Le nom de la Rose
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6ème jour – Après complies
Lu par François Berland
Où, presque par hasard, Guillaume découvre le secret pour entrer dans le finis Africae.
Nous nous embusquâmes, comme deux sicaires, près de l’entrée, derrière une colonne, d’où l’on pouvait observer la chapelle des têtes de morts.
« Abbon est allé fermer l’Édifice, dit Guillaume. Quand il aura barré les portes de l’intérieur, il ne pourra plus sortir que par l’ossuaire.
— Et puis ?
— Et puis nous verrons ce qu’il fait. »
Nous ne pûmes savoir ce qu’il faisait. Une heure après, il n’était pas encore sorti. Il est allé dans le finis Africae, dis-je. C’est possible, répondit Guillaume. Exercé à formuler mainte hypothèse, j’ajoutai : peut-être est-il sorti de nouveau du réfectoire pour aller à la recherche de Jorge. Et Guillaume : c’est possible aussi. Peut-être Jorge est-il déjà mort, imaginai-je encore. Peut-être se trouve-t-il dans l’Édifice en train de tuer l’Abbé. Peut-être sont-ils tous deux ailleurs, et quelqu’un leur tend-il un guet-apens. Que voulaient les « Italiens » ? et pourquoi Bence était-il si effrayé ? N’était-ce point là peut-être un masque qu’il avait placé sur son visage pour nous tromper ? Pourquoi s’était-il attardé dans le scriptorium pendant vêpres, s’il ne savait ni comment fermer ni comment sortir ? Voulait-il tenter le chemin du labyrinthe ?
« Tout est possible, dit Guillaume. Mais une seule chose est, ou a été, ou est en train d’être. Et enfin la miséricorde divine nous enrichit présentement d’une lumineuse certitude.
— Laquelle ? demandai-je plein d’espoir.
— Que frère Guillaume de Baskerville, qui a désormais l’impression d’avoir tout compris, ne sait pas comment entrer dans le finis Africae. Aux écuries, Adso, aux écuries.
— Et si l’Abbé nous y trouve ?
— Nous ferons semblant d’être deux spectres. »
La solution ne me sembla pas praticable, mais je me tus. Guillaume devenait nerveux. Nous sortîmes par le portail septentrional et passâmes à travers le cimetière, tandis que le vent sifflait avec force, et je demandai au Seigneur de nous éviter à nous la rencontre de deux spectres, car cette nuit-là il n’y avait pas pénurie d’âmes en peine dans l’abbaye. Nous parvînmes aux écuries et entendîmes les chevaux piaffer, de plus en plus inquiets de la furie des éléments. La porte principale du bâtiment était faite, à hauteur de poitrine d’homme, d’une large grille de métal, par où l’on pouvait voir l’intérieur. Nous entrevîmes dans l’obscurité la silhouette des chevaux, je reconnus Brunel car il était le premier à gauche. A sa droite, le troisième animal de la rangée leva la tête comme il sentait notre présence, et il hennit. Je souris :
« Tertius equi, dis-je.
— Quoi ? demanda Guillaume.
— Rien, je me souvenais de ce pauvre Salvatore. Il voulait faire qui sait quelle magie avec ce cheval, et avec son latin bien à lui, il le désignait comme tertius equi. Qui serait le u.
— Le u ? demanda Guillaume qui avait suivi ma divagation sans y attacher beaucoup d’attention.
— Oui, parce que tertius equi voudrait dire non pas le troisième cheval, mais le tiers du cheval, et la troisième lettre du mot cheval est le u. Mais c’est une bêtise… »
Guillaume me regarda, et dans l’obscurité j’eus l’impression que son visage s’altérait :
« Que Dieu te bénisse, Adso ! dit-il. Mais bien sûr, suppositio materialis, il faut prendre le discours de dicto et pas de re… Quel idiot je fais ! »
Il s’envoya une grande tape sur le front, la main largement ouverte, tant et si bien qu’un claquement s’ensuivit, et je crois qu’il s’était fait mal.
« Mon garçon, c’est la deuxième fois aujourd’hui que par ta bouche parle la sagesse, d’abord en rêve et à présent en état de veille ! Cours, cours dans ta cellule prendre la lampe, mieux : les deux que nous avons cachées. Ne te fais pas voir, et rejoins-moi aussitôt dans l’église ! Ne pose pas de questions, va ! »
J’allai sans poser de questions. Les lampes étaient sous ma paillasse, remplies d’huile, car j’avais déjà pris soin de les alimenter. J’avais la pierre à feu dans ma coule. Avec les deux précieux instruments contre ma poitrine, je courus à l’église. Guillaume était sous le trépied et relisait le parchemin annoté par Venantius.
« Adso, me dit-il, primum et septimum de quatuor ne signifie pas le premier et le septième des quatre, mais du quatre, du mot quatre ! »
Je ne comprenais toujours pas, puis j’eus une illumination :
« Super thronos viginti quatuor ! L’inscription ! Le verset ! Les mots qui sont gravés au-dessus du miroir !
— Allons ! dit Guillaume, peut-être pouvons-nous encore sauver une vie !
— La vie de qui ? demandai-je alors qu’il était déjà en train de s’affairer autour des crânes et d’ouvrir le passage de l’ossuaire.
— De quelqu’un qui ne le mérite pas », dit-il.
Et nous étions déjà dans le boyau souterrain, les lampes allumées, vers la porte qui menait aux cuisines. J’ai déjà dit qu’à ce point-là on poussait un huis de bois et qu’on se retrouvait dans les cuisines derrière la cheminée, au pied de l’escalier à vis qui desservait le scriptorium. Et précisément au moment où nous poussions cette porte, nous entendîmes sur notre gauche des bruits sourds dans le mur. Ils provenaient de la paroi jouxtant la porte, le long de laquelle se terminait la rangée des niches débordant de crânes et d’os.
A cet endroit, au lieu de la dernière niche, il y avait un pan de paroi pleine, fait de grands blocs de pierre carrés, avec une vieille plaque au centre, qui portait gravés des monogrammes en partie effacés. Les coups provenaient, semblait-il, de derrière la plaque de pierre, ou bien de dessus la plaque, en partie derrière la paroi, en partie au-dessus de notre tête. Si un tel bruit s’était produit la première nuit, j’eusse aussitôt pensé aux moines morts. Désormais j’étais prêt à attendre le pire de la part des moines vivants.
« Qui cela peut-il être ? » demandai-je.
Guillaume ouvrit la porte et sortit derrière la cheminée. Les coups, on les entendait aussi le long de la paroi qui longeait l’escalier à vis, comme si quelqu’un était prisonnier dans le mur, autrement dit dans cette épaisseur de paroi (imposante en vérité) qui était comprise, selon toute probabilité, entre le mur intérieur de la cuisine et l’extérieur de la tour méridionale.
« Il y a quelqu’un d’enfermé là-dedans, dit Guillaume. Je m’étais toujours demandé s’il n’existait pas un autre accès au finis Africae, É dans cet Édifice aux multiples passages. Evidemment, il existe ; dans l’ossuaire, avant de monter aux cuisines, s’ouvre un pan de paroi et on grimpe à travers un escalier parallèle à celui-ci, dérobé dans le mur, donnant directement dans la pièce murée.
— Mais à présent, qui y a-t-il dedans ?
— La seconde personne. L’une est dans le finis Africae, l’autre a cherché à la rejoindre, mais celle d’en haut doit avoir bloqué le mécanisme qui commande les deux entrées. C’est ainsi que le visiteur a été pris au piège. Et il doit s’agiter comme un diable, car j’imagine qu’il ne passe pas beaucoup d’air dans ce boyau.
— Et qui est-ce ? Sauvons-le !
— Qui c’est, nous le verrons d’ici peu. Et quant à le sauver, on ne pourra le faire qu’en débloquant le mécanisme d’en haut, parce que de ce côté-ci nous ne connaissons pas le secret. Donc, grimpons vite. »
Ainsi fîmes-nous ; nous montâmes au scriptorium, et de là au labyrinthe, et nous atteignîmes en très peu de temps la tour méridionale. Il me fallut, à deux reprises, brider mon élan, car le vent de ce soir-là pénétrant dans les rayères, créait des courants d’air qui, s’insinuant à travers ces fentes, parcouraient les salles en gémissant, soufflant sur les tables aux feuillets épars, et je devais protéger la flamme de ma main. Nous fûmes promptement rendus dans la pièce au miroir, tout à fait préparés au jeu déformant qui nous attendait. Nous élevâmes nos lampes pour éclairer les versets qui bordaient le sommet du cadre, super thronos viginti quatuor… Désormais le secret était éclairci : le mot quatuor a sept lettres, il fallait actionner le q et le r. Tout excité, je pensai le faire moi-même : d’un geste vif je déposai ma lampe sur la table au centre de la pièce, mais mon mouvement fut si nerveux que la flamme lécha la reliure d’un livre qui s’y trouvait posé.
« Attention, ne fais pas l’idiot ! » cria Guillaume, et d’un souffle il éteignit la flamme.
« Tu veux mettre le feu à la bibliothèque ? »
Je m’excusai et m’apprêtai à rallumer la lampe.
« Peu importe, dit Guillaume, la mienne suffit. Prends-la et éclaire-moi, car l’inscription est trop haute, et toi tu n’y arriverais pas. Pressons.
— Et si dedans il y avait quelqu’un d’armé ? » demandai-je, tandis que Guillaume, presque à tâtons, cherchait les lettres fatales, se dressant sur la pointe des pieds, grand comme il était, pour toucher le verset apocalyptique.
« Eclaire-moi, par le démon, et n’aie crainte, Dieu est avec nous ! » me répondit-il sans trop de cohérence.
Ses doigts touchaient le q de quatuor, et moi qui me trouvais quelques pas en arrière, je voyais mieux que lui ce qu’il faisait. J’ai déjà dit que les lettres des versets paraissaient gravées en creux dans le mur : d’évidence celles du mot quatuor étaient fabriquées avec des formes de métal, derrières lesquelles se trouvait encastré et muré un prodigieux mécanisme. Car, lorsqu’il fut poussé en avant, le q fit entendre comme un déclic sec, et il arriva de même lorsque Guillaume actionna le r. Le cadre entier du miroir eut comme un sursaut, et la surface vitrée se déplaça brusquement en arrière. Le miroir était une porte, qui tournait du côté gauche sur ses gonds. Guillaume glissa la main dans l’ouverture qui s’était créée entre le bord droit et le mur, et il tira à lui. En grinçant la porte s’ouvrit vers nous. Guillaume se faufila dans l’espace libre et je me coulai dans ses pas, la lampe haute au-dessus de ma tête. Deux heures après complies, à la fin du sixième jour, au coeur de la nuit où commençait le septième jour, nous avions pénétré dans le finis Africae.
Demain Le nom de la Rose – 51/53 – 7ème jour – Nuit (1)
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