mercredi 9 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 30/53 - 4ème jour - Sexte

 

Le nom de la Rose

30/53

4ème jour – Sexte

Lu par François Berland


 

Où Adso va chercher des truffes et trouve un arrivage de minorites, ceux-ci s’entretiennent longuement avec Guillaume et Ubertin, et l’on apprend des choses très tristes sur Jean XXII. 

 

Après ces considérations mon maître décida de ne plus rien faire. J’ai déjà dit qu’il avait parfois de ces moments de totale absence d’activité, comme si le cycle incessant des astres s’était arrêté, et lui avec. Ainsi en alla-t-il ce matin-là. Il s’allongea sur sa paillasse, les yeux grand ouverts dans le vide et les mains croisées sur la poitrine, remuant à peine les lèvres comme s’il récitait une prière, mais de façon irrégulière et sans dévotion. Je pensai qu’il pensait, et je résolus de respecter sa méditation. Je revins dans la cour et vis que le soleil s’était affaibli. De belle et limpide qu’elle était, la matinée (alors que le jour s’apprêtait à consumer sa première moitié) devenait peu à peu humide et brumeuse. De gros nuages arrivaient du septentrion et envahissaient le haut du plateau le recouvrant d’un brouillard léger. On aurait dit de la brume, et peut-être de la brume montait-elle aussi du sol, mais à cette hauteur il s’avérait malaisé de distinguer les nappes brumeuses qui venaient du bas de celles qui descendaient du haut. On commençait à distinguer avec peine la masse des bâtiments les plus lointains. 

Je vis Séverin qui rassemblait les porchers et plusieurs de leurs animaux, dans l’allégresse. Il me dit qu’ils allaient le long des pentes du mont, et dans la vallée, chercher des truffes. Je ne connaissais pas encore ce fruit raffiné du sous-bois qui poussait dans cette péninsule, et paraissait typique des terres bénédictines, aussi bien à Norcia – noir – que dans ces terres-là – plus blanc et plus parfumé. Séverin m’expliqua de quoi il retournait, et combien la truffe est délectable, préparée des plus diverses façons. Et il me dit qu’elle était très difficile à trouver, parce qu’elle se cachait sous la terre, plus secrète qu’un champignon, et que les seuls animaux capables de la dénicher, guidés par leur flair, étaient les cochons. Sauf que, à peine la sentaient-ils, qu’ils voulaient la dévorer, et il fallait aussitôt les éloigner et intervenir pour la déterrer. Je sus plus tard que de nombreux gentilshommes ne dédaignaient pas de s’adonner à cette chasse, en suivant les cochons comme de très nobles limiers, et suivis à leur tour par des serviteurs munis de houes. Je me souviens même que bien plus tard encore un seigneur de mes contrées sachant que je connaissais l’Italie, me demanda comment il se faisait qu’il avait vu là-bas ses pairs mener paître des cochons, et moi je ris en comprenant qu’ils allaient au contraire à la recherche des truffes. Mais comme je lui dis que ces seigneurs souhaitaient vivement découvrir « le tar-toufo », comme on nomme la truffe là-bas, sous la terre pour le manger ensuite, il comprit que l’objet de leur recherche gourmande était « der Teufel », autrement dit le diable, et il se signa avec dévotion en me regardant tout ahuri. Puis l’équivoque se dissipa et l’un et l’autre nous en rîmes de bon coeur. Telle est la magie des langues humaines, que par un humain accord elles signifient souvent, avec des sons identiques, des choses différentes. 

Intrigué par les préparatifs de Séverin, je décidai de le suivre, c’est qu’aussi je compris qu’il s’adonnait à cette recherche pour oublier les tristes vicissitudes qui nous accablaient tous ; et je pensai qu’en l’aidant, lui, à oublier ses pensées j’aurais peut-être, sinon oublié, du moins tenu en bride les miennes. Je ne cache pas non plus, puisque j’ai décidé d’écrire toujours et seulement la vérité, qu’en secret me séduisait l’idée que, une fois descendu dans la vallée, je pourrais peut-être entrevoir quelqu’un que je ne veux pas nommer. Mais à moi-même et quasi à haute voix je soutenais en revanche que, comme ce jour-là on attendait l’arrivée des deux légations, je pourrais peut-être en aviser une. Au fur et à mesure qu’on descendait les tournants du mont, l’air s’éclaircissait ; non pas que le soleil revînt, car tout là-haut le ciel s’alourdissait de nuages, mais on distinguait nettement les choses, car le brouillard restait au-dessus de nos têtes. Et même, une fois que nous fûmes de beaucoup descendus, je me retournai pour regarder le faîte du mont, et ne vis plus rien : à partir de la mi-côte, le haut de la colline, le plateau, l’Édifice, tout disparaissait dans les nues. Le matin de notre arrivée, quand déjà nous étions dans les monts, à certains tournants, il était encore possible d’apercevoir, à pas plus de dix milles et peut-être moins, la mer. 

Notre voyage avait été riche de surprises, parce que d’un coup on se trouvait comme sur une terrasse montagneuse qui donnait à pic sur des golfes splendides, et peu après on pénétrait dans des gorges profondes, où des montagnes s’élevaient entre les montagnes, et l’une bouchait à l’autre la vue de la côte lointaine, tandis que le soleil pénétrait à grand-peine au fond des vallées. Jamais comme en cette partie d’Italie je n’avais vu si étroites et soudaines des interpénétrations de mer et monts, de littoraux et de paysages alpins, et au vent qui soufflait dans les gorges, on pouvait percevoir la lutte alternée des baumes marins et des courants rupestres glacés. Ce matin-là au contraire tout était gris, et presque d’une blancheur lactescente, et les horizons étaient escamotés, même lorsque les gorges s’ouvraient vers les côtes lointaines. Mais je m’attarde en des souvenirs de peu d’intérêt pour les événements qui nous tourmentent, mon patient lecteur. Aussi ne parlerai-je pas de notre aventureuse recherche des « der Teufel ». Je parlerai plutôt de la légation des frères mineurs, que j’avisai le premier, courant aussitôt vers le monastère pour avertir Guillaume. Mon maître laissa entrer les nouveaux venus et ne s’avança pas, tant que l’Abbé, selon le rite, ne les avait pas salués. Puis il se porta à la rencontre du groupe et ce fut une suite d’embrassements et de saluts fraternels. 

L’heure du réfectoire était déjà passée, mais une table avait été dressée pour les hôtes et l’Abbé eut la délicatesse de les laisser entre eux, et seuls avec Guillaume, dispensés des devoirs de la règle, libres de se nourrir et d’échanger concurremment leurs impressions : vu qu’il s’agissait au fond, que Dieu me pardonne le déplaisant rapprochement, d’une manière de conseil de guerre, à tenir au plus tôt, avant que n’arrivât l’hôte ennemi, c’est-à-dire la légation avignonnaise. Inutile de dire que les nouveaux venus s’abouchèrent aussi, dès leur arrivée, avec Ubertin qu’ils saluèrent tous, pleins de la surprise, de la joie et de la vénération qui étaient dues et à sa longue absence, et aux craintes qui avaient accompagné sa disparition, et aux qualités de ce courageux guerrier qui depuis des lustres avait déjà combattu avec eux une même bataille. Des frères qui composaient le groupe, j’en toucherai un mot par la suite, en relatant la réunion du lendemain. C’est qu’aussi je parlai très peu avec eux, pris comme je l’étais par le conseil à trois qui s’établit sur-le-champ entre Guillaume, Ubertin et Michel de Césène. Michel devait être un bien curieux homme : d’une grande ardeur dans sa passion franciscaine (il avait parfois les gestes, les accents d’Ubertin dans ses moments de ravissement mystique) ; très humain et jovial dans sa nature terrestre d’homme des Romagnes, susceptible d’apprécier la bonne chère et heureux de se retrouver avec ses amis ; subtil et évasif, devenant soudain avisé comme un renard, sournois comme une taupe, quand on effleurait des problèmes de rapports entre les puissants ; capable de grands éclats de rire, de ferventes tensions, de silences éloquents, habile à détourner son regard d’un interlocuteur lorsque la question de celuilà exigeait de masquer, par la distraction, le refus de répondre. A son propos, j’ai déjà dit quelques mots dans les pages précédentes, et c’étaient des choses que j’avais entendu dire, peutêtre par des gens à qui on les avait racontées. Maintenant, je comprenais mieux nombre de ses attitudes contradictoires et des changements subits de dessein politique grâce à quoi ces dernières années il avait stupéfait jusqu’à ses amis et disciples. Ministre général de l’ordre des frères mineurs, il était en principe l’héritier de saint François, de fait l’héritier de ses interprètes : il devait rivaliser avec la sainteté et la sagesse d’un prédécesseur comme le Docteur séraphique, il devait garantir le respect de la règle mais en même temps les destinées de l’ordre, si puissant et diffus, il devait prêter l’oreille aux cours et aux magistratures citadines d’où l’ordre retirait, fût-ce sous forme d’aumône, dons et legs, occasion de prospérité et richesse ; et il devait simultanément veiller à ce que le besoin de pénitence ne boutât point hors de l’ordre les spirituels les plus enflammés, désagrégeant cette splendide communauté, dont il était le chef, en une constellation de bandes d’hérétiques. Il devait plaire au pape, à l’Empire, aux frères de pauvre vie, à saint François qui, pour sûr, le surveillait du haut des cieux, au peuple chrétien qui le surveillait du haut de ses galoches. Quand Jean avait condamné tous les spirituels comme hérétiques, Michel n’avait pas hésité à lui remettre cinq d’entre les plus récalcitrants frères de Provence, laissant le Pontife les envoyer au bûcher. Mais s’avisant (et l’action d’Ubertin ne devait pas avoir été étrangère à cela) que beaucoup dans l’ordre sympathisaient avec les disciples de la simplicité évangélique, il avait justement agi en sorte que le chapitre de Pérouse, quatre ans plus tard, fît siennes les instances des brûlés. En cherchant naturellement à résorber un besoin, qui pouvait être hérétique, dans les limites et dans les institutions de l’ordre, et en voulant que ce que l’ordre voulait maintenant fût voulu par le pape aussi. Mais, tandis qu’il attendait de convaincre le pape, sans l’accord duquel il n’aurait pas voulu aller plus loin, il n’avait pas dédaigné d’accepter les faveurs de l’empereur et des théologiens impériaux. Pas plus tard que deux ans avant le jour où je le vis, il avait enjoint à ses frères, dans le chapitre général de Lyon, de ne parler de la personne du pape qu’avec modération et respect (et ce quelques mois après que le pape avait parlé des minorites en protestant contre « leurs aboiements, leurs erreurs et leurs insanités »). Mais maintenant il était attablé, en toute amitié, en compagnie de gens qui parlaient du pape avec un respect moins que nul. Quant au reste, je l’ai déjà dit. Jean le voulait en Avignon, lui il voulait et ne voulait pas y aller, et la rencontre du lendemain aurait dû décider des conditions et des garanties d’un voyage qui n’eût pas dû apparaître comme un acte de soumission, mais non plus comme un acte de défi. Je ne crois pas que Michel eût jamais rencontré Jean en personne, du moins depuis qu’il était pape. En tout cas il ne le voyait pas depuis fort longtemps, si ses amis à qui mieux mieux lui portraituraient en touches noires la figure de ce simoniaque. 

« Il faudra que tu apprennes une chose, lui disait Guillaume, à te défier de ses jurements, qu’il tient toujours à la lettre, en les violant dans leur substance. 

— Tout le monde sait, disait Ubertin, ce qui arriva au temps de son élection… 

— Je ne l’appellerais pas élection, mais plutôt imposition ! » intervint un commensal, que j’entendis ensuite appeler Hugues de Newcastle, et dont l’accent ressemblait à celui de mon maître. 

« En attendant, la mort de Clément V déjà n’a jamais été très claire. Le roi ne lui avait jamais pardonné d’avoir promis un procès à la mémoire de Boniface VIII, et puis d’avoir tout fait pour ne pas désavouer son prédécesseur. Comment il est mort à Carpentras, personne ne le sait bien. Le fait est que lorsque les cardinaux s’assemblent à Carpentras pour le conclave, il n’en sort pas de nouveau pape, parce que (et justement) la dispute se déplace sur le choix entre Avignon et Rome. Je ne sais pas très bien ce qui s’est passé en ces jours-là, un massacre me dit-on, avec les cardinaux menacés par le neveu du pape mort, leurs serviteurs trucidés, le palais livré aux flammes, les cardinaux qui en appellent au roi, celui-ci qui dit n’avoir jamais voulu que le pape désertât Rome, que donc ils patientent, et fassent un bon choix… Puis Philippe le Bel meurt, lui aussi Dieu sait comme… 

— Ou le diable le sait, dit en se signant, par tous imité, Ubertin. 

— Ou le diable le sait, admit Hugues en ricanant. Bref, un autre roi accède au trône, il survit dix-huit mois, meurt ; meurt aussi en quelques jours son héritier à peine né, son frère le régent s’empare du trône… 

— Et c’est précisément ce Philippe V qui, encore comte de Poitiers, avait regroupé les cardinaux qui s’enfuyaient de Carpentras, dit Michel. 

— En effet, poursuivit Hugues, il les remet en conclave à Lyon dans le couvent des dominicains, en jurant de veiller à leur sécurité et de ne point les retenir prisonniers. Cependant, à peine ils se mettent à sa merci, non seulement il les fait enfermer à clef (ce qui serait après tout de juste coutume) mais il diminue leur pitance de jour en jour jusqu’à ce qu’ils prennent une décision. Et il promet à chacun de le soutenir dans ses prétentions au Saint-Siège. Puis quand lui-même monte sur le trône, les cardinaux, las d’être prisonniers depuis deux années, par crainte d’avoir à rester là leur vie entière même, en mangeant d’une façon épouvantable, ils acceptent tout, les goulus, et mettent sur la chaire de Pierre ce gnome qui a largement passé les soixante-dix ans… 

— Gnome certes oui, rit Ubertin, et d’aspect poitrinaire, mais plus robuste et plus rusé qu’on ne croyait ! 

— Fils de savetier, bougonna un des légats. 

— Christ était fils de menuisier ! le tança Ubertin. Ce n’est pas là le fait. Il s’agit d’un homme cultivé, il a étudié son droit à Montpellier et médecine à Paris, il a su cultiver ses amitiés en employant les moyens les plus appropriés pour avoir et les sièges épiscopaux et le chapeau de cardinal quand cela lui parut opportun, et lorsqu’il a été conseiller de Robert le Sage à Naples, il en a épaté plus d’un pour sa pénétration d’esprit. Comme évêque d’Avignon, il a prodigué tous les justes conseils (justes, dis-je, pour réussir cette sordide entreprise) à Philippe le Bel afin d’amener les Templiers à la ruine. Et après son élection il a réussi à échapper à un complot de cardinaux qui voulaient l’occire… Mais tel n’était pas mon propos : je parlais de son habileté à trahir les jurements sans qu’on le puisse accuser de parjure. Quand il fut élu, et pour être élu, il a promis au cardinal Orsini qu’il aurait ramené le Saint-Siège à Rome, et il a juré sur l’hostie consacrée que s’il n’avait pas tenu sa promesse, il ne serait plus jamais monté sur un cheval ou sur une mule. Eh bien, savezvous ce qu’il a fait, le renard ? Quand il s’est fait couronner à Lyon (contre la volonté du roi, qui désirait que la cérémonie eût lieu en Avignon) il a pris le bateau ensuite, de Lyon à Avignon ! » 

Les frères se mirent tous à rire. Le pape était un parjure, mais on ne pouvait lui refuser une certaine ingéniosité. 

« C’est un impudent, commenta Guillaume. Hugues n’a-t-il pas dit qu’il ne tenta pas même de cacher sa mauvaise foi ? Ne m’as-tu pas raconté, toi, Ubertin, ce qu’il a dit à l’Orsini le jour de son arrivée en Avignon ? 

— Certes, dit Ubertin, il lui dit que le ciel de France était si beau qu’il ne voyait pas pourquoi il devrait poser le pied dans une ville pleine de ruines comme Rome. Et que puisque le pape, comme Pierre, avait le pouvoir de lier et de délier, lui qui exerçait ce pouvoir maintenant, il décidait de rester là où il était et se trouvait si bien. Et comme l’Orsini chercha de lui rappeler que son devoir était de vivre sur la colline vaticane, il le rappela sèchement à l’obéissance, et coupa court à la discussion. Mais l’histoire du jurement ne finit pas là. Quand il descendit du bateau, il aurait dû monter une jument blanche, suivi des cardinaux montés sur des chevaux noirs, comme veut la tradition. En revanche, il s’est rendu à pied au palais épiscopal. Et je ne sache pas qu’il ne soit vraiment plus remonté à cheval. Or c’est sur la foi de cet homme-là, Michel, que se fondent les garanties que tu auras ? » 

Michel resta un long temps en silence. Puis il dit : « Je peux comprendre le désir du pape de demeurer en Avignon, et je ne le discute pas. Mais lui ne pourra discuter notre désir de pauvreté et notre interprétation de l’exemple de Christ. 

— Ne sois pas naïf, Michel, intervint Guillaume, votre, notre désir, met sous un jour sinistre le sien. Il faut que tu te rendes compte que depuis des siècles jamais homme plus avide n’avait été élevé au trône pontifical. Les prostituées de Babylone contre qui tonnait autrefois notre Ubertin, les papes corrompus dont parlaient les poètes de ton pays comme cet Alighieri, étaient des agneaux doux et sobres en regard de Jean. C’est une pie voleuse, un usurier juif, on trafique plus en Avignon qu’à Florence ! J’ai eu vent de son ignoble transaction avec le neveu de Clément, Bertrand de Goth, celui du massacre de Carpentras (où, entre autres, les cardinaux furent allégés de tous leurs bijoux) : celui-ci avait fait main basse sur le trésor de son oncle, qui n’était pas de la roupie de sansonnet, et rien de ce qu’il avait volé n’avait échappé à Jean (dans la Cum venerabiles il énumère avec précision les monnaies, les vases d’or et d’argent, les livres, les tapis, les pierres précieuses, les parements…). Jean fit pourtant mine d’ignorer que Bertrand avait mis les mains sur plus d’un million et demi de florins d’or au cours du sac de Carpentras, et discuta de trente mille autres florins, que Bertrand avouait avoir reçus de son oncle pour “un pieux dessein”, à savoir pour une croisade. Il fut établi que Bertrand aurait gardé la moitié de la somme pour la croisade et l’autre moitié serait allée au Saint-Siège. Ce convenu, Bertrand ne fit jamais la croisade, ou du moins ne l’a-t-il pas encore faite, et le pape n’a pas vu la couleur d’un florin… 

— Il n’est pas si habile que cela, alors, observa Michel. 

— C’est l’unique fois qu’il s’est fait jouer en matière d’argent, dit Ubertin. Il faut que tu saches bien à quelle race de mercanti tu as affaire. Dans tous les autres cas, il a montré une habileté diabolique pour ramasser de l’argent. C’est un roi Midas, ce qu’il touche devient de l’or qui afflue dans les caisses d’Avignon. Chaque fois que je suis entré dans ses appartements, j’ai trouvé des banquiers, des changeurs de monnaie, et des tables chargées d’or, et des clercs qui comptaient et empilaient des florins les uns sur les autres… Et tu verras quel palais il s’est fait construire, avec des richesses que jadis on n’attribuait qu’à l’empereur de Byzance ou au Grand Khan des Tartares. Et maintenant tu comprends pourquoi il a fulminé toutes ces bulles contre l’idée de la pauvreté. Sais-tu bien qu’il a poussé les dominicains, par haine de notre ordre, à sculpter des statues de Christ affublé de la couronne royale, de la tunique de pourpre et d’or et de cothurnes somptueux ? En Avignon ont été exposés des crucifix avec Jésus cloué par une seule main, tandis que de l’autre il touche une bourse pendue à sa ceinture, pour indiquer qu’Il autorise l’usage des deniers à des fins religieuses… 

— Oh le sans-vergogne ! s’exclama Michel. Mais c’est là pur blasphème ! — Il a ajouté, continua Guillaume, une troisième couronne à la tiare papale, n’est-ce pas, Ubertin ? 

— Sûr. Au début du millénaire, le pape Hildebrand en avait adopté une, avec écrit dessus Corona regni de manu Dei, l’infâme Boniface en avait ajouté récemment une seconde, avec ces mots Diadema imperii de manu Pétri, et Jean n’a rien fait d’autre que de perfectionner le symbole : trois couronnes, le pouvoir spirituel, le temporel et l’ecclésiastique. Un symbole des rois persans, un symbole païen… » 

Il y avait un frère qui jusqu’alors était resté silencieux, tout occupé, avec grande dévotion, à avaler les bons mets dont l’Abbé avait fait recouvrir la table. Il tendait une oreille distraite aux différents propos, en émettant de temps à autre un rire sarcastique à l’adresse du souverain pontife, ou un grognement d’approbation aux interjections d’indignation des commensaux. Mais pour le reste, il veillait à se nettoyer le menton des jus et des morceaux de viande qu’il laissait tomber de sa bouche édentée mais vorace, et les rares fois qu’il avait adressé la parole à un de ses voisins, c’avait été pour porter aux nues quelque délectable gourmandise. Je sus ensuite qu’il s’agissait de messire Jérôme, cet évêque de Caffa qu’Ubertin quelques jours auparavant croyait bel et bien défunt (et je dois dire que l’idée qu’il était mort depuis deux ans circula comme une nouvelle vraie à travers toute la chrétienté pendant longtemps, car je l’entendis même par la suite ; et en effet il mourut peu de mois après notre rencontre, et je persiste à attribuer son décès à la grande rage que la réunion du lendemain lui aurait mise au corps, tellement que j’aurais presque cru le voir éclater sur-le-champ, tant il était frêle de corps et d’humeur bileuse). Il s’introduisit à ce point-là dans la conversation, en parlant la bouche pleine : 

« Et puis, vous savez que l’infâme a élaboré une constitution sur les taxae sacrae poenitentiariae où il spécule sur les péchés des religieux pour en soutirer d’autres deniers encore. Si un ecclésiastique commet le péché de la chair avec une nonne, avec une parente, ou même avec une femme quelconque (parce qu’on en arrive jusque-là !), il ne pourra être absous que s’il paie soixante-sept lires d’or et douze sous. Et s’il commet des bestialités, ce sera plus de deux cents lires, mais s’il ne les a commises qu’avec des enfants ou des animaux, et non pas avec des femmes, l’amende sera réduite de cent lires. Et une religieuse qui se serait donnée à de nombreux hommes, soit en même temps soit à des moments différents, en dehors ou en dedans du couvent, et puis veut devenir abbesse, devra payer cent trente et une lires d’or et quinze sous… 

— Allons donc, messire Jérôme, protesta Ubertin, vous savez combien peu j’aime le pape, mais là je dois le défendre ! C’est une calomnie qu’on fait circuler en Avignon, je n’ai jamais vu cette constitution ! 

— Elle existe, affirma vigoureusement Jérôme. Moi non plus je ne l’ai pas vue, mais elle existe. » 

Ubertin hocha la tête et les autres se turent. Je m’aperçus qu’ils étaient habitués à ne point trop prendre au sérieux messire Jérôme, que l’autre jour Guillaume avait taxé de sot. Quoi qu’il en fût, Guillaume chercha à relancer la conversation : 

« En tout cas, vraie ou fausse, cette rumeur nous dit bien quel est le climat moral d’Avignon, où quiconque, exploités et exploiteurs, sait qu’il vit davantage dans un marché qu’à la cour d’un représentant de Christ. Lors de l’exaltation de Jean, on parlait d’un trésor de soixante-dix mille florins d’or, et maintenant certains disent qu’il en a amassé plus de dix millions. 

— C’est vrai, dit Ubertin. Michel, Michel, tu ne sais pas les choses honteuses qu’il m’a fallu voir en Avignon ! 

— Cherchons à être honnêtes, dit Michel. Nous savons que les nôtres aussi ont commis des excès. J’ai su des franciscains qui attaquaient en armes les couvents dominicains et dénudaient leurs frères ennemis pour leur imposer la pauvreté… C’est pour cela que je n’osai pas m’opposer à Jean aux temps des affaires de Provence… Je veux aboutir à un accord avec lui, je n’humilierai pas son orgueil, je lui demanderai seulement qu’il n’humilie pas notre humilité. Je ne lui parlerai pas de l’or, je lui demanderai seulement d’être d’accord avec une saine interprétation des Ecritures. Et c’est ce que nous devrons faire avec ses légats, demain. En fin de compte, ce sont des hommes de théologie, et tous ne seront pas des rapaces comme Jean. Lorsque des hommes sages auront délibéré sur une interprétation scripturaire, lui ne pourra… 

— Lui ? coupa Ubertin. Mais tu ne connais pas encore ses folies dans le domaine théologique. Lui veut lier vraiment tout de sa main, dans le ciel et sur la terre. Sur la terre nous avons vu ce qu’il fait. Quant au ciel… Eh bien, il n’a pas encore exprimé les idées que je te dis, pas publiquement du moins, mais je sais de source sûre qu’il en a touché un mot à ses fidèles. Il est en train d’élaborer certaines propositions folles, sinon perverses, qui changeraient la substance même de la doctrine, et ôteraient toute force à notre prédication ! 

— Lesquelles ? demandèrent beaucoup d’entre eux. 

— Demandez à Bérenger, lui le sait, c’est lui qui m’en avait parlé. » 

Ubertin s’était adressé à Bérenger Talloni, qui avait été dans les années passées un des adversaires les plus décidés du souverain pontife à sa cour même. Venu d’Avignon, il avait depuis deux jours rejoint le groupe des franciscains, et avec eux il était arrivé à l’abbaye. 

« C’est une sombre histoire et presque incroyable, dit Bérenger. Il semble donc que Jean ait en tête de soutenir que les justes ne jouiront de la vision béatifique qu’après le Jugement. Depuis longtemps, il réfléchit sur le verset neuf du sixième chapitre de l’Apocalypse, là où on parle de l’ouverture du cinquième sceau : où apparaissent sous l’autel ceux qui ont été égorgés pour avoir témoigné de la parole de Dieu, et demandent justice. On donne à chacun une robe blanche en leur disant de patienter encore un peu… Signe, en déduit Jean, qu’ils ne pourront voir Dieu dans son essence, avant l’accomplissement du Jugement Dernier. 

— Mais à qui a-t-il débité ces sornettes ? demanda Michel atterré. 

— Jusqu’à présent, à une poignée d’intimes, mais le bruit s’est répandu, on dit qu’il est en train de préparer une intervention ouverte, pas dans l’immédiat, peut-être dans quelques années, il consulte ses théologiens… 

— Ah ah ! ricana Jérôme en mastiquant. 

— Non seulement ; il semble qu’il veuille aller plus loin et soutenir que l’enfer non plus ne sera pas ouvert avant ce jour… Pas même pour les démons. 

— Seigneur Jésus aide-nous ! s’exclama Jérôme. Et que raconterons-nous alors aux pécheurs, si nous ne pouvons les menacer d’un enfer immédiat, dès l’instant où ils meurent ? 

— Nous sommes dans les mains d’un fou, dit Ubertin. Mais je ne comprends pas pourquoi il veut soutenir pareilles choses… 

— Toute la doctrine des indulgences part en fumée, déplora Jérôme, et même lui ne pourra plus en vendre. Pourquoi un prêtre qui a fait péché de bestialité devrait-il payer tant de lires en or pour éviter un châtiment aussi lointain ? 

— Pas si lointain que ça, dit avec force Ubertin, les temps sont proches ! 

— Tu le sais toi, cher frère, mais les simples ne le savent pas. Voilà où nous en sommes ! cria Jérôme qui n’avait plus l’air de se délecter en mâchonnant. Quelle idée néfaste, ce sont ces frères prêcheurs qui ont dû la lui fourrer dans le crâne… Ah ! » 

Et il secoua la tête. 

« Mais pourquoi ? répéta Michel de Césène. 

— Je ne crois pas qu’il y ait une raison, dit Guillaume. C’est une preuve qu’il s’octroie, un acte d’orgueil. Il veut vraiment être celui qui décide pour le ciel et pour la terre. J’étais au fait de ces rumeurs, Guillaume d’Occam m’en avait écrit. Nous verrons à la fin qui du pape ou des théologiens, de la voix de l’Eglise entière, des désirs mêmes du peuple de Dieu, des évêques, l’emportera… 

— Oh, sur des matières doctrinales, il pourra plier même les théologiens, dit tristement Michel. 

— Ce n’est pas dit, répondit Guillaume. Nous vivons en des temps où les savants ès choses divines n’ont crainte de proclamer que le pape est un hérétique. Les savants ès choses divines sont à leur façon la voix du peuple chrétien. Et là-contre, pas même le pape ne pourra désormais aller. 

— De mal en pis, murmura Michel effaré. D’un côté un pape fol, de l’autre le peuple de Dieu qui, fût-ce par la bouche de ses théologiens, prétendra d’ici peu à l’interprétation libre des Ecritures… 

— Pourquoi ? Pour votre part qu’avez-vous fait de différent à Pérouse ? » demanda Guillaume. Michel eut une secousse, comme piqué au vif : 

« C’est pour cela que je veux rencontrer le pape. Nous ne pouvons rien faire, nous, s’il n’est pas d’accord, lui. 

— Nous verrons, nous verrons bien », dit Guillaume d’une façon énigmatique. 

Mon maître était vraiment d’une grande acuité d’esprit. Comment faisait-il pour prévoir que Michel soi-même déciderait par la suite de s’appuyer sur les théologiens de l’Empire et sur le peuple pour condamner le pape ? Comment faisait-il pour prévoir que, quand quatre ans plus tard Jean aurait énoncé pour la première fois son incroyable doctrine, il y aurait eu un soulèvement de la part de toute la chrétienté ? Si la vision béatifique était retardée à ce point, comment les défunts auraient-ils pu intercéder pour les vivants ? Et où aurait fini le culte des saints ? C’est justement les minorites qui ouvriraient les hostilités en condamnant le pape, et Guillaume d’Occam serait en première ligne, sévère et implacable dans ses argumentations. La lutte durerait trois ans, jusqu’à ce que Jean, arrivé au seuil de la mort, fasse en partie amende honorable. Je l’entendis décrire, des années après, tel qu’il apparut dans le consistoire de décembre 1334, plus petit qu’il n’était jamais apparu jusqu’alors, desséché par l’âge, nonagénaire et moribond, et il aurait dit (le renard, si habile à jouer sur les mots non seulement pour violer ses propres serments mais aussi pour renier ses propres obstinations) : 

« Nous reconnaissons et nous croyons que les âmes séparées du corps et complètement purifiées sont au ciel, au paradis avec les anges, et avec Jésus-Christ, et qu’elles voient Dieu dans sa divine essence, clairement et face à face… » 

et puis après une pause, personne ne sut jamais si due à des difficultés respiratoires ou à la volonté perverse de souligner comme adversative la dernière clause : 

«… dans la mesure où l’état et la condition de l’âme séparée le permettent. » 

Le lendemain matin, c’était un dimanche, il se fit installer sur une chaise longue et au dossier incliné, il agréa de ses cardinaux le baiser de la main, et il mourut. Mais de nouveau je divague, et je perds le fil de mon récit. C’est qu’aussi, dans le fond, le reste de cette conversation à table n’ajoute pas grand-chose à la compréhension des événements que je raconte. Les minorites s’accordèrent sur l’attitude à avoir pour le lendemain. Ils pesèrent un à un leurs adversaires. Ils commentèrent avec préoccupation la nouvelle, donnée par Guillaume, de l’arrivée de Bernard Gui. Et davantage encore le fait que la présidence de la légation reviendrait au cardinal Bertrand du Poggetto. Deux inquisiteurs, c’était trop : signe qu’on voulait utiliser contre les minorites l’argument de l’hérésie. 

« Tant pis, dit Guillaume, ce sera nous qui les traiterons d’hérétiques, eux. 

— Non, non, dit Michel, procédons avec prudence, nous ne devons compromettre aucun accord possible. 

— J’ai beau tourner et retourner la question, dit Guillaume, tout en ayant oeuvré pour la réalisation de cette rencontre, et tu le sais bien Michel, je ne crois pas que les Avignonnais viennent ici en vue d’un quelconque résultat positif. Jean te veut en Avignon seul et les mains nues. Mais la rencontre aura au moins pour effet de te faire comprendre cela. C’eût été pire si tu y étais allé avant cette expérience. 

— Ainsi tu t’es mis en quatre, et des mois durant, pour réaliser une chose que tu crois inutile, dit Michel avec amertume. 

— Qui m’avait été demandée, et par toi et par l’empereur, dit Guillaume. Et puis enfin, il n’est jamais inutile de mieux connaître ses propres ennemis. » 

C’est à ce point-là qu’on vint nous prévenir : la deuxième délégation franchissait l’enceinte. Les minorites se levèrent et allèrent à la rencontre des hommes du pape.

Demain Le nom de la Rose – 31 - 4ème jour None

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