dimanche 20 décembre 2020

Umberto eco - Le nom de la Rose - 41/53 - 5ème jour - Complies

 

Le nom de la Rose

41/53

5ème jour – Complies

Lu par François Berland


 

Où l’on écoute un sermon sur la venue de l’Antéchrist et Adso découvre le pouvoir des noms propres. 

 

Les vêpres avaient eu lieu dans la confusion, alors que le cellérier subissait encore l’interrogatoire, avec les novices curieux qui avaient échappé à la férule de leur maître pour suivre à travers fenêtres et pertuis ce qui se passait dans la salle capitulaire. Il fallait à présent que toute la communauté priât pour l’âme bonne de Séverin. On pensait que l’Abbé parlerait à tous, et on se demandait ce qu’il dirait. En revanche, après l’homélie rituelle de saint Grégoire, les répons et les trois psaumes prescrits, l’Abbé monta en chaire, mais seulement pour annoncer que ce soir-là il se tairait. Trop de malheurs avaient désolé l’abbaye, dit-il, pour que même le père commun pût prendre la parole avec l’accent de celui qui reproche et avertit. Il fallait que tous, sans exclure personne, fissent un sévère examen de conscience. Mais puisqu’il était de règle que quelqu’un parlât, il proposait que l’avertissement vînt de celui qui, le plus âgé de tous et désormais proche de la mort, serait le moins impliqué de tous dans les passions terrestres qui avaient occasionné tant de maux. Par priorité d’âge la parole aurait dû revenir à Alinardo de Grottaferrata, mais nous savions tous combien la santé de notre vénérable frère était fragile. Sitôt après Alinardo, dans l’ordre établi par le passage inexorable du temps, venait Jorge. C’est à lui que l’Abbé cédait maintenant la parole. Nous entendîmes un murmure de ce côté des stalles où prenaient place d’habitude Aymaro et le groupe des Italiens. J’imaginai que l’Abbé avait confié le sermon à Jorge sans consulter Alinardo. Mon maître me fit remarquer à mi-voix que le fait de ne pas parler était pour l’Abbé une prudente décision : car quoi qu’il eût dit aurait été minutieusement évalué par Bernard et par les autres Avignonnais présents. Par contre le vieux Jorge se limiterait à quelqu’une de ses vaticinations mystiques, et les Avignonnais n’y donneraient pas grand poids. 

« A tort selon moi, ajouta Guillaume, parce que je ne crois pas que Jorge ait accepté, et peut-être demandé de parler sans un but bien précis. » 

Jorge apparut en chaire, soutenu par quelqu’un. Son visage était éclairé par le trépied qui, seul, donnait de la lumière à la nef. L’éclat de la flamme mettait en évidence la ténèbre qui pesait sur ses yeux comme deux trous noirs. 

« Frères bien-aimés, commença-t-il, et vous tous nos hôtes très chers, si vous voulez écouter ce pauvre vieillard… Les quatre morts qui ont endeuillé notre abbaye – pour ne rien dire des péchés, lointains et récents, des plus misérables d’entre les vivants – ne sont pas, vous le savez, à attribuer aux rigueurs de la nature qui, implacable dans ses rythmes, administre notre journée terrestre, du berceau au tombeau. Vous tous penserez peut-être que, pour bouleversés de douleur qu’il vous ait laissés, ce triste événement ne compromet point votre âme, parce que tous, sauf un, vous êtes innocents, et quand cet individu aurait été puni il vous resterait certes à pleurer l’absence des disparus, mais vous n’auriez vous-même à vous disculper d’aucune accusation devant le tribunal de Dieu. Ainsi pensez-vous. Fols ! cria-t-il d’une voix terrible, fols et téméraires que vous êtes ! Qui a tué portera devant Dieu le fardeau de ses fautes, mais seulement pour avoir accepté de se faire le messager des décrets divins. De même qu’il fallait que quelqu’un trahît Jésus pour que le mystère de la rédemption fût accompli, et toutefois le Seigneur a ouvertement puni par la damnation et la honte qui l’a trahi, de même quelqu’un ces jours-ci a péché en semant mort et ruine, mais moi je vous le dis : cette ruine a été, sinon voulue, du moins permise par Dieu pour humilier notre superbe ! » 

Il se tut, et dirigea son regard vide sur la sombre assemblée, comme si de ses yeux il pouvait en percevoir les émotions, tandis qu’en fait son oreille en goûtait le silence consterné. 

« Dans cette communauté, continua-t-il, serpente depuis longtemps l’aspic de l’orgueil. Mais de quel orgueil s’agit-il ? L’orgueil du pouvoir dans un monastère isolé du monde ? Non, certes. L’orgueil de la richesse ? Mes frères, avant que le monde connu ne retentît de longues querelles sur la pauvreté et sur la possession, dès les temps de notre fondateur, nous, même quand nous avons eu tout, nous n’avons rien eu, notre unique vraie richesse était l’observance de la règle, la prière et le travail. Mais de notre travail, du travail de notre ordre, et en particulier du travail de ce monastère fait partie – ou plutôt en est la substance – l’étude, et la garde du savoir. La garde, dis-je, pas la recherche, car le propre du savoir, chose divine, est d’être complet et défini dès le commencement, dans la perfection du verbe qui s’exprime à luimême. La garde, dis-je, pas la recherche, car le propre du savoir, chose humaine, est d’avoir été défini et complété dans l’espace des siècles qui va de la prédication des prophètes à l’interprétation des Pères de l’Eglise. Il n’est point de progrès, il n’est point de révolution d’âges, dans les vicissitudes du savoir, mais au mieux une continue et sublime récapitulation. L’histoire de l’humanité marche d’un mouvement irrépressible depuis la création, à travers la rédemption, vers le retour du Christ triomphant, qui apparaîtra auréolé d’un nimbe pour juger les vivants et les morts, mais le savoir divin ne suit pas ce cours : immobile comme une forteresse indestructible, il nous permet, quand nous nous faisons humbles et attentifs à sa voix, de suivre, de prédire ce cours, sans en être entamé. Je suis celui qui est, dit le Dieu des Juifs. Je suis la voie, la vérité et la vie, dit Notre Seigneur. Voilà, le savoir n’est rien d’autre que le commentaire étonné de ces deux vérités. Tout ce qui a été dit en plus fut proféré par des prophètes, par les évangélistes, par les Pères et par les docteurs pour rendre plus claires ces deux sentences. Et parfois un commentaire pertinent vint même des païens qui les ignoraient, et leurs paroles ont été acceptées par la tradition chrétienne. Mais à part cela, il n’y a plus rien à dire. Il y a à reméditer, gloser, conserver. Voilà ce qui était et devrait être l’office de notre abbaye avec sa splendide bibliothèque – pas autre chose. On raconte qu’un calife oriental un jour livra aux flammes la bibliothèque d’une ville célèbre et glorieuse et orgueilleuse et que, devant ces milliers de volumes en feu, il disait qu’ils pouvaient et devaient disparaître : car ou bien ils répétaient ce que le Coran disait déjà, et donc ils étaient inutiles, ou bien ils contredisaient ce livre sacré pour les infidèles, et donc ils étaient pernicieux. Les docteurs de l’Eglise, et nous avec eux, ne raisonnèrent pas de la sorte. Tout ce qui se veut commentaire et clarification de l’Ecriture doit être conservé, car cela augmente la gloire des Ecritures divines ; tout ce qui les contredit ne doit pas être détruit, car c’est seulement en le conservant que cela pourra être contredit à son tour, par qui le pourra et en aura l’office, dans les manières et dans les temps que le Seigneur voudra. De là, la responsabilité de notre ordre au cours des siècles, et le fardeau de notre abbaye aujourd’hui : orgueilleux de la vérité que nous proclamons, humbles et prudents dans la garde des paroles ennemies de la vérité, sans nous en laisser souiller. Or donc, mes frères, quel est le péché d’orgueil qui peut tenter un moine savant ? Celui d’entendre son propre travail non comme garde mais comme recherche de quelque nouvelle qui n’ait pas encore été donnée aux humains, comme si la dernière n’avait pas déjà résonné dans les paroles du dernier ange qui parle dans le dernier livre des Ecritures : 

« Je déclare, moi, à quiconque écoute les paroles prophétiques de ce livre : qui oserait y faire des surcharges, Dieu le chargera de tous les fléaux décrits dans ce livre ! Et qui oserait retrancher aux paroles de ce livre prophétique, Dieu retranchera son lot du livre de la Vie et de la Cité Sainte et des choses décrites dans ce livre. 

« Voilà… ne vous semble-t-il pas, ô mes malheureux frères, que ces paroles reflètent très précisément ce qui s’est passé récemment entre ces murs, tandis que ce qui s’est passé entre ces murs reflète très précisément les vicissitudes mêmes du siècle où nous vivons, briguant dans ses discours comme dans ses oeuvres, dans ses villes comme dans ses châteaux, dans ses fières universités et dans ses églises cathédrales, avec acharnement la découverte de nouveaux codicilles aux paroles de la vérité, ainsi déformant le sens de cette vérité déjà riche de toutes les scolies, et qui n’a besoin que d’une intrépide défense, pas d’un stupide développement ? C’est là l’orgueil qui a serpenté et serpente encore entre ces murs : et moi je dis à qui s’est acharné et s’acharne à briser les sceaux des livres qui ne lui sont pas dus, que c’est cet orgueil précisément que Notre Seigneur a voulu punir et qu’il continuera à punir s’il ne décroît ni ne s’humilie, car il n’est pas difficile pour le Seigneur de trouver, toujours et encore, à cause de notre fragilité, les instruments de sa vengeance. » 

« Tu as entendu, Adso ? me murmura Guillaume. Le vieux en sait plus qu’il ne dit. Qu’il trempe ou non dans cette histoire, il sait, et il avertit que si les moines curieux continuent à violer la bibliothèque, l’abbaye ne retrouvera pas sa paix. » 

Jorge à présent, après une longue pause, se remettait à parler. 

« Mais enfin qui est le symbole même de cet orgueil, de qui les orgueilleux sont figure et hérauts, complices et enseignes ? Qui en vérité a agi et peut-être agit encore dans ces murs, au point de nous avertir que les temps sont proches – et de nous consoler, car si les temps sont proches, les souffrances seront certes insoutenables, mais non pas infinies dans le temps, étant donné que le grand cycle de cet univers va d’ici peu s’accomplir ? Oh, vous l’avez parfaitement compris, et tremblez d’en dire le nom, parce que c’est aussi le vôtre et vous en avez peur, mais si la peur vous étreint, elle ne m’étreint pas moi, et ce nom je le dirai à très haute voix afin que vos entrailles se tordent d’épouvante et que vos dents claquent jusqu’à vous couper la langue, et que la glace qui se formera dans votre sang fasse tomber un voile sombre sur vos yeux… C’est la Bête immonde, c’est Antéchrist ! » 

Il fit une autre, très longue pause. Les assistants paraissaient morts. L’unique chose mobile dans toute l’église était la flamme du trépied, mais les ombres mêmes qu’elle projetait paraissaient avoir gelé. L’unique bruit, faible, rauque, étouffé, était le halètement de Jorge, qui épongeait la sueur de son front. 

Puis il reprit : 

« Vous allez peut-être me dire : non, celui-là n’est pas encore près de venir, où sont les signes de sa prochaine venue ? Sot qui le dirait ! Mais puisque nous en avons devant les yeux, jour après jour, dans le grand amphithéâtre du monde, et dans l’image réduite de l’abbaye, les avant-coureurs catastrophiques !… Il a été dit que quand le moment sera proche se dressera en occident un roi étranger, seigneur d’immenses biens frauduleusement acquis, athée, massacreur d’hommes, assoiffé d’or, astucieux comme un renard, mauvais, ennemi des fidèles et leur persécuteur, et qu’à son époque on ne tiendra nul compte de l’argent mais on n’aura d’estime que pour l’or ! Je sais, je sais : vous qui m’écoutez, vous vous hâtez maintenant de faire vos petits calculs pour savoir si celui dont je parle ressemble au pape ou à l’empereur ou au roi de France ou à qui vous voudrez, pour pouvoir dire : c’est bien lui mon ennemi et je suis du bon côté ! Mais je ne suis pas ingénu au point de vous indiquer un homme ; l’Antéchrist quand il vient, vient en tout le monde et pour tout le monde, et chacun en est partie. Il sera dans les bandes de brigands qui saccageront villes et régions, il sera en d’inattendus signes des cieux où apparaîtront soudain des arcs-en-ciel, des cornes et des feux, tandis qu’on entendra mugir des voix et que la mer bouillonnera. On a dit que les hommes et les bêtes engendreront des dragons, mais on voulait dire que les coeurs concevront haine et discorde, et cessez de regarder autour de vous pour apercevoir les bêtes des miniatures qui vous divertissent dans les parchemins ! On a dit que les jeunes épousées accoucheront d’enfants déjà en mesure de parler parfaitement, lesquels annonceront que les temps sont mûrs et demanderont d’être tués. Mais ne cherchez point parmi les villages dans la vallée, les enfants trop savants ont déjà été tués dans ces murs ! Et comme ceux des prophéties, ils avaient l’aspect d’hommes déjà chenus, et de la prophétie ils étaient les fils quadrupèdes, et les spectres, et les embryons qui devraient prophétiser dans le ventre des mères en prononçant des incantations magiques. Et tout a été écrit, savez- vous ? Il a été écrit que nombreuses seront les agitations dans les couches de la société, dans les peuples, dans les églises ; que surgiront des pasteurs iniques, pervers, dénigreurs, avides, désireux de plaisirs, aimant le gain, se complaisant en de vains discours, hâbleurs, hautains, gourmands, arrogants, plongés dans la luxure, en quête de gloriole, ennemis de l’Evangile, prêts à renier la porte étroite, à mépriser la vraie parole, et ils prendront en haine tout sentier de pitié, ils ne se repentiront pas de leurs péchés, au point qu’au milieu des peuples se répandront l’incrédulité, la haine entre frères, la méchanceté, la dureté, l’envie, l’indifférence, le vol, l’ivresse, l’intempérance, la lubricité, le plaisir charnel, la fornication et tous les autres vices. S’éclipseront l’affliction, l’humilité, l’amour de la paix, la pauvreté, la compassion, le don des larmes… Allons, courage, vous ne vous reconnaissez pas, vous tous ici présents, moines de l’abbaye et puissants venus de l’extérieur ? » 

Dans la pause qui suivit, on entendit un bruissement. C’était le cardinal Bertrand qui s’agitait sur son siège. Au fond, pensai-je, Jorge se comportait en grand prédicateur, et tout en fustigeant ses frères, il n’épargnait pas même les visiteurs. Et j’eusse donné je ne sais quoi pour savoir ce qui se passait en ce moment par la tête de Bernard, ou des gras Avignonnais. 

« Et ce sera juste à ce point-là, qui est justement le nôtre, tonna Jorge, que l’Antéchrist aura sa parousie blasphématoire, singe qu’il se veut de Notre Seigneur. En ces temps-là (qui sont les nôtres) tous les royaumes seront bouleversés, il y aura famine et pauvreté, et pénurie de moissons, et hivers d’une exceptionnelle rigueur. Et les enfants de ce temps-là (qui est le nôtre) n’auront plus personne pour administrer leurs biens et conserver dans leurs dépôts les aliments et ils seront humiliés sur les marchés d’achat et de vente. Bienheureux alors ceux qui ne vivront plus, ou qui tout en vivant réussiront à survivre ! Alors viendra le fils de la perdition, l’adversaire qui se glorifie et se gonfle, en exhibant de multiples vertus pour leurrer toute la terre et pour prévaloir sur les justes. La Syrie s’effondrera et pleurera ses fils. La Cilicie dressera sa tête tant que n’apparaîtra pas celui qui est appelé pour la juger. La fille de Babylone se lèvera du trône de sa splendeur pour boire à la coupe de l’amertume. La Cappadoce, la Lycie et la Lycaonie ploieront l’échine car des foules entières se verront détruites dans la corruption de leur iniquité. Des campements de barbares et des chars de guerre apparaîtront de partout pour occuper les terres. En Arménie, au Pont et en Bithynie les adolescents périront par le fer, les fillettes tomberont en captivité, les fils et les filles consommeront des incestes, la Pisidie, qui s’exalte dans sa gloire, sera prostrée, l’épée passera au milieu de la Phénicie, la Judée revêtira le deuil et se préparera au jour de la perdition causée par son impureté. Alors de tous côtés se montreront abomination et désolation, l’Antéchrist triomphera de l’occident et détruira les voies de circulation, il aura dans les mains flamberge et feu ardent et il brûlera plein de fureur, de violence et de flammes : sa force sera le blasphème, tromperie sa main, la dextre sera ruine, la senestre porteuse de ténèbres. Voici les traits qui le distingueront : sa tête sera de feu ardent, son oeil droit injecté de sang, son oeil gauche d’un vert félin, et il aura deux pupilles, et ses paupières seront blanches, large sa lèvre inférieure, faible son fémur, gros ses pieds, son pouce écrasé et allongé ! » 

« On dirait son portrait », ricana Guillaume dans un souffle. 

C’était une phrase fort impie, mais je lui en sus gré, car mes cheveux se dressaient sur ma tête. Je retins tout juste un éclat de rire, gonflant les joues et laissant échapper un filet d’air de mes lèvres closes. Bruit que, dans le silence tombé sur les dernières paroles du vieillard, on entendit très bien, mais heureusement tous pensèrent qu’il s’agissait de quelqu’un qui toussait ou pleurait, ou frémissait, et tous en avaient largement de quoi. 

« C’est le moment où, disait maintenant Jorge, tout tombera dans l’arbitraire, les enfants lèveront les mains contre leurs géniteurs, l’épouse tramera contre son mari, le mari appellera en jugement son épouse, les maîtres seront inhumains avec leurs serviteurs et les serviteurs désobéiront à leurs maîtres, on ne révérera plus les vieillards, les adolescents demanderont le commandement, le travail apparaîtra à tous une peine inutile, de partout s’élèveront des cantiques de gloire à la licence, au vice, à la liberté dissolue des moeurs. Après quoi, viols, adultères, parjures, péchés contre nature suivront par grandes vagues, et les maux, et les divinations, et les ensorcellements, et apparaîtront dans le ciel des corps volants, surgiront au milieu des bons chrétiens de faux prophètes, de faux apôtres, des corrupteurs, des imposteurs, des sorciers, des violateurs, des avares, des traîtres et des falsificateurs, les pasteurs se changeront en loups, les prêtres répandront le mensonge, les moines désireront les choses du monde, les pauvres n’accourront pas à l’aide des chefs, les puissants seront sans miséricorde, les justes se feront témoins d’injustice. Toutes les villes seront ébranlées par des tremblements de terre, il y aura des épidémies de peste dans toutes les régions, des tempêtes de vent soulèveront la terre, les champs seront contaminés, la mer sécrétera des humeurs noirâtres, de nouveaux prodiges inconnus auront lieu sur la lune, les étoiles abandonneront leur cours normal, d’autres – inconnues – sillonneront le ciel, il neigera l’été et fera une chaleur torride l’hiver. Et seront venus les temps de la fin et la fin des temps… Le premier jour, à la troisième heure, s’élèvera dans le firmament une voix haute et puissante, une nue purpurine viendra du septentrion, tonnerres et éclairs la suivront, et sur la terre descendra une pluie de sang. Le deuxième jour la terre sera arrachée à son socle et la fumée d’un grand feu passera à travers les portes du ciel. Le troisième jour, les abîmes de la terre gronderont aux quatre coins du cosmos. Les pinacles du firmament s’ouvriront, l’air se remplira de piliers de fumée et une puanteur de soufre s’exhalera jusqu’à la dixième heure. Le quatrième jour, tôt le matin l’abîme se liquéfiera et émettra d’énormes explosions, et les édifices tomberont. Le cinquième jour, à la sixième heure se verront défaites les puissances de lumière et la roue du soleil, et les ténèbres envelopperont le monde jusqu’au soir, et les étoiles et la lune cesseront de jouer leur rôle. Le sixième jour, à la quatrième heure, le firmament se fendra de l’orient à l’occident et les anges pourront regarder sur la terre à travers la trouée des cieux et tous ceux qui sont sur la terre pourront voir les anges qui regardent du ciel. Alors tous les hommes se cacheront sur les montagnes pour fuir le regard des anges justes. Et le septième jour arrivera le Christ dans la lumière de son père. Et il y aura alors le jugement des bons et leur ascension, dans la béatitude éternelle des corps et des âmes. Mais ce n’est pas sur cela que vous méditerez ce soir, frères orgueilleux ! Ce n’est pas aux pécheurs qu’il reviendra de voir l’aube du huitième jour, lorsque de l’orient s’élèvera une voix douce et tendre, au milieu du ciel, et que se manifestera cet Ange qui a pouvoir sur tous les autres anges saints, et tous les anges avanceront avec lui, assis sur un char de nues, pleins de joie, courant à vive allure à travers les airs, pour libérer les élus qui ont cru, et tous ensemble ils se réjouiront parce que la destruction de ce monde aura été consommée ! Ce n’est point de cela, nous, que nous devons orgueilleusement nous réjouir ce soir ! Nous méditerons par contre sur les paroles que le Seigneur prononcera pour chasser loin de lui ceux qui n’ont pas mérité d’être sauvés : loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui vous a été préparé par le diable et par ses ministres ! Vous-mêmes l’avez bien mérité, et maintenant vous pouvez en jouir ! Eloignez-vous de moi, en descendant dans les ténèbres extérieures et dans le feu inextinguible ! C’est moi qui vous ai donné forme, et vous vous fîtes les disciples d’un autre ! Vous vous êtes faits les servants d’un autre seigneur, allez demeurer avec lui dans le noir, avec lui, le serpent qui n’a ni paix ni trêve, au milieu des grincements de dents ! Je vous ai donné l’ouïe pour que vous prêtiez votre attention à la lecture des Ecritures, et vous écoutez les paroles des païens ! Je vous ai modelé une bouche pour glorifier Dieu, et vous en avez usé pour le leurre des poètes et pour les énigmes des histrions ! Je vous ai donné des yeux pour que vous voyiez la lumière de mes préceptes, et vous en avez usé pour scruter dans la ténèbre ! Je suis un juge humain, mais juste. Je donnerai à chacun selon son mérite. Je voudrais avoir miséricorde de vous, mais je ne trouve point d’huile dans vos vases. Je serais enclin à m’apitoyer, mais vos lampes sont enfumées. Eloignez-vous de moi… Ainsi parlera le Seigneur. Et ceux-là… et nous peut-être, descendront dans l’éternel supplice. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » 

« Amen ! » répondirent-ils tous d’une seule voix. Tous en rang, sans un murmure, les moines allèrent à leurs grabats. Sans désir de se parler disparurent les minorites et les hommes du pape, aspirant à l’isolement et au repos. Mon coeur était lourd. 

« Au lit, Adso, me dit Guillaume en montant les escaliers de l’hôtellerie. Ce n’est pas un soir à circuler dehors. Il pourrait venir à l’esprit de Bernard Gui d’anticiper la fin du monde en commençant par nos carcasses. Demain nous tâcherons d’être présents à matines, car sitôt après partiront Michel et les autres minorites. 

— Bernard aussi partira avec ses prisonniers ? demandai-je dans un filet de voix. 

— Sûrement, il n’a plus rien à faire ici. Il voudra précéder Michel en Avignon, mais de telle manière que son arrivée coïncide avec le procès du cellérier, minorite, hérétique et assassin. Le bûcher du cellérier éclairera comme un flambeau propitiatoire la première rencontre de Michel avec le pape. 

— Et qu’arrivera-t-il à Salvatore… et à la fille ? 

— Salvatore accompagnera le cellérier, parce qu’il devra témoigner à son procès. Il se peut qu’en échange de ce service Bernard lui accorde la vie sauve. Il pourra même le laisser filer, pour le faire tuer ensuite. Ou peut-être le laissera-t-il aller vraiment, car un être comme Salvatore n’intéresse pas un être comme Bernard. Qui sait, peut-être finira-t-il coupe-jarret dans quelque forêt du Languedoc… 

— Et la fille ? 

— Je te l’ai dit, c’est de la chair à bûcher. Mais elle brûlera avant, en cours de route, façon d’édifier quelque village cathare le long de la côte. J’ai entendu dire que Bernard devra rencontrer son collègue Jacques Fournier (souviens-toi de ce nom, pour l’heure il brûle des albigeois, mais il vise plus haut), et une belle sorcière à mettre sur les fagots augmentera le prestige et la renommée de l’un et de l’autre… 

— Mais ne peut-on rien faire pour les sauver ? m’écriai-je. L’Abbé ne peut-il intervenir ? 

 — Pour qui ? Pour le cellérier, accusé qui s’est reconnu coupable ? Pour un misérable comme Salvatore ? Ou tu penses à la fille ? 

— Et si cela était ? m’enhardis-je. Des trois, au fond, c’est la seule vraiment innocente, vous savez bien, vous, que ce n’est pas une sorcière… 

— Et tu crois que l’Abbé, après ce qui s’est passe, voudra risquer le peu de prestige qui lui reste pour une sorcière ? 

— Mais il a pris sur lui de faire fuir Ubertin ! 

— Ubertin était l’un de ses moines et il n’était accusé de rien. Et puis quelles sottises me dis-tu là, Ubertin était une personne importante, Bernard n’aurait pu le frapper que dans le dos. 

— Ainsi, le cellérier avait raison, les simples paient toujours pour tout le monde, même pour ceux qui parlent en leur faveur, même pour ceux, comme Ubertin et Michel, qui avec leurs mots de pénitence les ont poussés à la révolte ! » 

J’étais désespéré, et je ne considérais même pas que la fille n’avait rien d’un fraticelle, séduit par la mystique d’Ubertin. Pourtant, c’était une paysanne, et elle payait pour une histoire qui ne la concernait pas. 

« C’est ainsi, me répondit tristement Guillaume. Et si tu tiens réellement à trouver un rai de justice, je te dirai qu’un jour les gros chiens, le pape et l’empereur, pour faire la paix passeront sur le corps des chiens plus petits qui se sont empoignés à leur service. Et Michel ou Ubertin seront traités comme aujourd’hui on traite ta jeune fille. » 

A présent je sais que Guillaume prophétisait, autrement dit argumentait par syllogismes sur la base de principes de philosophie naturelle. Mais à ce moment-là, ses prophéties et ses syllogismes ne me consolèrent nullement. L’unique chose certaine était que la jeune fille serait brûlée. Et je me sentais coresponsable, car c’était comme si sur le bûcher elle expiait aussi pour le péché que moi j’avais commis avec elle. J’éclatai sans pudeur en sanglots et m’enfuis dans ma cellule, où pendant toute la nuit je mordis ma paillasse et gémis impuissant, parce qu’il ne m’était pas même permis – comme j’avais lu dans les romans de chevalerie avec mes compagnons de Melk – de me lamenter en invoquant le nom de l’aimée. De l’unique amour terrestre de ma vie je ne savais, et ne sus jamais, le nom. 

 

Demain Le nom de la Rose – 42 - 6ème jour Matines

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