lundi 14 décembre 2020

Marcel Proust - Un Amour de Swann - 5/27 - Lu par André Dussolier

 

Marcel Proust

Un amour de Swann

5/27

Lu par André Dussolier


 

Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme Verdurin.

–  Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann  ; la comprend-il assez, sa sonate, le petit misérable ? Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. C’est tout, excepté du piano, ma parole  ! Chaque fois j’y suis reprise, je crois entendre un orchestre. C’est même plus beau que l’orchestre, plus complet.

Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots comme s’il avait fait un trait d’esprit :

– Vous êtes très indulgente pour moi, dit-il.

Et tandis que MmeVerdurin disait à son mari : « Allons, donne-lui de l’orangeade, il l’a bien méritée », Swann racontait à Odette comment il avait été amoureux de cette petite phrase. Quand MmeVerdurin, ayant dit d’un peu loin : « Eh bien ! il me semble qu’on est en train de vous dire de belles choses, Odette », elle répondit : « Oui, de très belles  », Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir.

Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle, MmeVerdurin s’était écriée : « Je vous crois un peu qu’elle est belle ! Mais on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas le droit de ne pas la connaître », et le peintre avait ajouté : « Ah  ! c’est tout à fait une très grande machine, n’est-ce pas  ? Ce n’est pas, si vous voulez, la chose « cher » et « public », n’est-ce pas ? mais c’est la très grosse impression pour les artistes  »), ces gens semblaient ne s’être jamais posé ces questions, car ils furent incapables d’y répondre.

Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase préférée :

– Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention ; je vous dirai que je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer dans des pointes d’aiguille  ; on ne perd pas son temps à couper les cheveux en quatre ici, ce n’est pas le genre de la maison, répondit MmeVerdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d’expressions toutes faites. D’ailleurs lui et Mme Cottard, avec une sorte de bon sens comme en ont aussi certaines gens du peuple, se gardaient bien de donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une musique qu’ils s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus comprendre que la peinture de « M. Biche ». Comme le public ne connaît du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu’il en a puisé dans les poncifs d’un art lentement assimilé, et qu’un artiste original commence par rejeter ces poncifs, M. et MmeCottard, image en cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux l’harmonie de la musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme, ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire dépourvue de l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle ils voyaient, dans la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche n’eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes n’ont pas les cheveux mauves.

Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il y avait là une occasion propice et pendant que MmeVerdurin disait un dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se jette à l’eau pour apprendre, mais choisit un moment où il n’y a pas trop de monde pour le voir :

– Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo cartello ! s’écriat-il avec une brusque résolution.

Swann apprit seulement que l’apparition récente de la sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de tendances très avancées, mais était entièrement inconnue du grand public.

–  Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère. 

– C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin. 

– Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question. 

– Alors poser la question, c’est la résoudre ? dit le docteur.

 –  Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille bête. Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne m’imposerais pour que la vieille bête me présentât à l’auteur de la sonate : d’abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit être affreux. 

Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver. 

– Comment, s’écria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font soigner par Potain ! 

–  Ah  ! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous oubliez que vous parlez d’un de mes confrères, je devrais dire un de mes maîtres. 

Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla ; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont l’altération dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval, qui pourtant s’observent en effet. 

– Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois autant que lui, répondit MmeVerdurin au docteur Cottard, du ton d’une personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à ceux qui ne sont pas du même avis qu’elle. Vous ne tuez pas vos malades, vous au moins ! 

– Mais, madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un ton ironique. Si un malade préfère mourir de la main d’un des princes de la science… C’est beaucoup plus chic de pouvoir dire : « C’est Potain qui me soigne. » 

– Ah ! c’est plus chic ? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les maladies, maintenant ? je ne savais pas ça… Ce que vous m’amusez, s’écria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et moi, bonne bête qui discutais sérieusement sans m’apercevoir que vous me faisiez monter à l’arbre. 

Quant à M. Verdurin, trouvant que c’était un peu fatigant de se mettre à rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée de sa pipe en songeant avec tristesse qu’il ne pouvait plus rattraper sa femme sur le terrain de l’amabilité. 

– Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit MmeVerdurin à Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple, charmant  ; si vous n’avez jamais à nous présenter que des amis comme cela, vous pouvez les amener. 

M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait pas apprécié la tante du pianiste. 

– Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit MmeVerdurin, tu ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis plusieurs années. La première fois ne compte pas, c’était utile pour prendre langue. Odette, il est convenu qu’il viendra nous retrouver demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre ? 

– Mais non, il ne veut pas. 

 – Ah ! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au dernier moment ! 

A la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait les rejoindre n’importe où, quelquefois dans les restaurants de banlieue où on allait peu encore, car ce n’était pas la saison, plus souvent au théâtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup ; et comme un jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de première, de gala, un coupefile leur eût été fort utile, que cela les avait beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de l’enterrement de Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes, mais seulement de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg Saint-Germain l’habitude de ranger les relations avec le monde officiel, répondit : 

–  Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à l’Elysée. 

–  Comment ça, à l’Elysée  ? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante. – Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa phrase avait produit. 

Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie : 

– Ca vous prend souvent ? 

Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard disait : « Ah ! bon, bon, ça va bien » et ne montrait plus trace d’émotion. 

Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles, ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef de l’Etat. 

– Comment ça, M. Grévy ? vous connaissez M. Grévy ? dit-il à Swann de l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots « à qui il a affaire », comme disent les journaux, assure au pauvre dément qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale du dépôt. 

– Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table, répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop éclatant, aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le Président de la République. 

Aussitôt Cottard, s’en rapportant aux paroles de Swann, adopta cette opinion, au sujet de la valeur d’une invitation chez M. Grévy, que c’était chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors, il ne s’étonna plus que Swann, aussi bien qu’un autre, fréquentât l’Elysée, et même il le plaignait un peu d’aller à des déjeuners que l’invité avouait lui-même être ennuyeux. 

– Ah ! bien, bien, ça va bien, dit-il sur le ton d’un douanier, méfiant tout à l’heure, mais qui, après vos explications, vous donne son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles. 

– Ah ! je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners, vous avez de la vertu d’y aller, dit MmeVerdurin, à qui le Président de la République apparaissait comme un ennuyeux particulièrement redoutable parce qu’il disposait de moyens de séduction et de contrainte qui, employés à l’égard des fidèles, eussent été capables de les faire lâcher. Il paraît qu’il est sourd comme un pot et qu’il mange avec ses doigts. 

– En effet, alors cela ne doit pas beaucoup vous amuser d’y aller, dit le docteur avec une nuance de commisération  ; et, se rappelant le chiffre de huit convives  : «  Sont-ce des déjeuners intimes  ?  » demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu’une curiosité de badaud. 

Mais le prestige qu’avait à ses yeux le Président de la République finit pourtant par triompher et de l’humilité de Swann et de la malveillance de MmeVerdurin, et à chaque dîner, Cottard demandait avec intérêt  : « Verrons-nous ce soir M. Swann  ? Il a des relations personnelles avec M. Grévy. C’est bien ce qu’on appelle un gentleman  ?  » Il alla même jusqu’à lui offrir une carte d’invitation pour l’exposition dentaire. 

– Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez, je vous dis cela parce que j’ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s’en sont mordu les doigts. 

Quant à M. Verdurin, il remarqua le mauvais effet qu’avait produit sur sa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont il n’avait jamais parlé. 

Si l’on n’avait pas arrangé une partie au dehors, c’est chez les Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le soir, et n’acceptait presque jamais à dîner malgré les instances d’Odette. 

– Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela, lui disait-elle. 

– Et Mme Verdurin ? 

– Oh ! ce serait bien simple. Je n’aurais qu’à dire que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de s’arranger. 

– Vous êtes gentille. 

Mais Swann se disait que s’il montrait à Odette (en consentant seulement à la retrouver après dîner), qu’il y avait des plaisirs qu’il préférait à celui d’être avec elle, le goût qu’elle ressentait pour lui ne connaîtrait pas de longtemps la satiété. Et, d’autre part, préférant infiniment à celle d’Odette la beauté d’une petite ouvrière fraîche et bouffie comme une rose et dont il était épris, il aimait mieux passer le commencement de la soirée avec elle, étant sûr de voir Odette ensuite. C’est pour les mêmes raisons qu’il n’acceptait jamais qu’Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite ouvrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que son cocher Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses bras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait devant chez les Verdurin. A son entrée, tandis que MmeVerdurin montrant des roses qu’il avait envoyées le matin lui disait  : «  Je vous gronde  » et lui indiquait une place à côté d’Odette, le pianiste jouait, pour eux deux, la petite phrase de Vinteuil qui était comme l’air national de leur amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis tout d’un coup ils semblaient s’écarter et comme dans ces tableaux de Pieter de Hooch, qu’approfondit le cadre étroit d’une porte entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de sa grâce, avec le même ineffable sourire  ; mais Swann y croyait distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère, elle avait quelque chose d’accompli, comme le détachement qui succède au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en elle-même – en ce qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avait composée, et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles – que comme un gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin ou pour le petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à lui, les unissait ; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage. «  Qu’avez-vous besoin du reste  ? lui avait-elle dit. C’est ça notre morceau. » Et même, souffrant de songer, au moment où elle passait si proche et pourtant à l’infini, que tandis qu’elle s’adressait à eux, elle ne les connaissait pas, il regrettait presque qu’elle eût une signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux, comme en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femme aimée, nous en voulons à l’eau de la gemme et aux mots du langage, de ne pas être faits uniquement de l’essence d’une liaison passagère et d’un être particulier. 

Souvent il se trouvait qu’il s’était tant attardé avec la jeune ouvrière avant d’aller chez les Verdurin, qu’une fois la petite phrase jouée par le pianiste, Swann s’apercevait qu’il était bientôt l’heure qu’Odette rentrât. Il la reconduisait jusqu’à la porte de son petit hôtel, rue La Pérouse, derrière l’Arc de Triomphe. Et c’était peut-être à cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les faveurs, qu’il sacrifiait le plaisir moins nécessaire pour lui de la voir plus tôt, d’arriver chez les Verdurin avec elle, à l’exercice de ce droit qu’elle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il attachait plus de prix, parce que, grâce à cela, il avait l’impression que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne l’empêchait d’être encore avec lui, après qu’il l’avait quittée. 

Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann  ; un soir, comme elle venait d’en descendre et qu’il lui disait à demain, elle cueillit précipitamment dans le petit jardin qui précédait la maison un dernier chrysanthème et le lui donna avant qu’il fût reparti. Il le tint serré contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques jours la fleur fut fanée, il l’enferma précieusement dans son secrétaire. 

A suivre demain

 

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