pouvait avoir aucun doute sur la sévérité du souverain pontife, car la même année il promulguait la désormais célèbre Cum inter nonnullos, où se voyaient définitivement condamnées les thèses du chapitre de Pérouse. C’est alors que prit la parole, interrompant courtoisement Abbon, le cardinal Bertrand : il dit qu’il fallait rappeler comment, pour compliquer les choses et irriter le souverain pontife, était intervenu en 1324 Louis le Bavarois avec la déclaration de Sachsenhausen, où l’on adoptait sans aucune raison valable les thèses de Pérouse (et on comprenait mal, remarqua Bertrand avec un fin sourire, comment il se faisait que l’empereur acclamât avec un tel enthousiasme une pauvreté qu’il était bien loin de pratiquer lui), prenant des positions antagoniques contre messer le pape, l’appelant inimicus pacis et le disant tout occupé à susciter scandales et discordes, le traitant pour finir d’hérétique, et même d’hérésiarque. « Pas exactement, fit Abbon en médiateur. 

— En substance, si », dit Bertrand d’un ton sec. 

Et il ajouta que c’était précisément pour riposter à l’intervention inopportune de l’empereur que messer le pape avait été contraint de promulguer la décrétale Quia quorundam, et qu’il avait enfin sévèrement invité Michel de Césène à se présenter devant lui. Michel avait mandé des lettres d’excusation se disant malade, chose dont personne ne doutait, envoyant à sa place frère Jean Fidanza et frère Modeste Custodio de Pérouse. Mais le hasard voulut, dit le cardinal, que les guelfes de Pérouse eussent informé le pape que, loin d’être malade, fra Michel entretenait des contacts avec Louis de Bavière. Et en tout cas, ce qui avait été ayant été, maintenant fra Michel semblait d’aspect bel et serein, et on l’attendait donc en Avignon. Cependant, mieux valait, admettait le cardinal, jauger d’abord, comme on le faisait en ce moment, en présence d’hommes prudents des deux parties, ce que Michel dirait ensuite au pape, étant donné que le but de tous était bien de ne pas envenimer les choses et de mettre fraternellement fin à une dissension qui n’avait pas lieu d’être entre un père aimant et ses fils dévoués, et qui jusqu’alors ne s’était ravivée qu’à cause des interventions d’hommes du siècle, empereurs ou leurs vicaires comme on veut, lesquels n’avaient rien à voir avec les questions de notre sainte mère l’Eglise. Alors intervint Abbon et il dit que, tout en étant homme d’Eglise et abbé d’un ordre auquel l’Eglise devait tant (un murmure de respect et de déférence parcourut les deux côtés de l’hémicycle), il ne pensait pourtant pas que l’empereur dût demeurer étranger à de telles questions, pour les nombreuses raisons que frère Guillaume de Baskerville exposerait par la suite. Mais, disait toujours Abbon, il s’avérait toutefois juste que la première partie du débat se déroulât entre les envoyés pontificaux et les représentants de ces fils de saint François qui, du fait même d’être intervenus à cette rencontre, démontraient qu’ils étaient les fils très fidèles du souverain pontife. Et donc il invitait frère Michel ou l’un des siens parlant en son nom, à dire ce qu’il entendait soutenir en Avignon. Michel dit que, pour sa joie et son émotion, se trouvait parmi eux ce matin-là Ubertin de Casale, à qui le Pontife lui-même, en 1322, avait demandé une relation motivée sur la question de la pauvreté. Et Ubertin justement pourrait résumer, avec la lucidité, l’érudition et la foi passionnée que tout le monde lui reconnaissait, les points capitaux de ce qu’étaient désormais, et indéfectiblement, les idées de l’ordre franciscain. Ubertin se leva et, à peine commença-t-il à parler, que je compris comment il avait pu susciter un tel enthousiasme, et en tant que prédicateur et en tant qu’homme de cour. Le geste passionné, la voix persuasive, le sourire fascinant, le raisonnement clair et conséquent, il s’attacha son auditoire pendant tout le temps qu’il eut la parole. Il débuta par une disquisition fort docte sur les raisons qui confortaient les thèses de Pérouse. Il dit qu’avant tout on devait reconnaître que Christ et ses apôtres furent dans un double état, parce qu’ils ont été les prélats de l’Eglise du Nouveau Testament et ainsi possédèrent-ils, quant à l’autorité de dispensation et de distribution, pour donner aux pauvres et aux ministres de l’Eglise, comme il est écrit dans le IV e chapitre des Actes des apôtres, et ce point, personne ne le conteste. Mais secondement on doit considérer Christ et les apôtres comme des personnes particulières, fondement de toute perfection religieuse, et parfaits contempteurs du monde. Et alors se proposent deux manières d’avoir, l’une est civile et mondaine, que les lois impériales définissent par les mots in bonis nostris, parce que nôtres sont dits ces biens dont on a la garde et que, si on nous les enlève, nous avons le droit de les exiger. Raison pour quoi un compte est de défendre civilement et mondainement son propre bien contre celui qui veut nous le prendre, en faisant appel au juge impérial (mais dire que Christ et les apôtres possédèrent quoi que ce fût de cette manière est une affirmation hérétique, car comme le dit Matthieu dans le V e chapitre, celui qui veut t’attaquer en justice et t’enlever ta tunique, abandonne-lui aussi ton manteau, et Luc ne dit pas autre chose dans le VI e chapitre, où Christ repousse toute offre de domination et de seigneurie, refus qu’il impose aussi à ses apôtres, et puis qu’on se reporte en outre à Matthieu chapitre XXIV, où Pierre dit au Seigneur qu’ils abandonnèrent tout pour le suivre) ; un autre compte de posséder des choses temporelles, en raison de la charité fraternelle commune, et de cette manière Christ et les siens eurent des biens par raison naturelle, raison que certains appellent jus poli, c’est-à-dire raison du ciel, pour sustenter la nature qui sans ordonnance humaine est en accord avec la juste raison ; tandis que le jus fori est puissance qui dépend d’humaines stipulations. Antérieurement au premier partage des choses, celles-ci, quant à la domination, furent comme maintenant sont celles qui finalement n’appartiennent à personne et se prêtent à qui les occupe et furent en un certain sens communes à tous les hommes, alors qu’après le péché seulement nos ancêtres commencèrent à se partager la propriété des choses et dès lors débutèrent les dominations mondaines telles qu’elles sont connues aujourd’hui. Mais Christ et les apôtres eurent les choses de la première manière, et ainsi des vêtements et des pains et des poissons, et comme dit Paul dans la Première à Timothée, nous avons les aliments, et de quoi nous couvrir, et nous sommes contents. Il en résulte que ces choses Christ et les siens les eurent non en possession, mais bien en usage, leur absolue pauvreté restant sauve. Ce qui a déjà été reconnu par le pape Nicolas II dans la décrétale Exiit qui seminat. Mais du côté opposé, se leva Jean d’Anneaux, et il dit que les positions d’Ubertin lui semblaient contraires et à la juste raison et à la juste interprétation des Ecritures. Pour ce que dans les biens périssables à l’usage, comme le pain et les poissons, on ne peut parler de simple droit d’usage, et on ne peut pas non plus avoir usage de fait, mais abus seulement ; tout ce que les croyants avaient en commun dans l’Eglise primitive, comme on l’infère des Actes second et troisième, ils l’avaient sur la base du même type de possession d’avant leur conversion ; les apôtres, après la descente du SaintEsprit, possédèrent des propriétés en Judée ; le voeu de vivre sans propriété ne comprend pas ce dont l’homme a nécessairement besoin pour vivre, et quand Pierre dit qu’il avait tout abandonné, il n’entendait pas signifier qu’il avait renoncé à la propriété ; Adam eut domination et propriété des choses ; le serviteur qui prend de l’argent à son maître n’en fait certes ni us ni abus ; les phrases de la Exiit qui seminat à quoi les minorites se réfèrent sans cesse et qui établit que les frères mineurs ont seulement l’usage de ce dont ils se servent, sans en avoir la domination et la propriété, il faut les rapporter uniquement aux biens qui ne s’épuisent pas à l’usage, et de fait si la Exiit comprenait les biens périssables, elle soutiendrait une chose impossible ; on ne peut distinguer l’usage de fait de la domination juridique ; tout droit humain, sur la base duquel on possède des biens matériels, est contenu dans les lois des rois ; Christ comme homme mortel, dès l’instant de sa conception, fut propriétaire de tous les biens terrestres et comme Dieu, il eut de son père la domination universelle ; il fut propriétaire de robes, d’aliments, de deniers grâce aux contributions et aux offrandes des fidèles, et s’il fut pauvre ce n’a point été parce qu’il n’eut pas de propriété mais parce qu’il n’en percevait pas les fruits, pour ce que la simple domination juridique, séparée du recouvrement des intérêts, ne rend pas riche qui la possède ; et enfin, la Exiit eût-elle dit des choses différentes, le Pontife romain, pour ce qui est afférent à la foi et aux questions morales, peut révoquer les déterminations de ses prédécesseurs et produire même des affirmations contraires. Ce fut à ce point-là que se leva avec véhémence frère Jérôme, évêque de Caffa, la barbe vibrant de colère, même si ses paroles cherchaient à paraître conciliantes. Et il se lança dans une argumentation qui me sembla plutôt confuse. 

« Ce que je voudrais dire au Saint-Père, et moi-même qui le dirai, je le place dès à présent sous sa correction, car je crois vraiment que Jean est le vicaire de Christ, et pour cette confession je fus pris par les Sarrasins. Et je commencerai en citant un fait rapporté par un grand docteur, sur la dispute qui s’éleva un jour entre des moines au sujet de l’identité du père de Melchisédech. Et alors l’abbé Copes, interrogé à ce propos, se heurta le chef et dit : 

“ Gare à toi Copes car tu cherches uniquement ces choses que Dieu ne te commande pas de chercher et tu négliges celles qu’Il veut que tu trouves. ” Voilà, comme on le déduit clairement de mon exemple, il est si évident que Christ et la Bienheureuse Vierge et les apôtres n’eurent rien ni en particulier ni en commun, qu’il serait moins évident de reconnaître que Jésus fut homme et Dieu à la fois, et pourtant il me semble clair que celui qui nierait la première évidence devrait ensuite nier la seconde ! » 

Dit-il triomphalement, et je vis Guillaume qui levait les yeux au ciel. J’eus le soupçon qu’il jugeait le syllogisme de Jérôme plutôt défectueux, et je ne peux lui donner tort, mais encore plus défectueuse me parut l’argumentation contraire et furieuse de Jean de Baune, qui dit qu’à affirmer quelque chose sur la pauvreté de Christ on affirme ce qui se voit (ou ne se voit pas) des deux yeux, tandis qu’à définir son humanité et sa divinité intervient la foi, raison pour laquelle les deux propositions ne peuvent être mises à égalité. Dans sa réponse, Jérôme fut plus subtil que son adversaire : 

« Oh non, mon cher frère, dit-il, c’est précisément le contraire qui me semble vrai, car tous les évangiles déclarent que Christ était homme et mangeait et buvait et, du fait de ses très évidents miracles, il était Dieu aussi, et tout cela saute justement aux yeux ! 

— Les mages aussi et les devins firent des miracles, dit de Baune avec suffisance. 

— Oui, rétorqua Jérôme, mais par des opérations d’art magique. Et tu veux mettre sur le même pied les miracles de Christ et l’art des magiciens ? » 

L’assemblée murmura indignée que non, qu’elle ne le voulait pas. 

« Et enfin, poursuivit Jérôme qui désormais se sentait près de la victoire, messer le cardinal du Poggetto voudrait considérer comme hérétique la croyance en la pauvreté de Christ quand c’est sur cette proposition que s’étaye la règle d’un ordre tel que l’ordre franciscain, dont il n’est royaume, du Maroc jusqu’à l’Inde, où les fils ne soient allés prêchant et répandant leur sang ? 

— Sainte âme de Pierre d’Espagne, murmura Guillaume, protège-nous, toi. 

— Frère très cher, vociféra alors de Baune en faisant un pas en avant, va pour le sang de tes frères, mais n’oublie pas que ce tribut a aussi été payé par les religieux d’autres ordres… 

— Sauf ma révérence au seigneur cardinal, cria Jérôme, aucun dominicain n’est jamais mort au milieu des infidèles, tandis que rien qu’à mon époque neuf minorites ont été martyrisés ! » 

Le visage écarlate, le dominicain évêque d’Alboréa se leva : 

« Alors moi je peux démontrer qu’avant que les minorites fussent en Tartarie, le pape Innocent y envoya trois dominicains ! 

— Ah oui ? ricana Jérôme. Eh bien, moi je sais que depuis quatre-vingts ans les minorites sont en Tartarie et ont quarante églises dans tout le pays, alors que les dominicains n’ont que cinq postes sur la côte et doivent être en tout quinze frères ! Et le problème est ainsi résolu ! 

— Aucun problème n’est résolu, cria Alboréa, car ces minorites, qui accouchent de bougres comme les chiennes mettent bas leurs chiots, s’attribuent tout à eux-mêmes, ils se vantent de leurs martyrs et puis ont de belles églises, des parements somptueux et ils achètent et ils vendent comme tous les autres religieux ! 

— Non, mon sire, non, intervint Jérôme, ils n’achètent ni ne vendent eux-mêmes, mais par l’intermédiaire des procurateurs du siège apostolique, et les procurateurs détiennent la propriété tandis que les minorites n’en ont que l’usage ! 

— Vraiment ? railla Alboréa, et combien de fois as-tu vendu alors sans procurateurs ? Je connais l’histoire de certains domaines que… 

— Si je l’ai fait, j’ai commis une erreur, interrompit précipitamment Jérôme, ne rejette pas sur l’ordre ce qui peut avoir été faiblesse de ma part ! 

— Mais mes vénérables frères, intervint alors Abbon, notre problème n’est pas de savoir si les minorites sont pauvres, mais si Notre Seigneur était pauvre… 

— Eh bien, se fit encore entendre Jérôme, j’ai sur cette question un argument tranchant comme le fil de l’épée… 

— Saint François, protège tes fils… dit Guillaume ayant perdu toute confiance. 

— L’argument est, poursuivit Jérôme, que les Orientaux et les Grecs, bien plus familiers que nous de la doctrine des saints pères, tiennent pour certaine la pauvreté de Christ. Et si ces hérétiques et schismatiques soutiennent aussi limpidement une aussi limpide vérité, voudrions-nous être, nous, plus hérétiques et schismatiques qu’eux et la nier ? Ces Orientaux, s’ils entendaient certains d’entre nous prêcher contre une telle vérité, ils les lapideraient ! 

— Mais qu’est-ce que tu me racontes, persifla Alboréa, et pourquoi alors ne lapident-ils pas les dominicains qui prêchent justement contre ça ? 

— Les dominicains ? Mais si là-bas je n’en ai jamais vu ! » 

Alboréa, rouge de colère, observa que ce frère Jérôme avait été en Grèce quinze ans peut-être, tandis que lui, il y avait été dès son enfance. Jérôme répliqua que lui, le dominicain Alboréa, avait peutêtre été jusqu’en Grèce, mais pour y mener une vie douillette dans de beaux palais épiscopaux, alors que lui, franciscain, y avait vécu non pas quinze mais vingt-deux années et avait prêché devant l’empereur à Constantinople. Alboréa, à court d’arguments, tenta de franchir l’espace qui le séparait des minorites, en proclamant à haute voix, et avec des mots que je n’ose rapporter, sa ferme intention d’arracher sa barbe à l’évêque de Caffa, dont il révoquait en doute la virilité, et que précisément selon la logique du talion il voulait punir, en utilisant cette barbe en guise de fléau. Les autres minorites coururent faire un rempart en défense de leur frère, les Avignonnais jugèrent utile de prêter main-forte au dominicain et il s’ensuivit (Seigneur, prends pitié des meilleurs de tes fils !) une rixe que l’Abbé et le cardinal cherchèrent en vain d’apaiser. Au cours de ce tumulte, minorites et dominicains se lancèrent réciproquement des mots fort graves, comme si chacun d’eux était un chrétien en lutte avec les Sarrasins. Les seuls qui restèrent à leur place furent d’un côté Guillaume, de l’autre Bernard Gui. Guillaume paraissait triste et Bernard gai, si tant est qu’on pût parler de gaieté pour le pâle sourire qui plissait la lèvre de l’inquisiteur. 

« N’y a-t-il point de meilleurs arguments, demandai-je à mon maître, tandis qu’Alboréa s’acharnait sur la barbe de l’évêque de Caffa, pour démontrer ou nier la pauvreté de Christ ? 

— Mais tu peux aussi bien affirmer l’une et l’autre chose, mon bon Adso, dit Guillaume, et tu ne pourras jamais établir sur la base des évangiles si Christ considérait comme sa propriété, et jusqu’à quel point, la tunique qu’il portait et dont il est bien possible qu’il se débarrassait quand elle était usée. Et, si tu veux, la doctrine de Thomas d’Aquin sur la propriété est plus hardie que celle des minorites. Nous, nous disons : nous ne possédons rien et nous avons usage de tout. Lui, il disait : vous pouvez vous considérer possesseurs pourvu que, si quelqu’un manque de ce que vous possédez, vous lui en permettiez l’usage, et par obligation, non par charité. Mais la question n’est pas si Christ était pauvre, et si l’Eglise se doit d’être pauvre. Et pauvre en ce cas, ne signifie pas tant posséder ou non un palais, mais garder ou abandonner le droit de légiférer sur les affaires terrestres. 

— Voilà donc pourquoi, dis-je, l’empereur tient tant aux discours des minorites sur la pauvreté. 

— En effet. Les minorites font le jeu impérial contre le pape. Mais pour Marsile et pour moi le jeu est double, et nous voudrions que le jeu de l’Empire fît notre jeu et servît à notre idée de l’humain gouvernement. 

— Et c’est ce que vous direz quand il faudra que vous preniez la parole ? 

— Si je le dis, j’accomplis ma mission, qui était de rendre manifestes les opinions des théologiens impériaux. Mais si je le dis, ma mission échoue, car j’aurais dû faciliter une seconde rencontre en Avignon, et je ne crois pas que Jean accepte que j’aille là-bas dire ces choses-là. 

— Et alors ? 

— Et alors je suis pris entre deux forces opposées, comme un âne qui ne sait, de deux sacs de foin, lequel manger. Le fait est que les temps ne sont pas mûrs. Marsile divague sur une transformation impossible, pour l’heure, et Louis n’est pas meilleur que ses prédécesseurs, même si pour le moment il reste l’unique garde-fou contre un misérable comme Jean. Peut-être devrai-je parler, à moins que ceux-là ne finissent d’abord par se tuer les uns les autres. Dans tous les cas, écris, Adso, qu’au moins reste trace de ce qui est en train de se passer aujourd’hui. 

— Et Michel ? 

— Je crains qu’il ne perde son temps. Le cardinal sait que le pape ne cherche pas une médiation, Bernard Gui sait que sa tâche est de faire échouer la rencontre ; et Michel sait qu’il ira en Avignon, quoi qu’il arrive, parce qu’il ne veut pas que l’ordre coupe tous les ponts avec le pape. Et il va risquer sa vie. » Tandis que nous parlions de la sorte – et je ne sais vraiment pas comment nous pouvions nous entendre l’un l’autre – la dispute était à son comble. Les archers intervenaient, sur un signe de Bernard Gui, pour empêcher que les deux bandes en vinssent définitivement aux mains. Mais tels des assiégeants et des assiégés, de chaque côté des murailles d’une forteresse, ils se lançaient contestations et injures, que je rapporte ici au hasard, sans plus réussir à en attribuer la paternité, et étant bien entendu que les phrases ne furent pas prononcées à tour de rôle, comme cela se produirait lors d’une dispute dans mes contrées, mais à la mode méditerranéenne, les unes chevauchant les autres, comme les lames d’une mer enragée. « L’Evangile dit que Christ avait une bourse ! 

— Tais-toi, veux-tu, avec cette bourse que vous peignez même sur les crucifix ! Qu’en dis-tu, alors, du fait que Notre Seigneur quand il était à Jérusalem revenait chaque soir à Béthanie ? 

— Et si Notre Seigneur voulait aller dormir à Béthanie, qui es-tu toi, pour critiquer sa décision ? 

— Non, vieux bouc, Notre Seigneur revenait à Béthanie parce qu’il n’avait pas de quoi se payer l’auberge à Jérusalem ! 

— Bonagrazia, c’est toi le bouc ! Et que mangeait Notre Seigneur à Jérusalem ? 

— Et toi tu dirais que le cheval, qui reçoit de l’avoine de son maître pour survivre, a la propriété de l’avoine ? 

— Tu vois bien que tu compares Christ à un cheval… 

— Non, c’est toi qui compares Christ à un prélat simoniaque de la cour, chantepleure d’excréments ! 

— Oui ? Et combien de fois le Saint-Siège a dû endosser des procès pour défendre vos biens ? 

— Les biens de l’Eglise, pas les nôtres ! Nous, nous en avions l’usage ! 

— L’usage pour les dévorer, pour vous fabriquer de charmantes églises avec des statues d’or, hypocrites, vaisseaux d’iniquité, sépulcres blanchis, sentines de vices ! Vous le savez bien que c’est la charité, et non la pauvreté, le principe de la vie parfaite ! 

— Ça, c’est votre glouton de Thomas qui l’a dit ! 

— Attention à toi, impie ! Celui que tu appelles glouton est un saint de la sainte Eglise romaine ! 

— Saint de mes sandales, canonisé par Jean pour irriter les franciscains ! Votre pape ne peut pas faire de saints, car c’est un hérétique ! Mieux, c’est un hérésiarque ! 

— Cette belle proposition, nous la connaissons déjà ! C’est la déclaration du fantoche de Bavière à Sachsenhausen, préparée par votre Ubertin ! 

— Attention à ce que tu dis, porc, fils de la prostituée de Babylone et d’autres roulures encore ! Tu sais parfaitement que cette année-là Ubertin n’était pas auprès de l’empereur, mais se trouvait justement en Avignon, au service du cardinal Orsini, et le pape l’envoyait comme messager en Aragon ! 

— Je le sais, je sais qu’il faisait voeu de pauvreté à la table du cardinal, comme il le fait maintenant dans l’abbaye la plus riche de la péninsule ! Ubertin, si tu n’y étais pas toi, qui a suggéré à Louis de se servir de tes écrits ? 

— Est-ce ma faute si Louis lit mes écrits ? Il ne peut certes pas lire les tiens, illettré que tu es ! 

— Moi un illettré ? Il était lettré votre François, qui parlait avec les oies ? 

— Tu as blasphémé ! 

— C’est toi qui blasphèmes, fraticelle au balai rôti ! 

— Moi je n’ai jamais rôti le balai, et tu le sais bien ! ! ! 

— Bien sûr que si, avec tes fraticelles, quand tu t’enfilais dans le lit de Claire de Montfaucon ! 

— Que Dieu te foudroie ! J’étais inquisiteur en ce temps-là, et Claire avait déjà expiré en odeur de sainteté ! 

— Continue, continue, l’ire de Dieu s’abattra sur toi comme elle s’abattra sur ton maître, qui a donné asile à deux hérétiques comme cet ostrogoth d’Eckhart et ce nécromant anglais que vous appelez Branucerton ! 

 — Vénérables frères, vénérables frères ! » criaient le cardinal Bertrand et l’Abbé. 

 

Demain Le nom de la Rose – 37 - 5ème jour Tierce

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire