samedi 12 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 33/53 - 4ème jour - Complies


Le nom de la Rose

33/53

4ème jour – Complies

Lu par François Berland

Où Salvatore parle d’une magie prodigieuse.


Le repas pour la légation fut superbe. L’Abbé devait fort bien connaître et les faiblesses des hommes et les usages de la cour papale (qui n’eurent rien pour déplaire, je dois le dire, aux minorites de fra Michel non plus). Avec les cochons fraîchement égorgés, il devait y avoir du boudin à la mode de Cassin, nous dit le cuisinier. Mais la malheureuse fin de Venantius les avait obligés à jeter tout le sang des cochons, et il n’y en aurait plus jusqu’à ce qu’ils en égorgent d’autres. Et puis je crois que ces jours-ci tuer les créatures du Seigneur leur faisait horreur. Nous eûmes tout de même des pigeonnots en salmis, macérés dans du vin de ce terroir, et du lapin rôti comme des cochons de lait, des miches de sainte Claire, du riz aux amandes de ces monts, autrement dit le blanc-manger des vigiles, des croûtons à la bourrache, des olives fourrées, du fromage frit, de la viande de mouton arrosée d’une sauce crue de poivrons, des fèves blanches, et des douceurs exquises, gâteau de Saint Bernard, friands de saint Nicolas, quatre-yeux de sainte Lucie, et des vins, et des liqueurs d’herbes qui mirent de bonne humeur même Bernard Gui, si austère d’habitude : liqueur de citronnelle, brou de noix, vin contre la goutte et vin de gentiane. On aurait dit d’une réunion de gloutons, si chaque gorgée ou chaque bouchée n’avait été accompagnée par de dévotes lectures. A la fin tous se levèrent très gais, certains alléguant de vagues malaises pour ne pas descendre à complies. Mais l’Abbé ne s’en ombragea point. Tous n’ont certes pas le privilège et les obligations qui dérivent de la consécration à notre ordre. Tandis que les moines s’égaillaient, je m’attardai avec curiosité dans les cuisines, où l’on se disposait pour la fermeture nocturne. Je vis Salvatore qui s’éclipsait vers le jardin avec un ballot dans les bras. Intrigué, je le suivis et le hélai. Il chercha à s’esquiver, puis à mes questions il répondit qu’il portait dans son ballot (lequel ondulait comme habité par une chose vivante) un basilic. « Cave basilischium ! Est le reys des serpents, tant plein de poison qu’il en brille todo dehors ! Que dicam, le poison, c’est la puanteur qu’il dégage hors qui t’occit ! T’intoxique… Et il a des taches blanches sur le dos, et caput comme un coq, et moitié va droite audessus de la terra et moitié va par terra comme les autres serpentes. Et l’occit la bellula… 

— La bellula ? 

— Oc ! Bestiole parvissime est, plus longue un peu que l’rat, et l’rat la hait muchissime. Et aussi le serpent et le crapaud. Et quand eux la mordent, la bellula court au fenouil ou à la circée et en mordille, et redet ad bellum. Et dicunt qu’elle engendre par les yeux, mais les plus nombreux disent qu’ils disent le faux. » 

Je lui demandai ce qu’il faisait avec un basilic et il dit que c’étaient ses affaires. Je lui dis, désormais aiguillonné par la curiosité, que ces jours-ci, avec cette kyrielle de morts, il n’y avait plus d’affaires secrètes, et que j’en aurais parlé à Guillaume. Alors Salvatore me pria ardemment de me taire, il ouvrit le ballot et me montra un chat au poil noir. Il m’attira à lui et me dit avec un sourire obscène qu’il ne voulait plus que le cellérier ou moi, parce que nous étions l’un puissant et l’autre jeune et beau, nous pussions avoir l’amour des belles filles du village, et lui pas, parce qu’il était laid et pitoyable. Qu’il connaissait une magie tout à fait prodigieuse pour faire tomber dans ses rets toute femme prise d’amour. Il fallait tuer un chat noir et lui arracher les yeux, puis les mettre dans deux oeufs de poule noire, un oeil dans un oeuf, un oeil dans l’autre (et il me montra deux oeufs qu’il m’assura avoir pris au nid des bonnes poules). Il fallait ensuite mettre les oeufs à pourrir dans une pyramide de crottins de chevaux (et il en avait préparé une, juste dans un petit coin du jardin où ne passait jamais personne), et là serait né, pour chaque oeuf, un diablotin, qui se serait mis à son service en lui procurant toutes les délices de ce monde. Mais hélas, me dit-il, pour que la magie réussît il fallait que la femme, dont il voulait l’amour, crachât sur les oeufs avant qu’ils fussent enterrés dans le crottin, et ce problème lui faisait souci, parce que, cette nuit même, il avait besoin près de lui de la femme en question, pour qu’elle remplisse son office sans savoir quelle en était la fin. Une flamme me parcourut soudain, au visage, ou aux entrailles, ou le corps entier, et je demandai avec un filet de voix si cette nuit-là il conduirait dans l’enceinte la jeune fille de la nuit précédente. Lui, il se prit à rire, se moquant de moi, et il dit que j’étais vraiment la proie d’un grand rut (je dis que non, que je demandais par pure curiosité), et puis il m’affirma qu’au village il y avait quantité de femmes, et qu’il en aurait fait monter une autre, plus belle encore que celle qui me plaisait à moi. Je supposai qu’il me mentait pour m’éloigner de lui. D’autre part, qu’aurais-je pu faire ? Le suivre toute la nuit, quand Guillaume m’attendait pour de tout autres entreprises ? Et voir à nouveau celle (si toutefois il s’agissait bien d’elle) vers qui mes appétits me poussaient, tandis que ma raison m’en détournait – et que je n’eusse dû jamais plus revoir, même si je désirais encore toujours la voir ? Certes non. Et donc je me convainquis moi-même que Salvatore disait le vrai, pour ce qui était de la femme. Ou que peut-être il mentait sur tout, que la magie dont il parlait était pure fantaisie de son esprit ingénu et superstitieux, et qu’il n’en aurait rien fait. Je m’irritai contre lui, le traitai avec rudesse, lui dis que pour cette nuit il aurait mieux fait d’aller dormir, car les archers circulaient dans l’enceinte. Il répondit qu’il connaissait l’abbaye mieux que les archers, et qu’avec ce brouillard personne ne verrait personne. Mieux, me dit-il, maintenant je fiche le camp, et même toi tu ne me verras plus, même si j’étais ici à deux pas en train de prendre du bon temps avec la fille que tu désires. Il s’exprima avec d’autres mots, bien plus ignobles, mais c’était là le sens de ce qu’il disait. Je m’éloignai indigné, parce que vraiment il ne m’appartenait pas, à moi noble et novice, de jouer les rivaux de cette canaille. Je rejoignis Guillaume et nous fîmes ce que nous devions. C’està- dire que nous nous disposâmes à suivre complies, au fond de la nef, de façon que, au moment où l’office prit fin, nous étions prêts à entreprendre notre second voyage (troisième pour moi) dans les viscères du labyrinthe. 

 

Demain Le nom de la Rose – 34 - 4ème jour Après complies

 

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