jeudi 17 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 38/53 - 5ème jour- Sexte


Le nom de la Rose

38

5ème jour – Sexte

Lu par François Berland


 

Où l’on trouve Séverin assassiné, sans plus trouver le livre qu’il avait trouvé. 

 

 

Nous traversâmes l’esplanade d’un pas rapide et le souffle angoissé. Le capitaine des archers nous conduisait vers l’hôpital et comme nous y arrivions, nous découvrîmes dans la dense grisaille un fourmillement d’ombres : c’étaient des moines et des servants qui accouraient, c’étaient des archers qui barraient la porte et empêchaient l’accès. 

« Ceux qui sont armés de pied en cap, je les avais envoyés pour chercher un homme qui pouvait faire la lumière sur tant de mystères, dit Bernard. 

— Le frère herboriste ? demanda stupéfait l’Abbé. 

— Non, vous allez voir », dit Bernard en se frayant un chemin pour entrer. 

Nous pénétrâmes dans le laboratoire de Séverin et là, un spectacle pénible s’offrit à nos yeux. Le malheureux herboriste gisait mort dans un lac de sang, la tête fendue. Tout autour, on eût dit que les étagères avaient été dévastées par une tempête : flacons, bouteilles, livres, documents étaient éparpillés dans le plus grand désordre et dans un état désastreux. A côté du corps se trouvait une sphère armillaire, grande comme au moins deux fois la tête d’un homme ; de métal finement ouvragé, surmontée d’une croix d’or et fixée sur un court trépied décoré. Les autres fois je l’avais remarquée à gauche de l’entrée, placée sur une table. A l’autre bout de la pièce deux archers tenaient fortement le cellérier qui se démenait en protestant de son innocence et qui redoubla de cris quand il vit l’Abbé. 

« Seigneur, hurlait-il, les apparences sont contre moi ! Je suis entré quand Séverin était déjà mort et ils m’ont trouvé tandis que j’observais, le souffle coupé, ce massacre ! » 

Le chef des archers s’approcha de Bernard, et, avec sa permission, il lui fit un rapport, devant tout le monde. Les archers avaient reçu l’ordre de trouver le cellérier et de l’arrêter, et depuis plus de deux heures, ils le cherchaient dans toute l’abbaye. Il devait s’agir, pensai-je, de la disposition donnée par Bernard avant d’entrer dans le chapitre, et les soldats, étrangers à ces lieux, avaient probablement mené leurs recherches aux mauvais endroits, sans s’apercevoir que le cellérier, ignorant encore son destin, était dans le narthex avec les autres ; et par ailleurs le brouillard avait rendu leur chasse plus ardue. En tout cas, d’après les paroles du capitaine, on pouvait déduire que quand Rémigio, après que je l’avais laissé, était allé vers les cuisines, quelqu’un l’avait vu et en avait averti les archers, lesquels étaient arrivés à l’Édifice lorsque le même Rémigio s’en était de nouveau éloigné, et depuis fort peu, car dans les cuisines se trouvait Jorge qui affirmait venir à peine de lui parler. Les archers avaient alors exploré le plateau dans la direction des jardins et là, surgi du brouillard comme un fantôme, ils avaient surpris le vieil Alinardo, qui s’était presque perdu. Et c’est précisément Alinardo qui avait dit avoir vu le cellérier, peu auparavant, entrer dans l’hôpital. Les archers s’y étaient rendus, trouvant la porte ouverte. A l’intérieur, ils avaient découvert Séverin inanimé et le cellérier qui, comme un forcené, fouillait sur les étagères, en jetant tout à terre, probablement à la recherche de quelque chose. Il était facile de comprendre ce qui s’était passé, concluait le capitaine. Rémigio était entré, s’était jeté sur l’herboriste, l’avait occis, pour chercher ensuite ce pour quoi il l’avait tué. Un archer souleva de terre la sphère armillaire et la tendit à Bernard. L’élégante architecture de cercles de cuivre et d’argent, réunis par une plus robuste charpente d’anneaux de bronze, empoignée par le fût du trépied, avait été assenée avec tant de force sur le crâne de la victime, que dans l’impact nombre de cercles parmi les plus petits s’étaient brisés ou écrasés d’un côté. Et qu’on eût abattu ce côté-là sur la tête de Séverin, les traces de sang le révélaient et même les grumeaux de cheveux et les éclaboussures immondes et baveuses de matière cérébrale. Guillaume se pencha sur Séverin pour en constater la mort. Les yeux du pauvre malheureux, voilés par le sang jailli de son crâne, étaient écarquillés, et je me demandai s’il avait jamais été possible de lire dans la pupille roidie, comme, raconte-t-on, cela s’était passé en d’autres cas, l’image de l’assassin, ultime vestige des perceptions de la victime. Je vis que Guillaume cherchait les mains du mort, pour vérifier si des taches noires apparaissaient sur les doigts, quand bien même en l’occurrence la cause de la mort était plus qu’évidente. Mais Séverin portait ces mêmes gants de peau, avec lesquels je l’avais vu parfois manier des herbes dangereuses, des lézards verts, des insectes inconnus. Cependant Bernard Gui s’adressait au cellérier : 

« Rémigio de Varagine, c’est bien ton nom, n’est-ce pas ? Je t’avais fait rechercher par mes hommes sur la base d’autres accusations et pour confirmer d’autres soupçons. Je vois maintenant que j’étais dans le juste chemin, bien que, je me le reproche, avec trop de retard. Sire, dit-il à l’Abbé, je me juge presque responsable de ce dernier crime, car dès ce matin je savais qu’il fallait remettre cet homme à la justice, après avoir écouté les révélations de l’autre misérable arrêté cette nuit. Mais comme vous l’avez pu constater vous aussi, durant la matinée j’ai été pris par d’autres devoirs et mes hommes ont fait de leur mieux… » 

Tandis qu’il parlait, à voix bien haute pour que tous les présents entendissent (et la pièce s’était entre-temps remplie de gens qui se faufilaient de partout, regardant les choses éparses et détruites, se montrant du doigt le cadavre et commentant à mi-voix le grand crime), j’aperçus au milieu de la petite foule Malachie, qui observait la scène d’un air sombre. Le cellérier aussi l’aperçut, qui juste à ce moment-là était traîné dehors. Il s’arracha à l’étreinte des archers et se jeta sur son frère, le saisissant à la robe et lui parlant brièvement et désespérément face contre face, jusqu’à ce que les archers le tirassent de nouveau à eux. Mais, emmené avec brutalité, il se tourna encore vers Malachie en lui criant : 

« Jure, et moi je jure ! » 

Malachie ne répondit pas aussitôt, comme s’il cherchait les mots appropriés. Puis, alors que le cellérier de force passait déjà le seuil, il lui dit : 

« Je ne ferai rien contre toi. » 

Guillaume et moi nous nous regardâmes, nous demandant ce que signifiait cette scène. Bernard aussi l’avait observée, mais il n’en parut point troublé, il sourit même à Malachie comme pour approuver ses paroles, et sceller avec lui une sinistre complicité. Puis il annonça que sitôt après le repas un premier tribunal se réunirait dans le chapitre pour instruire publiquement cette enquête. Et il sortit en ordonnant de conduire le cellérier dans les forges, sans le laisser parler avec Salvatore. 

A ce moment-là nous nous entendîmes appeler par Bence, qui se trouvait derrière nous : 

« Moi je suis entré sitôt après vous, dit-il dans un murmure, quand la pièce était encore à moitié vide, et Malachie n’y était pas. 

— Il sera entré après, dit Guillaume. 

— Non, assura Bence, je me trouvais près de la porte, j’ai vu qui entrait. Je vous le dis, Malachie était déjà dedans… avant. 

— Quand, avant ? 

— Avant que le cellérier n’y entrât. Je ne peux le jurer, mais je crois qu’il est sorti de derrière ce rideau, quand nous étions déjà nombreux ici », et il montra une large tenture qui protégeait le lit où d’habitude Séverin laissait se reposer qui venait de subir une médication. 

« Tu veux insinuer que c’est lui qui a tué Séverin et qu’il s’est retiré là derrière lorsque le cellérier est entré ? demanda Guillaume. 

— Ou encore, que de là derrière il a assisté à ce qui s’est passé ici. Sinon pourquoi le cellérier l’aurait-il imploré de ne pas lui nuire en lui promettant de lui rendre la pareille ? 

— C’est possible, dit Guillaume. En tout cas ici il y avait un livre et il devrait y être encore, parce qu’aussi bien le cellérier que Malachie sont sortis les mains vides. » 

Guillaume savait, d’après mon rapport, que Bence savait : et en cet instant, il avait besoin d’aide. Il s’approcha de l’Abbé qui observait tristement le cadavre de Séverin et il le pria de faire sortir tout le monde parce qu’il voulait mieux examiner les lieux. L’Abbé acquiesça et sortit lui-même, non sans lancer à Guillaume un regard de scepticisme, comme s’il lui reprochait d’arriver toujours en retard. Malachie essaya de rester, prétextant diverses raisons plus vagues les unes que les autres : Guillaume lui fit observer qu’il ne s’agissait point là de la bibliothèque et qu’en cet endroit il ne pouvait alléguer des droits. Il fut courtois mais inflexible, et il se vengea du moment où Malachie ne lui avait pas permis d’examiner la table de Venantius. Quand nous restâmes nous trois, Guillaume débarrassa une des tables des tessons et des feuilles de parchemin qui la recouvraient, et il me dit de lui passer un par un les livres de la collection de Séverin. Petite bibliothèque, comparée à l’immense du labyrinthe, mais toujours est-il qu’il ne s’agissait pas moins de dizaines et de dizaines de volumes de différentes grosseurs, qui, avant, étaient en bon ordre sur les étagères, et à présent se trouvaient en désordre par terre, au milieu de bien d’autres objets, et déjà mis sens dessus dessous par les mains fébriles du cellérier, certains même déchirés, comme s’il n’avait pas cherché un livre, mais quelque chose qui devait se trouver entre les pages d’un livre. Plusieurs avaient été déchiquetés avec violence, séparés de leur reliure. Les recueillir, en examiner rapidement la nature et les replacer en tas sur la table, ne fut pas une petite affaire, et menée en toute hâte, car l’Abbé nous avait accordé peu de temps, étant donné que des moines devaient ensuite entrer afin de recomposer le corps massacré de Séverin et de le préparer pour la sépulture. Et puis il fallait aussi aller chercher de tous les côtés, sous les tables, derrière les étagères et les armoires, si quelque chose avait échappé à une première inspection. Guillaume ne voulut pas que Bence m’aidât et il ne lui permit que de monter la garde à la porte. Malgré les ordres de l’Abbé, beaucoup s’obstinaient à vouloir entrer, servants consternés par la nouvelle, moines pleurant leur frère, novices arrivés avec des draps blancs et des bassines d’eau pour laver et envelopper le cadavre… Nous devions donc procéder à vive allure. Je saisissais les livres, les présentais à Guillaume qui les examinait et les déposait sur la table. Puis nous nous rendîmes compte que le travail était trop long et nous poursuivîmes ensemble, c’est-à-dire que je ramassais un livre, le remettais en ordre s’il était en désordre, en lisais le titre, le posais. Et en de nombreux cas, il s’agissait de feuillets épars. 

« De plantis libri très, malédiction ce n’est pas ça », disait Guillaume et il jetait le livre sur la table. 

« Thesaurus herbarum », disais-je, et Guillaume : 

« Laisse tomber, nous cherchons un livre grec ! 

— Celui-ci ? » demandais-je en lui montrant un ouvrage aux pages couvertes de caractères abstrus. 

Et Guillaume : 

« Non, celui- ci est arabe, idiot ! Il avait bien raison Bacon : le premier devoir du sage, c’est d’étudier les langues ! 

— Mais l’arabe vous ne le savez pas vous non plus ! » rétorquaisje piqué au vif, à quoi Guillaume me répondait : 

« Mais au moins je comprends quand c’est de l’arabe ! » 

Et moi je rougissais car j’entendais Bence rire dans mon dos. Les livres étaient en grand nombre, et beaucoup plus nombreux les notes, les rouleaux avec des dessins de la voûte céleste, les catalogues de plantes bizarres, des manuscrits du défunt probablement, sur des feuillets détachés. Nous travaillâmes longtemps, nous explorâmes le laboratoire de fond en comble, Guillaume en arriva même, avec une grande froideur, à déplacer le cadavre pour voir s’il n’y avait rien dessous, et il fouilla sa robe. Rien. 

« C’est impossible, dit Guillaume. Séverin s’est enfermé là-dedans avec un livre. Le cellérier ne l’avait pas… 

— Il ne l’aura tout de même pas caché dans sa robe ? demandaije. 

— Non, le livre que j’ai vu l’autre matin sous la table de Venantius était d’un grand format, nous nous en serions aperçus. 

— Comment était-il relié ? demandai-je. 

— Je l’ignore. Il se trouvait ouvert et je ne l’ai vu que quelques secondes, tout juste le temps de me rendre compte qu’il était en grec, mais je n’en garde aucun autre souvenir. Continuons : le cellérier ne l’a pas pris, et Malachie non plus, je crois. 

— Absolument pas, confirma Bence, quand le cellérier l’a saisi à la poitrine, on voyait qu’il ne pouvait l’avoir sous son scapulaire. 

— C’est bon. En somme, c’est mauvais. Si le livre n’est pas dans cette pièce, il est évident que quelqu’un d’autre, outre Malachie et le cellérier, était entré avant. 

— C’est-à-dire une troisième personne qui a tué Séverin ? 

— Trop de monde, dit Guillaume. 

— D’autre part, dis-je, qui pouvait savoir que le livre était ici ? 

— Jorge, par exemple, s’il nous a entendus. 

— Oui, dis-je, mais Jorge n’aurait pu tuer un homme robuste comme Séverin, et avec une telle violence. 

— Certainement pas. En outre, tu l’as vu se diriger vers l’Édifice, et les archers l’ont croisé dans les cuisines peu avant de trouver le cellérier. Il n’aurait donc pas eu le temps de venir ici et puis de s’en retourner aux cuisines. Tiens compte du fait que, même s’il se déplace avec une certaine désinvolture, il doit pourtant avancer en longeant les murs et il n’aurait pas pu traverser les jardins, et à vive allure… 

— Laissez-moi raisonner avec ma tête, dis-je, moi qui désormais avais l’ambition de rivaliser avec mon maître. Donc ça n’a pu être Jorge. Alinardo rôdait dans les environs, mais lui aussi se tient malaisément sur ses jambes, et il ne peut l’avoir emporté sur Séverin. Le cellérier est venu ici, mais le temps écoulé entre sa sortie des cuisines et l’arrivée des archers a été si bref qu’il me semble difficile qu’il ait pu se faire ouvrir par Séverin, l’affronter, le tuer et puis combiner cette chienlit. Malachie pourrait avoir précédé tout le monde : Jorge vous a entendu dans le narthex, il est allé dans le scriptorium informer Malachie qu’un livre de la bibliothèque se trouvait chez Séverin. Malachie vient ici, convainc Séverin de lui ouvrir, le tue, Dieu sait pourquoi. Mais s’il cherchait le livre, il aurait dû le reconnaître sans farfouiller comme une brute, car enfin c’est lui le bibliothécaire ! Alors, qui reste-t-il ? 

— Bence », dit Guillaume. Bence nia avec vigueur en secouant le chef : 

« Non, frère Guillaume, vous savez que je brûlais de curiosité. Mais si j’étais entré ici, et si j’avais pu sortir avec le livre, je ne serais pas maintenant en train de vous tenir compagnie : je serais quelque part en train d’examiner mon trésor… 

— Une preuve presque convaincante, sourit Guillaume. Pourtant toi non plus tu ne sais pas comment est fait le livre. Tu pourrais avoir tué et maintenant tu serais ici pour chercher de l’identifier. » 

Bence rougit violemment. 

« Moi je ne suis pas un assassin ! protesta-t-il. 

— Personne ne l’est, avant de commettre son premier crime, dit philosophiquement Guillaume. En tout état de cause, le livre n’est pas ici, cela suffit à prouver que tu ne l’as pas laissé ici. Et il me semble raisonnable que, si tu l’avais pris avant, tu te serais éclipsé dans la confusion. » 

Ensuite il se tourna pour considérer le cadavre. On eût dit qu’alors seulement il se rendait compte de la mort de son ami. 

« Pauvre Séverin, dit-il, je t’avais soupçonné toi aussi et tes poisons. Et tu t’attendais à la félonie d’un poison, autrement tu n’aurais pas enfilé ces gants. Tu craignais un danger venu de la terre et en revanche il t’est arrivé de la voûte céleste… » 

Il reprit la sphère dans sa main, en l’observant avec attention. 

« Qui sait pourquoi on a utilisé précisément cette arme… 

— Elle était à portée de la main. 

— Possible. Il y avait aussi d’autres choses, des vases, des outils de jardinier… C’est un bel exemple d’art des métaux et de science astronomique. On a abîmé et… Juste ciel ! s’exclama-t-il. 

— Qu’y a-t-il ? 

Alors furent frappés le tiers du soleil et le tiers de la lune et le tiers des étoiles… », récita-t-il. 

Je connaissais trop bien le texte de l’apôtre Jean : 

« La quatrième trompette ! m’écriai-je. 

— En effet. D’abord la grêle, puis le sang, puis l’eau et maintenant les étoiles… S’il en va ainsi tout doit être revu, l’assassin n’a pas frappé au hasard, il a suivi un plan… Mais est-il donc possible d’imaginer un esprit si mauvais qu’il ne tue que lorsqu’il peut le faire en suivant la dictée du livre de l’Apocalypse ? 

— Qu’arrivera-t-il avec la cinquième trompette ? » demandai-je atterré. 

Je cherchai à me rappeler : 

« Alors j’aperçus un astre qui du ciel avait chu sur la terre. On lui remit la clef du puits de l’abîme… Quelqu’un mourra-t-il en se noyant dans le puits ? 

— La cinquième trompette nous promet beaucoup d’autres choses, dit Guillaume. Du puits montera la fumée d’une fournaise, puis en sortiront des sauterelles qui tourmenteront les hommes avec un aiguillon semblable à celui des scorpions. Et la forme des sauterelles sera semblable à celle de chevaux avec des couronnes d’or sur leurs têtes et des crocs de lions… Notre homme aurait différents moyens à sa disposition pour réaliser les paroles du livre… Mais ne suivons pas nos imaginations. Cherchons plutôt de nous rappeler ce que nous a dit Séverin quand il nous a annoncé avoir trouvé le livre… 

— Vous lui avez dit de vous l’apporter et lui, il a dit qu’il ne pouvait pas… 

— En effet, puis nous avons été interrompus. Pourquoi ne pouvait-il pas ? Un livre, on peut le transporter. Et pourquoi a-t-il mis ses gants ? Y a-t-il quelque chose dans la reliure du livre en rapport avec le poison qui a tué Bérenger et Venantius ? Un leurre mystérieux, une pointe infectée… 

— Un serpent ! dis-je. 

— Pourquoi pas une baleine ? Non, nous laissons encore errer notre imagination. Le poison, nous l’avons vu, devrait passer par la bouche. Ensuite, Séverin n’a pas précisément dit qu’il ne pouvait pas transporter le livre. Il a dit qu’il préférait me le faire voir ici. Et il a enfilé ses gants… Pour l’instant, nous savons qu’il faut toucher ce livre avec des gants. Et cela vaut aussi pour toi, Bence, si tu le trouves comme tu l’espères. Et vu que tu es si serviable, tu peux m’aider. Remonte au scriptorium et tiens bien à l’oeil Malachie. Ne le perds pas de vue. 

— Ce sera fait ! » dit Bence, et il sortit, heureux, nous sembla-t-il, de sa mission. Nous ne pûmes retenir plus longtemps les autres moines et la pièce fut envahie. L’heure du dîner était désormais passée et Bernard probablement déjà en train de réunir sa cour dans le chapitre. 

« Ici, il n’y a plus rien à faire », dit Guillaume. 

Une idée me traversa l’esprit : 

« L’assassin, dis-je, ne pourrait-il pas avoir jeté le livre par la fenêtre pour ensuite aller le récupérer derrière l’hôpital ? » 

Guillaume regarda avec scepticisme les grandes verrières du laboratoire, qui paraissaient hermétiquement closes. 

« Nous pouvons toujours contrôler », dit-il. 

Nous sortîmes et fîmes l’inspection du côté arrière de la construction, qui se trouvait presque adossée au mur d’enceinte, ne laissant qu’un étroit passage. Guillaume avança avec précaution, car dans cet espace la neige des jours passés s’était conservée intacte. Nos pas imprimaient sur la croûte glacée, mais fragile, des signes évidents, et donc si quelqu’un s’était aventuré là avant nous, la neige nous l’aurait signalé. Nous ne vîmes rien. Nous abandonnâmes avec l’hôpital ma pauvre hypothèse, et tandis que nous traversions le jardin je demandai à Guillaume s’il se fiait vraiment à Bence. 

« Pas complètement, dit Guillaume, mais dans tous les cas nous ne lui avons rien dit qu’il ne sût déjà, et nous lui avons inspiré la peur du livre. Enfin en lui faisant surveiller Malachie, nous le faisons aussi surveiller, lui, par Malachie, qui de toute évidence est en train de chercher le livre pour son propre compte. 

— Et le cellérier, que voulait-il ? 

— Nous le saurons vite. Certes il voulait quelque chose et il le voulait tout de suite pour éviter un danger qui le terrorisait. Ce quelque chose doit être connu de Malachie, autrement on ne pourrait s’expliquer l’invocation désespérée que Rémigio lui a adressée… 

— En tout cas, le livre a disparu… 

— C’est la chose la plus invraisemblable, dit Guillaume tandis que nous allions déjà arriver au chapitre. S’il était là, et Séverin a dit qu’il y était, ou bien on l’a emporté, ou bien il y est encore. 

— Et comme il n’y est pas, quelqu’un l’a emporté, conclus-je. 

— Il n’est pas dit qu’il ne faille pas faire le raisonnement en partant d’une autre prémisse mineure. Comme tout confirme que personne ne peut l’avoir emporté… 

— Il devrait alors être encore là. Mais il n’y est pas. 

— Un instant. Nous disons qu’il n’y était pas parce que nous ne l’avons pas trouvé. Mais peut-être ne l’avons-nous pas trouvé parce que nous ne l’avons pas vu là où il était. 

— Mais nous avons regardé de partout ! 

— Regardé, mais pas vu. Ou encore, vu mais pas reconnu… Adso, Séverin l’a décrit comment ce livre, quels mots a-t-il employés ? 

— Il a dit qu’il avait trouvé un livre qui ne faisait pas partie des siens, en grec… 

— Non ! A présent je me souviens. Il a dit un livre étrange. Séverin était un savant et pour un savant un livre en grec n’est pas étrange, même si ce savant ne sait pas le grec, du moins en reconnaîtrait-il l’alphabet. Et un savant ne taxerait d’étrange pas même un livre en arabe, n’eût-il aucune connaissance de l’arabe… » 

Il s’interrompit. « Et que pouvait bien faire un livre arabe dans le laboratoire de Séverin ? 

— Mais pourquoi aurait-il dû taxer d’étrange un livre arabe ? 

— C’est là la question. S’il l’a défini comme étrange, c’est parce qu’il avait une apparence inhabituelle, inhabituelle du moins pour lui, qui était herboriste et pas bibliothécaire… Et dans les bibliothèques il arrive que de nombreux manuscrits anciens soient parfois reliés ensemble, ainsi réunissant en un seul volume des textes différents et curieux, un en grec, un en araméen… 

— … et un en arabe ! » m’écriai-je, foudroyé par cette illumination. 

Guillaume m’entraîna brutalement hors du narthex en me faisant courir vers l’hôpital : 

« Bête de Teuton, courge, ignorant, tu n’as regardé que les premières pages et pas le reste ! 

— Mais, maître, haletais-je, c’est vous qui avez regardé les pages que je vous ai montrées, et vous avez dit que c’était de l’arabe et pas du grec ! 

— C’est vrai, Adso, c’est vrai, c’est moi la bête, cours, vite ! » 

Nous revînmes dans le laboratoire où nous entrâmes non sans peine car les novices transportaient déjà le cadavre vers l’extérieur. D’autres curieux rôdaient dans la pièce. Guillaume se précipita sur la table, souleva les volumes en cherchant le livre fatidique, il les jetait au fur et à mesure par terre sous les yeux ahuris des présents, puis il les ouvrit et les rouvrit tous, deux fois. Hélas, le manuscrit arabe n’était plus là. Je m’en rappelais vaguement la vieille couverture, pas très robuste, fort usée, avec de fines bandes métalliques. « Qui est entré ici, après que je suis sorti ? » demanda Guillaume à un moine. Celui-ci haussa les épaules, il était évident que tout le monde était entré, et personne. Nous nous mîmes à considérer les possibilités. Malachie ? C’était vraisemblable, il savait ce qu’il voulait, il nous avait peut-être surveillés, il nous avait vus sortir sans rien dans les mains, il était revenu sûr de son coup. Bence ? Je me souvins que lors de notre prise de bec sur le texte arabe, il avait ri. Alors j’avais cru qu’il s’était gaussé de mon ignorance, mais sans doute riait-il de l’ingénuité de Guillaume, lui qui savait bien toutes les façons dont peut se présenter un vieux manuscrit, peut-être avait-il pensé ce que nous, nous n’avions pas pensé sur-le-champ, et que nous aurions dû penser, c’est-à-dire : Séverin ne connaissait pas l’arabe et donc il était pour le moins singulier qu’il gardât parmi les siens un livre qu’il ne pouvait pas lire. Ou bien y avait-il un troisième personnage ? Guillaume était profondément humilié. J’essayais de le consoler, je lui disais qu’il cherchait depuis trois jours un texte en grec et qu’il était naturel qu’il eût rejeté au cours de son examen tous les livres qui n’apparaissaient pas en grec. Et lui répondait qu’il était certainement humain de commettre des erreurs, que pourtant il y a des êtres humains qui en commettent plus que d’autres, ceux qu’on appelle des sots, et lui se trouvait de ceux-là, et il se demandait s’il avait valu la peine d’étudier à Paris et à Oxford pour se montrer ensuite incapable de penser qu’on relie parfois les manuscrits en les regroupant, chose que savent même les novices, sauf les stupides comme moi, et un couple de stupides comme nous deux aurait eu un franc succès dans les foires, et c’est ce que nous devions faire au lieu de chercher à résoudre les mystères, surtout quand il fallait contrecarrer des gens bien plus astucieux que nous. 

« Mais il est inutile de pleurer, conclut-il ensuite. Si c’est Malachie qui l’a pris, il l’a déjà replacé dans la bibliothèque. Et nous le retrouverions seulement si nous savions entrer dans le finis Africae. Si c’est Bence qui l’a pris, il aura imaginé que tôt ou tard j’aurais le soupçon que j’ai eu et retournerais dans le laboratoire, autrement il n’eût pas agi avec une telle hâte. Et donc il se sera caché, et l’unique endroit où il ne s’est sûrement pas caché, c’est celui où nous le chercherions tout de suite : sa cellule. Or regagnons le chapitre et voyons si au cours de l’instruction le cellérier dira quelque chose d’utile. Car en fin de compte, le plan de Bernard ne m’est pas encore bien clair ; lui qui cherchait son homme avant la mort de Séverin, et pour d’autres fins. » 

Nous revînmes au chapitre. Nous aurions bien fait de nous rendre dans la cellule de Bence car, comme nous l’apprîmes ensuite, notre jeune ami ne tenait point du tout en si grande estime Guillaume pour n’avoir pas songé qu’il retournerait si vite dans le laboratoire ; raison pour quoi, croyant n’être pas cherché de ce côtélà, il était justement allé cacher le livre dans sa cellule. Mais de cela je parlerai plus loin. Entre-temps eurent lieu des faits si dramatiques et si inquiétants que nous en oubliâmes presque le livre mystérieux. Et si même nous ne l’oubliâmes pas vraiment, nous fûmes pris par d’autres tâches urgentes, en rapport avec la mission dont Guillaume était, malgré tout, toujours chargé.

Demain Le nom de la Rose – 39 - 5ème jour None

 

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