mardi 22 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 43/53 - 6ème jour - Laudes

 

Le nom de la Rose

43/53

6ème jour – Laudes

Lu par François Berland


 Où l’on voit élire un nouveau cellérier, mais pas un nouveau bibliothécaire.


Etait-ce déjà l’heure de laudes ? Etait-ce plus tôt ou plus tard ? A partir de ce moment je perdis le sentiment du temps. Des heures peut-être passèrent, peut-être moins, pendant lesquelles le corps de Malachie fut allongé dans l’église sur un catafalque, tandis que ses frères se disposaient en éventail. L’Abbé donnait des dispositions pour les prochaines obsèques. Je l’entendis appeler à lui Bence et Nicolas de Morimonde. En l’espace de moins d’un jour, dit-il, l’abbaye avait été privée du bibliothécaire et du cellérier. 

« Toi, dit- il à Nicolas, tu prendras les fonctions de Rémigio. Tu connais le travail de beaucoup, ici à l’abbaye. Mets quelqu’un à ta place pour surveiller les forges, pourvois aux nécessités immédiates d’aujourd’hui, cuisines et réfectoire. Tu es dispensé des offices. Va. » 

Puis, à Bence : 

« Juste hier soir tu avais été nommé aide de Malachie. Fais le nécessaire pour l’ouverture du scriptorium et veille à ce que personne ne monte tout seul à la bibliothèque. » 

Bence fit timidement observer qu’il n’avait pas encore été initié aux secrets de ce lieu. L’Abbé le fixa avec sévérité : 

« Personne n’a dit que tu le seras. Tu veilleras que le travail ne s’arrête pas et soit vécu comme prière pour nos frères morts… et pour ceux qui mourront encore. Chacun travaillera seulement sur les livres qu’il a reçus en dépôt, qui le veut pourra consulter le catalogue. Rien d’autre. Tu es dispensé des vêpres car à cette heure-là tu fermeras tout. 

— Et comment sortirai-je ? demanda Bence. 

— C’est vrai, je fermerai moi-même les portes d’en bas après le souper. Va. » 

Il sortit avec eux, évitant Guillaume qui cherchait à lui parler. Dans le choeur restaient, en un petit groupe, Alinardo, Pacifico de Tivoli, Aymaro d’Alexandrie et Pierre de Sant’Albano. Aymaro ricanait. 

« Remercions le Seigneur, dit-il. L’Allemand mort, nous courions le risque d’avoir un nouveau bibliothécaire plus barbare encore. 

— Qui, pensez-vous, sera nommé à sa place ? » demanda Guillaume. 

Pierre de Sant’Albano sourit d’une façon énigmatique : 

« Après tout ce qui s’est passé ces jours-ci, le problème n’est plus le bibliothécaire, mais bien l’Abbé… 

— Tais-toi », lui dit Pacifico. 

Et Alinardo, toujours avec son regard pensif : 

« Ils vont commettre une autre injustice… comme à mon époque. Il faut les arrêter. 

— Qui ? » demanda Guillaume. 

Pacifico le prit confidentiellement par le bras et l’accompagna loin du vieillard, vers la porte. 

« Alinardo… tu le sais, nous l’aimons beaucoup, il représente pour nous l’antique tradition et les jours les meilleurs de l’abbaye… Mais il lui arrive de parler sans savoir ce qu’il dit. Nous tous sommes en souci pour le nouveau bibliothécaire. Il devra être digne, et mûr, et sage… Voilà tout. 

— Devra-t-il connaître le grec ? demanda Guillaume. 

— Et l’arabe, ainsi le veut la tradition, ainsi l’exige son office. Mais beaucoup parmi nous ont de ces qualités. Moi, en toute humilité, et Pierre, et Aymaro… 

— Bence sait le grec. 

— Bence est trop jeune. Je ne sais pourquoi Malachie l’a choisi hier comme son aide, mais… 

— Adelme connaissait-il le grec ? 

— Je crois que non. Bien sûr que non, sans nul doute. 

— Mais Venantius le connaissait. Et Bérenger. C’est bon, je te remercie. » 

Nous sortîmes pour aller prendre quelque chose aux cuisines. 

« Pourquoi vouliez-vous savoir qui connaissait le grec ? demandai-je. 

— Parce que tous ceux qui meurent avec les doigts noirs connaissent le grec. Il ne sera donc pas mauvais d’attendre le prochain mort parmi ceux qui savent le grec. Moi compris. Toi, tu es sauvé. 

— Et que pensez-vous des dernières paroles de Malachie ? 

— Tu les as entendues. Les scorpions. La cinquième trompette annonce entre autres l’invasion des sauterelles qui tourmenteront les hommes avec un dard pareil à celui des scorpions, tu le sais bien. Et Malachie nous a fait savoir que quelqu’un le lui avait annoncé. 

— La sixième trompette, dis-je, promet des chevaux à têtes de lions qui vomissent de leur bouche fumée et feu et soufre, montés par des hommes portant des cuirasses de feu, d’hyacinthe et de soufre. 

— Trop de choses. Mais le prochain crime pourrait avoir lieu près des écuries. Il faudra les surveiller. Et préparons-nous à la septième sonnerie. Encore deux personnes, donc. Qui sont les candidats les plus probables ? Si l’objectif est le secret du finis Africae, ceux qui le connaissent. Et à ma connaissance, il n’y a que l’Abbé. A moins que la trame ne soit encore autre. Tu l’as entendu à l’instant, on complotait pour déposer l’Abbé, mais Alinardo a parlé au pluriel… 

— Il faudra prévenir l’Abbé, dis-je. 

— De quoi ? Qu’on va l’assassiner ? Je n’ai pas de preuves convaincantes. Je procède comme si l’assassin raisonnait comme moi. Mais s’il poursuivait un autre dessein ? Et si, surtout, il n’existait pas un assassin ? 

— Qu’entendez-vous dire ? 

— Je ne le sais pas exactement. Mais comme je te l’ai dit, il faut imaginer tous les ordres possibles, et tous les désordres. »

Demain Le nom de la Rose – 44 - 6ème jour Prime


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