vendredi 11 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 32/53 - 4ème jour - Vêpres


Le nom de la Rose

32/53

4ème jour – Vêpres

Lu par François Berland

Où Alinardo semble donner des informations précieuses, et Guillaume révèle sa méthode pour arriver à une vérité probable à travers une série d’erreurs certaines.


Plus tard Guillaume descendit du scriptorium de bonne humeur. Tandis que nous attendions que se fît l’heure du repas du soir, nous trouvâmes Alinardo dans le cloître. Me souvenant de sa demande, dès le jour précédent je m’étais procuré des pois chiches dans les cuisines, et lui en offris. Il me remercia en les glissant dans sa bouche édentée et baveuse. 

« Tu as vu, mon garçon, me dit-il, l’autre cadavre aussi gisait là où le livre l’annonçait… Attends maintenant la quatrième trompette ! » 

Je lui demandai comment il lui était venu à l’esprit que la clef de la série des crimes se trouvait dans le livre de la révélation. Il me regarda étonné : 

« Le livre de Jean offre la clef de tout ! » 

Et il ajouta, avec une grimace de rancoeur : 

« Je le savais moi, je le disais moi, depuis beau temps… Ce fut moi, tu sais, qui proposai à l’Abbé… celui de l’époque, de recueillir le plus de commentaires possibles à l’Apocalypse. Je devais devenir bibliothécaire… Mais ensuite l’autre parvint à se faire envoyer à Silos, où il trouva les manuscrits les plus beaux, et il revint avec un butin splendide… Oh, lui, il savait où chercher, il parlait même la langue des infidèles… Et ainsi lui confiat-on la garde de la bibliothèque, et pas à moi. Mais Dieu le punit, et le fit entrer avant l’âge dans le règne des ténèbres. Ah, ah !… » rit-il avec mauvaiseté, ce vieillard qui jusqu’à ce moment m’était apparu, plongé dans la sérénité de ses cheveux blancs, comme un enfant innocent. 

« Qui était celui dont vous parlez ? » demanda Guillaume. 

Il nous regarda interdit. 

« De qui parlais-je ? Je ne me souviens pas… Il y a tellement longtemps de cela. Mais Dieu punit, Dieu efface, Dieu estompe même les souvenirs. Beaucoup d’actes d’orgueil furent commis dans la bibliothèque. Surtout depuis qu’elle est tombée aux mains des étrangers. Dieu punit encore… » 

Nous ne réussîmes pas à le faire parler davantage et nous l’abandonnâmes à son paisible et rancuneux délire. Guillaume se déclara très intéressé par cet entretien : 

« Alinardo est un homme à écouter, chaque fois qu’il parle il dit quelque chose d’intéressant. 

— Qu’a-t-il dit cette fois-ci ? 

— Adso, dit Guillaume, résoudre un mystère n’est pas la même chose qu’une déduction à partir de principes premiers. Et ça n’équivaut pas non plus à recueillir une bonne quantité de données particulières pour en inférer ensuite une loi générale. Cela signifie plutôt se trouver en face d’une, ou deux, ou trois données particulières qui apparemment n’ont rien en commun, et chercher à imaginer si elles peuvent être autant de cas d’une loi générale que tu ne connais pas encore, et qui n’a peut-être jamais été énoncée. Certes, si tu sais, comme dit le philosophe, que l’homme, le cheval et le mulet sont tous trois sans fiel et qu’ils ont tous trois longue vie, tu peux tenter d’énoncer le principe selon lequel les animaux sans fiel vivent longtemps. Mais imagine le cas des animaux à cornes. Pourquoi ont-ils des cornes ? Tu t’aperçois à l’improviste que tous les animaux pourvus de cornes n’ont pas de dents à la mâchoire supérieure. Ce serait une belle découverte, si tu ne te rendais pas compte que, malheureusement, il existe des animaux sans dents à la mâchoire supérieure et qui toutefois n’ont pas de cornes, comme le chameau. Enfin tu t’aperçois que tous les animaux sans dents à la mâchoire supérieure ont deux estomacs. Bon, tu peux imaginer que ceux qui n’ont pas de dents en quantité suffisante mastiquent mal et qu’ils ont donc besoin de deux estomacs pour pouvoir mieux digérer leurs aliments. Mais les cornes ? Alors tu t’essaies à imaginer une cause matérielle aux cornes : le manque de dents procure à l’animal une excédence de matière osseuse qui doit bien percer quelque part. Mais est-ce une explication suffisante ? Non, parce que le chameau n’a pas de dents supérieures, il a deux estomacs, mais pas de cornes. Et alors il faut que tu imagines aussi une cause finale. La matière osseuse ne saille en cornes que chez les animaux qui n’ont pas d’autres moyens de défense. Le chameau, par contre, a une peau très dure et n’a point besoin de cornes. Alors la loi pourrait s’énoncer… 

— Mais que viennent faire ici les cornes ? demandai-je avec impatience, et pourquoi vous occupez-vous d’animaux avec des cornes ? 

— Moi, je ne m’en suis jamais occupé, mais l’évêque de Lincoln s’en était fort occupé, lui, en suivant une idée d’Aristote. Honnêtement, je ne sais si les raisons qu’il a trouvées sont les bonnes, et je n’ai jamais contrôlé où le chameau a ses dents et combien il a d’estomacs : mais c’était pour te dire que la recherche des lois explicatives, dans les faits naturels, procède de façon tortueuse. Devant certains faits inexplicables tu dois essayer d’imaginer un grand nombre de lois générales, dont tu ne perçois pas encore le rapport avec les faits qui te font problème : et tout à coup, dans le rapport soudain d’un résultat, un cas et une loi, se profile à tes yeux un raisonnement qui te semble plus convaincant que les autres. Tu essaies de l’appliquer à tous les cas semblables, à l’utiliser pour en tirer des prévisions, et tu découvres que tu avais deviné. Mais jusqu’à la fin, tu ne sauras jamais quels prédicats introduire dans ton raisonnement et lesquels laisser tomber. Et c’est ainsi que je procède maintenant. J’aligne quantité d’éléments décousus et je fabrique des hypothèses. Mais je dois en fabriquer beaucoup, et nombre de celles-ci sont si absurdes que j’aurais honte de te les dire. Tu vois, dans le cas du cheval Brunel, quand j’aperçus les traces, je fabriquai grand nombre d’hypothèses complémentaires et contradictoires : il pouvait s’agir d’un cheval en fuite, il se pouvait que sur ce beau cheval l’Abbé fût descendu le long du sentier pentu, il se pouvait qu’un cheval Brunel eût laissé des traces sur la neige, et un cheval Favel, la veille, ses crins dans le buisson, et que les branches eussent été brisées par des hommes. Je ne savais pas quelle était la bonne hypothèse tant que je n’eus pas vu le cellérier et les servants qui cherchaient avec anxiété. Alors je compris que l’hypothèse Brunel était la seule juste, et j’essayai de voir si elle était vraie, en apostrophant les moines comme je le fis. J’ai gagné, mais j’aurais bien pu perdre aussi. Les autres m’ont cru sage parce que j’ai gagné, mais ils ne connaissaient pas les nombreux cas où j’ai été penaud parce que j’avais perdu, et ils ne savaient pas que quelques secondes avant de gagner je n’étais pas certain de ne pas avoir perdu. Or donc, dans le cas de l’abbaye, j’ai quantité de belles hypothèses, mais aucun fait évident qui me permette de dire quelle est la meilleure. Et alors, pour ne pas faire figure de penaud plus tard, je renonce à faire figure d’astucieux maintenant. Laisse-moi encore réfléchir, au moins jusqu’à demain. » Je compris à ce moment-là quelle était la façon de raisonner de mon maître, et elle me sembla fort différente de celle du philosophe qui raisonne sur les principes premiers, à telle enseigne que son intellect fonctionne presque comme l’intellect divin. Je compris que, lorsqu’il n’avait pas de réponse, Guillaume s’en proposait un grand nombre, et très différentes les unes des autres. Je restai perplexe. 

« Mais alors, osai-je commenter, vous êtes encore loin de la solution… 

— J’en suis très près, dit Guillaume, mais je ne sais pas de laquelle. 

— Donc, vous n’avez pas qu’une seule réponse à vos questions ? 

— Adso, si tel était le cas, j’enseignerais la théologie à Paris. 

— A Paris, ils l’ont toujours, la vraie réponse ? 

— Jamais, dit Guillaume, mais ils sont très sûrs de leurs erreurs. 

— Et vous, dis-je avec une infantile impertinence, vous ne commettez jamais d’erreurs ? 

— Souvent, répondit-il. Mais au lieu d’en concevoir une seule, j’en imagine beaucoup, ainsi je ne deviens l’esclave d’aucune. » 

J’eus l’impression que Guillaume n’était point du tout intéressé à la vérité, qui n’est rien d’autre que l’adéquation entre la chose et l’intellect. Lui, au contraire, il se divertissait à imaginer le plus de possibles qu’il était possible. A ce moment-là, je l’avoue, je désespérai de mon maître et me surpris à penser : 

« Encore heureux que l’inquisition soit arrivée. » 

Je pris parti pour la soif de vérité qui animait Bernard Gui. Et c’est dans ces coupables dispositions d’esprit, plus troublé que Judas la nuit du jeudi saint, que j’entrai avec Guillaume dans le réfectoire pour consommer le souper.

Demain Le nom de la Rose – 33 - 4ème jour Complies

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