Le nom de la Rose
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4ème jour – None
Lu par François Berland
Où arrivent le cardinal du Poggetto, Bernard Gui et autres hommes d’Avignon, et puis chacun en agit à sa guise.
Des hommes qui se connaissaient déjà depuis longtemps, des hommes qui sans se connaître avaient entendu parler les uns des autres, se saluaient dans la cour avec une apparente bienveillance. Aux côtés de l’Abbé, le cardinal Bertrand du Poggetto évoluait comme un familier du pouvoir, comme s’il était lui-même un second pape, et distribuait à tous, surtout aux minorites, des sourires cordiaux, souhaitant que des prodiges d’harmonieuse entente naissent de la réunion du lendemain, et transmettant explicitement les voeux de paix et bonheur (il se servit intentionnellement de cette expression chère aux franciscains) de la part de Jean XXII.
« Très bien, très bien », me dit-il, quand Guillaume eut la bonté de me présenter comme son secrétaire et disciple.
Puis il me demanda si je connaissais Bologne et m’en loua la beauté, la bonne chère et la splendide université, en m’invitant à la visiter, au lieu de m’en retourner un jour, me dit-il, parmi ma gent allemande qui tant faisait souffrir notre seigneur le pape. Il me tendit son anneau à baiser, tandis qu’il adressait déjà son sourire à quelqu’un d’autre. Par ailleurs mon attention se dirigea aussitôt vers le personnage dont j’avais entendu parler ces jours-ci : Bernard Gui, comme l’appelaient les Français, ou Bernardo Guidoni comme on l’appelait ailleurs.
C’était un dominicain d’environ soixante-dix ans, mince mais à la silhouette toute droite. Me frappèrent ses yeux gris, froids, capables de fixer sans expression, et que cependant maintes fois je verrais sillonnés d’éclairs équivoques ; son habileté aussi bien à celer pensées et passions qu’à les exprimer tout exprès. Dans l’échange général des saluts, il ne fut pas comme les autres affectueux et cordial, mais toujours et tout juste courtois. Quand il vit Ubertin, que déjà il connaissait, il fut avec lui fort déférent, mais le fixa d’une telle manière qu’un frisson d’inquiétude me parcourut tout entier. Quand il salua Michel de Césène, il eut un sourire difficile à déchiffrer, et il murmura sans chaleur :
« Là-haut on vous attend depuis longtemps », phrase où je ne parvins à saisir ni un signe d’anxiété, ni une ombre d’ironie, ni une mise en demeure, ni, d’ailleurs, une nuance d’intérêt.
Il rencontra Guillaume, et en apprenant qui il était, il le regarda avec une hostilité polie : mais point pour que son visage trahît ses sentiments secrets, j’en étais certain (encore qu’incertain s’il nourrissait jamais quelque sentiment que ce fût), mais parce qu’il voulait certainement que Guillaume le sentît hostile. Guillaume lui rendit son hostilité en lui souriant de façon exagérément cordiale et en lui disant :
« Je désirais connaître depuis longtemps un homme dont la renommée m’a servi de leçon et d’avertissement pour bien des décisions importantes qui ont orienté ma vie. »
Sentence sans nul doute élogieuse et presque adulatrice pour qui ne savait pas, tandis que Bernard le savait fort bien, qu’une des décisions les plus importantes de la vie de Guillaume avait été celle d’abandonner le métier d’inquisiteur. J’en tirai l’impression que, si Guillaume aurait volontiers vu Bernard dans un cul-de-bassefosse impérial, Bernard aurait certainement vu avec plaisir Guillaume saisi de mort accidentelle et foudroyante ; et comme Bernard avait à ses ordres ces jours-là des hommes d’armes, je craignis pour la vie de mon bon maître. Bernard devait avoir déjà été informé par l’Abbé des crimes commis à l’abbaye. En effet, ayant l’air de ne pas relever le poison infus dans la phrase de Guillaume, il lui dit :
« Il y a lieu de croire que ces jours-ci, sur la demande de l’Abbé, et pour m’acquitter de la tâche qui m’a été confiée au terme de l’accord nous voyant réunis ici, je devrai m’occuper d’événements fort tristes où l’on sent l’odeur pestifère du démon. Je vous en parle, car je sais qu’en des temps lointains, où vous m’auriez été plus proche, vous aussi à mes côtés – et aux côtés de mes pairs –, vous vous êtes battu sur ce terrain où s’affrontaient les bataillons du bien contre les bataillons du mal.
— En effet, dit calmement Guillaume, mais ensuite, je suis passé de l’autre côté. » Bernard encaissa bravement le coup :
« Pouvez-vous me dire quelque chose d’utile sur ces histoires de crimes ?
— Malheureusement non, répondit urbainement Guillaume. Je n’ai pas votre expérience en matière d’histoires criminelles. »
Dès lors, je perdis trace des uns et des autres. Guillaume, après une autre conversation avec Michel et Ubertin, se retira dans le scriptorium. Il demanda à Malachie de pouvoir consulter certains livres dont je ne parvins pas à saisir les titres. Malachie le regarda d’une façon étrange, mais il ne put pas les lui refuser. Curieusement, il ne dut pas les chercher dans la bibliothèque. Ils étaient déjà tous sur la table de Venantius. Mon maître se plongea dans la lecture, et je décidai de ne pas le déranger. Je descendis dans les cuisines. Là je vis Bernard Gui. Peut-être voulait-il se rendre compte de la disposition de l’abbaye et circulait-il de partout. Je l’entendis qui interrogeait les cuisiniers et d’autres servants, parlant tant bien que mal le vulgaire du lieu (je me rappelai qu’il avait été inquisiteur en Italie septentrionale). J’eus l’impression qu’il demandait des informations sur les récoltes, sur l’organisation du travail dans le monastère. Mais fût-ce en posant les questions les plus innocentes, il regardait son interlocuteur avec des yeux pénétrants, puis il posait tout à trac une nouvelle question, et là sa victime pâlissait et balbutiait. J’en conclus que, de quelque singulière manière, il menait une enquête inquisitoriale, et il se prévalait d’une arme formidable que tout inquisiteur dans l’exercice de ses fonctions possède et manoeuvre : la peur de l’autre. Car tout homme soumis à l’inquisition dit d’ordinaire à l’inquisiteur, par peur d’être soupçonné de quelque chose, ce qui peut servir à rendre suspect quelqu’un d’autre. Pendant tout le reste de l’après-midi, au fil de mes déambulations, je vis Bernard procéder de cette manière, aussi bien près des moulins que dans le cloître. Mais il n’affronta presque jamais des moines, toujours des frères lais ou des paysans. Le contraire de ce qu’avait fait Guillaume jusqu’à présent.
Demain Le nom de la Rose – 32 - 4ème jour Vêpres
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