mercredi 23 décembre 2020

Marcel proust - Un Amour de Swann - 14/27 - Lu par André Dussolier


 

Marcel Proust

Un Amour de Swann

14/27

Lu par André Dussolier



                                                                                 



Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer, elle lui demanda de rester encore et le retint même vivement, en lui prenant le bras, au moment où il allait ouvrir la porte pour sortir. Mais il n’y prit pas garde, car dans la multitude des gestes, des propos, des petits incidents qui remplissent une conversation, il est inévitable que nous passions, sans y rien remarquer qui éveille notre attention, près de ceux qui cachent une vérité que nos soupçons cherchent au hasard, et que nous nous arrêtions au contraire à ceux sous lesquels il n’y a rien. Elle lui redisait tout le temps : « Quel malheur que toi, qui ne viens jamais l’après-midi, pour une fois que cela t’arrive, je ne t’aie pas vu. » Il savait bien qu’elle n’était pas assez amoureuse de lui pour avoir un regret si vif d’avoir manqué sa visite, mais comme elle était bonne, désireuse de lui faire plaisir, et souvent triste quand elle l’avait contrarié, il trouva tout naturel qu’elle le fût cette fois de l’avoir privé de ce plaisir de passer une heure ensemble qui était très grand, non pour elle, mais pour lui. C’était pourtant une chose assez peu importante pour que l’air douloureux qu’elle continuait d’avoir finît par l’étonner. Elle rappelait ainsi, plus encore qu’il ne le trouvait d’habitude, les figures de femmes du peintre de la Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et navré qui semble succomber sous le poids d’une douleur trop lourde pour elles, simplement quand elles laissent l’enfant Jésus jouer avec une grenade ou regardent Moïse verser de l’eau dans une auge. Il lui avait déjà vu une fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand. Et tout d’un coup, il se rappela : c’était quand Odette avait menti en parlant à Mme Verdurin le lendemain de ce dîner où elle n’était pas venue sous prétexte qu’elle était malade et en réalité pour rester avec Swann. Certes, eût-elle été la plus scrupuleuse des femmes qu’elle n’aurait pu avoir de remords d’un mensonge aussi innocent. Mais ceux que faisait couramment Odette l’étaient moins et servaient à empêcher des découvertes qui auraient pu lui créer, avec les uns ou avec les autres, de terribles difficultés. Aussi quand elle mentait, prise de peur, se sentant peu armée pour se défendre, incertaine du succès, elle avait envie de pleurer, par fatigue comme certains enfants qui n’ont pas dormi. Puis elle savait que son mensonge lésait d’ordinaire gravement l’homme à qui elle le faisait, et à la merci duquel elle allait peut-être tomber si elle mentait mal. Alors elle se sentait à la fois humble et coupable devant lui. Et quand elle avait à faire un mensonge insignifiant et mondain, par association de sensations et de souvenirs, elle éprouvait le malaise d’un surmenage et le regret d’une méchanceté.

Quel mensonge déprimant était-elle en train de faire à Swann pour qu’elle eût ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient fléchir sous l’effort qu’elle s’imposait, et demander grâce ? Il eut l’idée que ce n’était pas seulement la vérité sur l’incident de l’après-midi qu’elle s’efforçait de lui cacher, mais quelque chose de plus actuel, peut-être de non encore survenu et de tout prochain, et qui pourrait l’éclairer sur cette vérité. À ce moment, il entendit un coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais ses paroles n’étaient qu’un gémissement : son regret de ne pas avoir vu Swann dans l’après-midi, de ne pas lui avoir ouvert, était devenu un véritable désespoir.

On entendit la porte d’entrée se refermer et le bruit d’une voiture, comme si repartait une personne — celle probablement que Swann ne devait pas rencontrer — à qui on avait dit qu’Odette était sortie. Alors en songeant que rien qu’en venant à une heure où il n’en avait pas l’habitude, il s’était trouvé déranger tant de choses qu’elle ne voulait pas qu’il sût, il éprouva un sentiment de découragement, presque de détresse. Mais comme il aimait Odette, comme il avait l’habitude de tourner vers elle toutes ses pensées, la pitié qu’il eût pu s’inspirer à lui-même, ce fut pour elle qu’il la ressentit, et il murmura : « Pauvre chérie ! » Quand il la quitta, elle prit plusieurs lettres qu’elle avait sur sa table et lui demanda s’il ne pourrait pas les mettre à la poste. Il les emporta et, une fois rentré s’aperçut qu’il avait gardé les lettres sur lui. Il retourna jusqu’à la poste, les tira de sa poche et avant de les jeter dans la boîte regarda les adresses. Elles étaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour Forcheville. Il la tenait dans sa main. Il se disait : « Si je voyais ce qu’il y a dedans, je saurais comment elle l’appelle, comment elle lui parle, s’il y a quelque chose entre eux. Peut-être même qu’en ne la regardant pas, je commets une indélicatesse à l’égard d’Odette, car c’est la seule manière de me délivrer d’un soupçon peut-être calomnieux pour elle, destiné en tous cas à la faire souffrir et que rien ne pourrait plus détruire, une fois la lettre partie. »

Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardé sur lui cette dernière lettre. Il alluma une bougie et en approcha l’enveloppe qu’il n’avait pas osé ouvrir. D’abord il ne put rien lire, mais l’enveloppe était mince, et en la faisant adhérer à la carte dure qui y était incluse, il put à travers sa transparence, lire les derniers mots. C’était une formule finale très froide. Si, au lieu que ce fût lui qui regardât une lettre adressée à Forcheville, c’eût été Forcheville qui eût lu une lettre adressée à Swann, il aurait pu voir des mots autrement tendres. Il maintint immobile la carte qui dansait dans l’enveloppe plus grande qu’elle, puis, la faisant glisser avec le pouce, en amena successivement les différentes lignes sous la partie de l’enveloppe qui n’était pas doublée, la seule à travers laquelle on pouvait lire.

Malgré cela il ne distinguait pas bien. D’ailleurs cela ne faisait rien, car il en avait assez vu pour se rendre compte qu’il s’agissait d’un petit événement sans importance et qui ne touchait nullement à des relations amoureuses ; c’était quelque chose qui se rapportait à un oncle d’Odette. Swann avait bien lu au commencement de la ligne : « J’ai eu raison », mais ne comprenait pas ce qu’Odette avait eu raison de faire, quand soudain, un mot qu’il n’avait pas pu déchiffrer d’abord, apparut et éclaira le sens de la phrase tout entière : « J’ai eu raison d’ouvrir, c’était mon oncle. » D’ouvrir ! alors Forcheville était là tantôt quand Swann avait sonné et elle l’avait fait partir, d’où le bruit qu’il avait entendu.

Alors il lut toute la lettre ; à la fin elle s’excusait d’avoir agi aussi sans façon avec lui et lui disait qu’il avait oublié ses cigarettes chez elle, la même phrase qu’elle avait écrite à Swann une des premières fois qu’il était venu. Mais pour Swann elle avait ajouté : « puissiez-vous y avoir laissé votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre ». Pour Forcheville rien de tel : aucune allusion qui pût faire supposer une intrigue entre eux. À vrai dire d’ailleurs, Forcheville était en tout ceci plus trompé que lui, puisque Odette lui écrivait pour lui faire croire que le visiteur était son oncle. En somme, c’était lui, Swann, l’homme à qui elle attachait de l’importance et pour qui elle avait congédié l’autre. Et pourtant, s’il n’y avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi n’avoir pas ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit : « J’ai bien fait d’ouvrir, c’était mon oncle » ? si elle ne faisait rien de mal à ce moment-là, comment Forcheville pourrait-il même s’expliquer qu’elle eût pu ne pas ouvrir ? Swann restait là, désolé, confus et pourtant heureux, devant cette enveloppe qu’Odette lui avait remise sans crainte, tant était absolue la confiance qu’elle avait en sa délicatesse, mais à travers le vitrage transparent de laquelle se dévoilait à lui, avec le secret d’un incident qu’il n’aurait jamais cru possible de connaître, un peu de la vie d’Odette, comme dans une étroite section lumineuse pratiquée à même l’inconnu. Puis sa jalousie s’en réjouissait, comme si cette jalousie eût eu une vitalité indépendante, égoïste, vorace de tout ce qui la nourrirait, fût-ce aux dépens de lui-même. Maintenant elle avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer à s’inquiéter chaque jour des visites qu’Odette avait reçues vers cinq heures, à chercher à apprendre où se trouvait Forcheville à cette heure-là. Car la tendresse de Swann continuait à garder le même caractère que lui avait imprimé dès le début à la fois l’ignorance où il était de l’emploi des journées d’Odette et la paresse cérébrale qui l’empêchait de suppléer à l’ignorance par l’imagination. Il ne fut pas jaloux d’abord de toute la vie d’Odette, mais des seuls moments où une circonstance, peut-être mal interprétée, l’avait amené à supposer qu’Odette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui jette une première, puis une seconde, puis une troisième amarre, s’attacha solidement à ce moment de cinq heures du soir, puis à un autre, puis à un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses souffrances. Elles n’étaient que le souvenir, la perpétuation d’une souffrance qui lui était venue du dehors.

Mais là tout lui en apportait. Il voulut éloigner Odette de Forcheville, l’emmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait qu’elle était désirée par tous les hommes qui se trouvaient dans l’hôtel et qu’elle-même les désirait. Aussi lui qui jadis en voyage recherchait les gens nouveaux, les assemblées nombreuses, on le voyait sauvage, fuyant la société des hommes comme si elle l’eût cruellement blessé. Et comment n’aurait-il pas été misanthrope, quand dans tout homme il voyait un amant possible pour Odette ? Et ainsi sa jalousie, plus encore que n’avait fait le goût voluptueux et riant qu’il avait d’abord pour Odette, altérait le caractère de Swann et changeait du tout au tout, aux yeux des autres, l’aspect même des signes extérieurs par lesquels ce caractère se manifestait.

 Un mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par Odette à Forcheville, Swann alla à un dîner que les Verdurin donnaient au Bois. Au moment où on se préparait à partir, il remarqua des conciliabules entre Mme Verdurin et plusieurs des invités et crut comprendre qu’on rappelait au pianiste de venir le lendemain à une partie à Chatou ; or, lui, Swann, n’y était pas invité.

Les Verdurin n’avaient parlé qu’à demi-voix et en termes vagues, mais le peintre, distrait sans doute, s’écria :

Il ne faudra aucune lumière et qu’il joue la sonate Clair de lune dans l’obscurité pour mieux voir s’éclairer les choses.

Mme Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expression où le désir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullité intense du regard, où l’immobile signe d’intelligence du complice se dissimule sous les sourires de l’ingénu et qui enfin, commune à tous ceux qui s’aperçoivent d’une gaffe, la révèle instantanément sinon à ceux qui la font, du moins à celui qui en est l’objet. Odette eut soudain l’air d’une désespérée qui renonce à lutter contre les difficultés écrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les minutes qui le séparaient du moment où, après avoir quitté ce restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui demander des explications, obtenir qu’elle n’allât pas le lendemain à Chatou ou qu’elle l’y fît inviter, et apaiser dans ses bras l’angoisse qu’il ressentait. Enfin on demanda leurs voitures. Mme Verdurin dit à Swann :

Alors, adieu, à bientôt, n’est-ce pas ? tâchant par l’amabilité du regard et la contrainte du sourire de l’empêcher de penser qu’elle ne lui disait pas, comme elle eût toujours fait jusqu’ici :

À demain à Chatou, à après-demain chez moi. »

M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de Swann s’était rangée derrière la leur dont il attendait le départ pour faire monter Odette dans la sienne.

Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite place pour vous à côté de M. de Forcheville.

Oui, Madame, répondit Odette.

Comment, mais je croyais que je vous reconduisais, s’écria Swann, disant sans dissimulation les mots nécessaires, car la portière était ouverte, les secondes étaient comptées, et il ne pouvait rentrer sans elle dans l’état où il était.

Mais Mme Verdurin m’a demandé…

Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous l’avons laissée assez de fois, dit Mme Verdurin.

Mais c’est que j’avais une chose importante à dire à Madame.

Eh bien ! vous la lui écrirez…

Adieu, lui dit Odette en lui tendant la main.

Il essaya de sourire, mais il avait l’air atterré.

As-tu vu les façons que Swann se permet maintenant avec nous ? dit Mme Verdurin à son mari quand ils furent rentrés. J’ai cru qu’il allait me manger, parce que nous ramenions Odette. C’est d’une inconvenance, vraiment ! Alors, qu’il dise tout de suite que nous tenons une maison de rendez-vous ! Je ne comprends pas qu’Odette supporte des manières pareilles. Il a absolument l’air de dire : vous m’appartenez. Je dirai ma manière de penser à Odette, j’espère qu’elle comprendra.

Et elle ajouta encore un instant après, avec colère :

Non, mais voyez-vous, cette sale bête ! employant sans s’en rendre compte, et peut-être en obéissant au même besoin obscur de se justifier — comme Françoise à Combray quand le poulet ne voulait pas mourir — les mots qu’arrachent les derniers sursauts d’un animal inoffensif qui agonise au paysan qui est en train de l’écraser.

Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swann s’avança, son cocher le regardant lui demanda s’il n’était pas malade ou s’il n’était pas arrivé de malheur.

Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut à pied, par le Bois, qu’il rentra. Il parlait seul, à haute voix, et sur le même ton un peu factice qu’il avait pris jusqu’ici quand il détaillait les charmes du petit noyau et exaltait la magnanimité des Verdurin. Mais de même que les propos, les sourires, les baisers d’Odette lui devenaient aussi odieux qu’il les avait trouvés doux, s’ils étaient adressés à d’autres que lui, de même, le salon des Verdurin, qui tout à l’heure encore lui semblait amusant, respirant un goût vrai pour l’art et même une sorte de noblesse morale, maintenant que c’était un autre que lui qu’Odette allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules, sa sottise, son ignominie.

Il se représentait avec dégoût la soirée du lendemain à Chatou. « D’abord cette idée d’aller à Chatou ! Comme des merciers qui viennent de fermer leur boutique ! Vraiment ces gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils ne doivent pas exister réellement, ils doivent sortir du théâtre de Labiche ! »

Il y aurait là les Cottard, peut-être Brichot. « Est-ce assez grotesque cette vie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui se croiraient perdus, ma parole, s’ils ne se retrouvaient pas tous demain à Chatou ! » Hélas ! il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait à « faire des mariages », qui inviterait Forcheville à venir avec Odette à son atelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habillée pour cette partie de campagne, « car elle est si vulgaire et surtout, la pauvre petite, elle est tellement bête !!! »

Il entendit les plaisanteries que ferait Mme Verdurin après dîner, les plaisanteries qui, quel que fût l’ennuyeux qu’elles eussent pour cible, l’avaient toujours amusé parce qu’il voyait Odette en rire, en rire avec lui, presque en lui. Maintenant il sentait que c’était peut-être de lui qu’on allait faire rire Odette. « Quelle gaîté fétide ! disait-il en donnant à sa bouche une expression de dégoût si forte qu’il avait lui-même la sensation musculaire de sa grimace jusque dans son cou révulsé contre le col de sa chemise. Et comment une créature dont le visage est fait à l’image de Dieu peut-elle trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes ? Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. C’est vraiment incroyable de penser qu’un être humain peut ne pas comprendre qu’en se permettant un sourire à l’égard d’un semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dégrade jusqu’à une fange d’où il ne sera plus possible à la meilleure volonté du monde de jamais le relever. J’habite à trop de milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être éclaboussé par les plaisanteries d’une Verdurin, s’écria-t-il, en relevant la tête, en redressant fièrement son corps en arrière. Dieu m’est témoin que j’ai sincèrement voulu tirer Odette de là, et l’élever dans une atmosphère plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est à bout », se dit-il, comme si cette mission d’arracher Odette à une atmosphère de sarcasmes datait de plus longtemps que de quelques minutes, et comme s’il ne se l’était pas donnée seulement depuis qu’il pensait que ces sarcasmes l’avaient peut-être lui-même pour objet et tentaient de détacher Odette de lui.

Il voyait le pianiste prêt à jouer la sonate Clair de lune et les mines de Mme Verdurin s’effrayant du mal que la musique de Beethoven allait faire à ses nerfs : « Idiote, menteuse ! s’écria-t-il, et ça croit aimer l’Art ! ». Elle dira à Odette, après lui avoir insinué adroitement quelques mots louangeurs pour Forcheville, comme elle avait fait si souvent pour lui : « Vous allez faire une petite place à côté de vous à M. de Forcheville. » « Dans l’obscurité ! maquerelle, entremetteuse ! ». « Entremetteuse », c’était le nom qu’il donnait aussi à la musique qui les convierait à se taire, à rêver ensemble, à se regarder, à se prendre la main. Il trouvait du bon à la sévérité contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille éducation française.

En somme la vie qu’on menait chez les Verdurin et qu’il avait appelée si souvent « la vraie vie » lui semblait la pire de toutes, et leur petit noyau le dernier des milieux. « C’est vraiment, disait-il, ce qu’il y a de plus bas dans l’échelle sociale, le dernier cercle de Dante. Nul doute que le texte auguste ne se réfère aux Verdurin ! Au fond, comme les gens du monde dont on peut médire, mais qui tout de même sont autre chose que ces bandes de voyous, montrent leur profonde sagesse en refusant de les connaître, d’y salir même le bout de leurs doigts ! Quelle divination dans ce « Noli me tangere » du faubourg Saint-Germain ! » Il avait quitté depuis bien longtemps les allées du Bois, il était presque arrivé chez lui, que, pas encore dégrisé de sa douleur et de la verve d’insincérité dont les intonations menteuses, la sonorité artificielle de sa propre voix lui versaient d’instant en instant plus abondamment l’ivresse, il continuait encore à pérorer tout haut dans le silence de la nuit : « Les gens du monde ont leurs défauts que personne ne reconnaît mieux que moi, mais enfin ce sont tout de même des gens avec qui certaines choses sont impossibles. Telle femme élégante que j’ai connue était loin d’être parfaite, mais enfin il y avait tout de même chez elle un fond de délicatesse, une loyauté dans les procédés qui l’auraient rendue, quoi qu’il arrivât, incapable d’une félonie et qui suffisent à mettre des abîmes entre elle et une mégère comme la Verdurin. Verdurin ! quel nom ! Ah ! on peut dire qu’ils sont complets, qu’ils sont beaux dans leur genre ! Dieu merci, il n’était que temps de ne plus condescendre à la promiscuité avec cette infamie, avec ces ordures. »

Mais, comme les vertus qu’il attribuait tantôt encore aux Verdurin n’auraient pas suffi, même s’ils les avaient vraiment possédées, mais s’ils n’avaient pas favorisé et protégé son amour, à provoquer chez Swann cette ivresse où il s’attendrissait sur leur magnanimité et qui, même propagée à travers d’autres personnes, ne pouvait lui venir que d’Odette — de même, l’immoralité, eût-elle été réelle, qu’il trouvait aujourd’hui aux Verdurin aurait été impuissante, s’ils n’avaient pas invité Odette avec Forcheville et sans lui, à déchaîner son indignation et à lui faire flétrir « leur infamie ». Et sans doute la voix de Swann était plus clairvoyante que lui-même, quand elle se refusait à prononcer ces mots pleins de dégoût pour le milieu Verdurin et de la joie d’en avoir fini avec lui, autrement que sur un ton factice et comme s’ils étaient choisis plutôt pour assouvir sa colère que pour exprimer sa pensée. Celle-ci, en effet, pendant qu’il se livrait à ces invectives, était probablement, sans qu’il s’en aperçût, occupée d’un objet tout à fait différent, car une fois arrivé chez lui, à peine eut-il refermé la porte cochère, que brusquement il se frappa le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en s’écriant d’une voix naturelle cette fois : « Je crois que j’ai trouvé le moyen de me faire inviter demain au dîner de Chatou ! » Mais le moyen devait être mauvais, car Swann ne fut pas invité : le docteur Cottard qui, appelé en province pour un cas grave, n’avait pas vu les Verdurin depuis plusieurs jours et n’avait pu aller à Chatou, dit, le lendemain de ce dîner, en se mettant à table chez eux :

Mais, est-ce que nous ne verrons pas M. Swann, ce soir ? Il est bien ce qu’on appelle un ami personnel du…

Mais j’espère bien que non ! s’écria Mme Verdurin, Dieu nous en préserve, il est assommant, bête et mal élevé.

Cottard à ces mots manifesta en même temps, son étonnement et sa soumission, comme devant une vérité contraire à tout ce qu’il avait cru jusque-là, mais d’une évidence irrésistible ; et, baissant d’un air ému et peureux son nez dans son assiette, il se contenta de répondre : « Ah ! -ah ! -ah ! -ah ! -ah ! » en traversant à reculons, dans sa retraite repliée en bon ordre jusqu’au fond de lui-même, le long d’une gamme descendante, tout le registre de sa voix. Et il ne fut plus question de Swann chez les Verdurin.

A suivre demain

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