dimanche 6 décembre 2020

Umberto Eco - Lenom de la Rose - 27/53 - 4ème jour - laudes



Le nom de la Rose

27/53

4ème jour – Laudes

Lu par François Berland


 

Où Guillaume et Séverin examinent le cadavre de Bérenger, découvrent qu’il a la langue noire, chose singulière pour un noyé. Puis ils discutent de poisons très douloureux et d’un vol du temps passé.


Je ne m’attarderai pas à dire comment nous informâmes l’Abbé, comment toute l’abbaye se réveilla avant l’heure canonique, les cris d’horreur, l’épouvante et la douleur qu’on voyait sur le visage de chacun, comment la nouvelle se propagea dans tout le peuple de la plaine, avec les servants qui se signaient et prononçaient des formules de conjuration. Je ne sais si ce matin-là le premier office se déroula selon les règles, et qui y prit part. Moi je suivis Guillaume et Séverin qui firent envelopper le corps de Bérenger et donnèrent l’ordre de l’allonger sur une table, dans l’hôpital. Une fois l’Abbé et les autres moines éloignés, l’herboriste et mon maître observèrent longuement le cadavre, avec la froideur des hommes de médecine. 

« Il est mort noyé, dit Séverin, il n’y a point de doute. Le visage est enflé, le ventre est tendu… 

— Mais il n’a pas été noyé par quelqu’un d’autre, observa Guillaume, sinon il se serait rebellé à la violence de l’homicide, et nous aurions trouvé des traces d’eau répandue autour de la baignoire. Au contraire, tout était bien ordonné et propre, comme si Bérenger avait fait réchauffer l’eau, rempli la baignoire et s’y était installé de sa propre volonté. 

— Voilà qui ne m’étonne guère, dit Séverin. Bérenger souffrait de convulsions, et je lui avais dit moi-même, à plusieurs reprises, que les bains tièdes servent à calmer l’excitation du corps et de l’esprit. Plusieurs fois, il m’avait demandé l’autorisation d’accéder aux balnea. C’est ce qu’il aurait pu faire cette nuit… 

— La nuit précédente, observa Guillaume, car ce corps – tu le vois – est resté dans l’eau un jour au moins… — Il est possible que ça se soit passé l’autre nuit », convint Séverin. 

Guillaume le mit en partie au courant des événements de cette nuit-là. Il ne lui dit pas que nous étions allés furtivement dans le scriptorium mais, en lui cachant diverses circonstances, il lui dit que nous avions poursuivi une silhouette mystérieuse qui nous avait dérobé un livre. Séverin comprit que Guillaume ne lui racontait qu’une partie de la vérité, mais il ne posa pas de questions. Il observa que l’agitation de Bérenger, si c’était lui le voleur mystérieux, pouvait l’avoir poussé à chercher la tranquillité dans un bain restaurateur. Bérenger, observa-t-il encore, était de nature très sensible, parfois une contrariété ou une émotion lui provoquait des tremblements, des sueurs froides, il roulait des yeux et tombait par terre en crachant une bave blanchâtre. 

« En tout cas, dit Guillaume, avant de venir ici il s’est rendu ailleurs, car je n’ai pas vu dans les balnea le livre qu’il a volé. 

— Oui, confirmai-je avec une certaine fierté, j’ai soulevé sa vêture qui croupissait à côté de la baignoire, et je n’ai trouvé trace d’aucun objet volumineux. 

— Bien, me sourit Guillaume. Donc il s’est rendu quelque part, ailleurs, puis admettons toujours que pour calmer son agitation, et peut-être pour se soustraire à nos recherches, il se soit glissé dans les balnea et se soit plongé dans l’eau. Séverin, juges-tu que le mal dont il souffrait était suffisant pour lui faire perdre les sens et entraîner la noyade ? 

— Ça se pourrait, hésita Séverin. D’autre part, si tout est arrivé il y a deux nuits, de l’eau aurait très bien pu verser autour de la baignoire, et sécher par la suite. Ainsi nous ne pouvons exclure qu’il a été noyé de vive force. 

— Non, dit Guillaume. As-tu déjà vu un assassiné qui, avant de se faire noyer, ôte ses vêtements ? » 

Séverin branla du chef, comme si cet argument n’avait plus grande valeur. Depuis quelques instants il examinait les mains du cadavre : 

« Voici une chose curieuse… dit-il. 

— Quoi ? 

— L’autre jour j’ai observé les mains de Venantius, quand on lavait son corps du sang qui le recouvrait, et j’ai remarqué un détail auquel je n’avais pas donné beaucoup d’importance. Le bout de deux doigts de la main droite de Venantius était foncé, comme noirci par une substance brune. Exactement, tu vois ? comme à présent le bout des deux doigts de Bérenger. Et même, en ce cas nous en avons quelques traces sur le troisième doigt. Alors j’ai pensé que Venantius avait touché des encres dans le scriptorium… 

— Très intéressant », observa Guillaume tout pensif, en regardant de plus près les doigts de Bérenger. L’aube se levait, la lumière à l’intérieur était encore faible, mon maître souffrait évidemment du manque de ses verres. 

« Très intéressant, répéta-t-il. L’index et le pouce sont foncés au bout, le médius seulement sur la partie interne, et faiblement. Mais il y a des traces plus faibles sur la main gauche aussi, au moins sur l’index et sur le pouce. 

— S’il ne s’agissait que de la main droite, ce serait les doigts de qui saisit quelque chose de petit, ou de long et de mince… 

— Comme un stylet. Ou un aliment. Ou un insecte. Ou un serpent. Ou un ostensoir. Ou un bâton. Trop de choses. Mais s’il y a des signes sur l’autre main aussi, ce pourrait être encore une coupe, tenue solidement dans la droite, quand la gauche collabore avec une moindre force… » 

Séverin s’était mis à frotter légèrement les doigts du mort, mais la couleur brune ne partait pas. Je remarquai qu’il avait enfilé une paire de gants, dont il se servait probablement quand il manipulait des substances toxiques. Il reniflait, mais sans en tirer aucune sensation. 

« Je pourrais te citer beaucoup de substances végétales (et minérales aussi) qui provoquent des traces de ce type. Certaines létales, d’autres pas. Les enlumineurs ont parfois les doigts maculés de poudre d’or… 

— Adelme était enlumineur, dit Guillaume. J’imagine que devant son corps fracassé tu n’as pas pensé à lui examiner les doigts. Mais eux, ils pourraient avoir touché quelque chose qui avait appartenu à Adelme. 

— Je ne sais vraiment pas, dit Séverin. Deux morts, tous deux avec les doigts noirs. Qu’en déduis-tu ? 

— Je n’en déduis rien : nihil sequitur geminis ex particularibus unquam. Il faudrait ramener les deux cas à une règle. Par exemple : il existe une substance qui noircit les doigts de qui la touche… » 

Je terminai triomphant le syllogisme : 

« … Venantius et Bérenger ont les doigts noircis, ergo ils ont touché cette substance ! 

— Bien Adso, dit Guillaume. Dommage que ton syllogisme ne tienne pas debout, car aut semel aut iterum médium generaliter esto, et dans ce syllogisme le moyen terme n’apparaît jamais comme général. Signe que nous avons mal choisi la prémisse majeure. Je ne devais pas dire : tous ceux qui touchent une certaine substance ont les doigts noirs, car il pourrait exister aussi des personnes avec les doigts noirs et qui n’ont pas touché la substance. Je devais dire : tous ceux, et seulement tous ceux, qui ont les doigts noirs ont certainement touché une substance donnée. Venantius et Bérenger, et caetera. Avec quoi nous aurions un Darii, un excellent troisième syllogisme de première figure. 

— Alors nous avons la réponse ! dis-je tout content. 

— Hélas, Adso, comme tu te fies aux syllogismes ! Nous avons seulement et de nouveau la question. En somme nous avons émis l’hypothèse que Venantius et Bérenger ont touché la même chose, hypothèse à coup sûr raisonnable. Mais une fois que nous avons imaginé une substance qui, seule entre toutes, provoque ce résultat (ce qui est encore à vérifier), nous ne savons ce qu’elle est, ni où ceux-ci l’ont trouvée, et pourquoi ils l’ont touchée. Et note bien, nous ne savons pas même à la fin si la substance qu’ils ont touchée, est ce qui les a conduits à la mort. Imagine qu’un fou veuille tuer tous ceux qui touchent de la poudre d’or. Dirions-nous que c’est la poudre d’or qui tue ? » 

Je demeurai troublé. J’avais toujours cru que la logique était une arme universelle, et je m’apercevais maintenant combien sa validité dépendait de la façon dont on en usait. Par ailleurs, en fréquentant mon maître je m’étais rendu compte, et je m’en rendis de plus en plus compte dans les jours qui suivirent, que la logique pouvait grandement servir à condition d’y entrer et puis d’en sortir. Séverin, qui n’était certes pas un bon logicien, réfléchissait cependant selon sa propre expérience : 

« L’univers des poisons est varié comme variés sont les mystères de la nature », dit-il. 

Il montra une série de vases et de flacons qu’une fois déjà nous avions admirés, disposés en bon ordre sur les étagères le long des murs, avec quantité de volumes. 

« Comme je te l’ai déjà dit, nombre de ces herbes, dûment composées et dosées, pourraient fournir des boissons et des onguents mortels. Voici, là-bas, le datura stramonium{190} , la belladone, la ciguë : elles peuvent procurer somnolence, excitation, ou bien l’une et l’autre ; administrées avec prudence, ce sont d’excellents médicaments, en doses excessives, elles entraînent la mort. 

— Mais aucune de ces substances ne laisserait des marques sur les doigts ? 

— Aucune, je crois. Ensuite il y a les substances qui deviennent dangereuses uniquement si on les ingère, et d’autres qui agissent au contraire sur la peau. L’ellébore blanc peut provoquer des vomissements chez qui le saisit pour l’arracher de terre. Le dictame est le sceau-de-salomon qui, quand il est en fleur, provoque de l’ivresse chez les jardiniers s’ils le touchent, comme s’ils avaient bu du vin. L’ellébore noir, à le toucher seulement, provoque la diarrhée. D’autres plantes donnent des palpitations du coeur, d’autres de la tête, d’autres encore ôtent la voix. Par contre le venin de la vipère, appliqué sur la peau sans qu’il pénètre dans le sang, ne produit qu’une légère irritation… Mais une fois on me montra une mixture qui, appliquée sur la partie interne des cuisses d’un chien, près des organes génitaux, provoque la mort de l’animal en un court laps de temps, au milieu de convulsions atroces, les membres se roidissant peu à peu… 

— Tu en sais long sur les poisons », observa Guillaume, dont la voix paraissait trahir une grande admiration. 

Séverin le fixa et, quelques instants, soutint son regard : 

« Je sais ce qu’un médecin, un herboriste, un amateur de sciences de la santé humaine doit savoir. » 

Guillaume resta un long moment songeur. Puis il pria Séverin d’ouvrir la bouche du cadavre et d’en observer la langue. Séverin, intrigué, se servit d’une fine spatule, un des instruments de son art médical, et s’exécuta. Il eut un cri de stupeur : 

« La langue est noire ! 

— Alors c’est ça, murmura Guillaume. Il a saisi quelque chose avec les doigts et l’a ingéré… Ce qui élimine les poisons que tu viens de citer, qui tuent en pénétrant à travers la peau. Mais ne rend pas plus facile nos inductions. Parce qu’à présent nous devons penser, pour lui et pour Venantius, à un geste volontaire, non casuel, où n’entrent en jeu ni la distraction, ni l’imprudence, ni la violence d’autrui. Ils ont saisi quelque chose et l’ont introduit dans leur bouche, sachant ce qu’ils faisaient… 

— Un aliment ? Une boisson ? 

— Peut-être. Ou peut-être… que sais-je ? un instrument musical comme une flûte… 

— Absurde, dit Séverin. 

— Certes, c’est absurde. Mais nous ne devons négliger aucune hypothèse, pour extraordinaire qu’elle soit. Pour l’instant, cherchons à remonter à la matière toxique. Si quelqu’un qui connaît les poisons autant que toi s’était introduit ici et s’était servi de certaines de tes herbes, aurait-il pu composer un onguent mortel susceptible de produire ces marques sur les doigts et sur la langue ? Susceptible d’être mêlé à un aliment, à une boisson, placé sur une cuillère, sur quelque chose qui se met à la bouche ? 

— Oui, admit Séverin, mais qui ? Et puis, en admettant cette, hypothèse, comment eût-on administré le poison à nos deux malheureux frères ? » 

Franchement, moi non plus je n’arrivais pas à imaginer Venantius ou Bérenger se laissant approcher par quelqu’un qui leur aurait présenté une substance mystérieuse et les aurait convaincus de la manger ou de la boire. 

Mais cette bizarrerie ne parut pas troubler Guillaume. 

« A cela nous penserons plus tard, dit-il, parce que pour l’heure j’aimerais que tu cherches à te rappeler quelque fait qui peut-être ne t’est pas encore revenu à l’esprit, je ne sais pas moi, quelqu’un qui t’aurait posé des questions sur tes herbes, quelqu’un qui entrerait avec facilité dans l’hôpital… 

— Attends voir, dit Séverin, il y a longtemps de cela, je parle d’années, je conservais sur une de ces étagères une substance très puissante, que m’avait procurée un frère au retour de voyages dans de lointains pays. Il ne savait pas me dire de quoi elle était faite, d’herbes certainement, mais pas toutes connues. D’apparence, elle était visqueuse et jaunâtre, mais on me conseilla de ne pas la toucher car, ne fût-elle entrée qu’au seul contact de mes lèvres, elle m’aurait tué en un court moment. Ce frère me dit que, ingérée même à doses minimes, elle provoquait en l’espace d’une demi-heure une sensation de grande fatigue, puis une lente paralysie de tous les membres, et la mort enfin. Il ne voulait pas l’emporter avec lui, il m’en fit don. Je la gardai longtemps, car je me proposais de l’examiner d’une façon ou d’une autre. Puis un jour une grande tempête se déchaîna sur le plateau. Un de mes aides, un novice, avait laissé ouverte la porte de l’hôpital, et l’ouragan avait mis sens dessus dessous toute la pièce où nous nous trouvons maintenant. Flacons brisés, liquides répandus sur le pavement, herbes et poudres aux quatre vents. Je travaillai un jour entier pour remettre en ordre mes affaires, et je ne me fis aider que pour balayer les tessons et les herbes irrécupérables désormais. A la fin, je m’aperçus qu’il manquait justement le flacon dont je te parlais. D’abord je fus préoccupé, ensuite je me persuadai qu’il s’était brisé et confondu avec les autres débris. Je fis laver de fond en comble le pavement de l’hôpital, et les étagères…

— Et tu avais vu le flacon quelques heures avant l’ouragan ? 

— Oui… Ou plutôt, non, maintenant que j’y pense. Il se trouvait derrière une rangée de vases, bien caché, et je ne le contrôlais pas chaque jour… 

— Donc, d’après ce que tu sais, il aurait pu t’être dérobé bien avant l’ouragan, sans que tu le saches ? 

— A présent que tu m’y fais réfléchir, oui, sans nul doute. 

— Et ton novice pourrait l’avoir dérobé et puis saisi l’occasion de l’ouragan pour laisser délibérément la porte ouverte et mettre tes affaires dans le plus grand désordre ? » 

Séverin eut l’air fort excité : 

« Certes oui. Non seulement, mais en me rappelant ce qui advint, je fus très étonné que l’ouragan, pour violent qu’il fût, eût renversé tant de choses. Je pourrais parfaitement avancer que quelqu’un a profité de l’ouragan pour ravager la pièce et produire plus de dommages que le vent n’aurait pu le faire ! 

— Qui était le novice ? 

— Il s’appelait Agostino. Mais il est mort l’année dernière, en tombant d’un échafaudage tandis qu’avec d’autres moines et des servants, il nettoyait les sculptures de la façade de l’église. Et puis, en y songeant bien, il avait juré ses grands dieux qu’il n’avait pas laissé la porte ouverte avant l’ouragan. Ce fut moi, rendu furieux, qui le tins pour responsable de l’incident. Peut-être était-il vraiment innocent. 

— Et comme ça, nous avons une troisième personne, sans doute bien plus experte qu’un novice, qui connaissait l’existence de ton poison. A qui en avais-tu parlé ? 

— Ça, vraiment, je ne m’en souviens pas. A l’Abbé, bien sûr, en lui demandant la permission de garder une substance aussi dangereuse. Et à quelque autre, peut-être justement à la bibliothèque, car je cherchais des herbiers qui auraient pu me révéler quelque chose. 

— Mais ne m’as-tu pas dit que tu conserves près de toi les livres les plus utiles à ton art ? 

— Si, et beaucoup, dit-il en montrant dans un coin de la pièce plusieurs étagères chargées de dizaines de volumes. Mais à l’époque je cherchais certains livres qu’il me serait impossible de garder ici, et même que Malachie était réticent à me laisser consulter, à telle enseigne que je dus en demander l’autorisation à l’Abbé. » 

Sa voix se fit plus basse, comme s’il avait quelque scrupule à ce que je l’entendisse moi aussi. 

« Tu sais, dans un lieu inconnu de la bibliothèque on conserve même des ouvrages de nécromancie, de magie noire, de recettes pour des philtres diaboliques. Je pus prendre connaissance de certaines de ces oeuvres, par devoir scientifique, et j’espérais trouver une description de ce poison et de ses fonctions. En vain. 

— Tu en as donc parlé à Malachie. 

— Sans nul doute à lui, et peut-être aussi à Bérenger lui-même, qui l’assistait. Mais n’en tire pas de conclusions hâtives : je ne me souviens pas, peut-être, tandis que je parlais, d’autres moines étaient présents, tu sais, il y a parfois beaucoup de monde dans le scriptorium… 

— Je ne soupçonne personne. Je cherche simplement à comprendre ce qui a pu se passer. Tu me dis en tout cas que le fait eut lieu il y a quelques années de cela, et il est curieux que quelqu’un ait dérobé tellement par avance un poison dont il se serait servi tellement plus tard. Ce serait le signe d’une volonté maligne qui a longuement couvé dans l’ombre un propos homicide. » 

Séverin fit le signe de la croix avec une expression d’horreur sur le visage. 

« Que Dieu nous pardonne tous ! » dit-il. 

Il n’y avait point d’autres commentaires à faire. Nous recouvrîmes le corps de Bérenger, qu’il faudrait préparer pour les funérailles.

 


Demain Le nom de la Rose – 28 - 4ème jour Prime

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