Le nom de la Rose
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7ème jour – Nuit (1)
Lu par François Berland
Où, à résumer les révélations prodigieuses dont on parle ici, le titre devrait être aussi long que le chapitre, ce qui est contraire à l’usage.
Nous nous trouvâmes sur le seuil d’une pièce semblable par sa forme aux trois autres pièces aveugles heptagonales, où régnait une forte odeur de renfermé et de livres macérés dans l’humidité. La lampe que je tenais haut éclaira d’abord la voûte, puis j’abaissai le bras, à droite et à gauche, et la flamme souffla de vagues clartés sur les étagères éloignées, le long des murs. Enfin nous vîmes au centre une table, chargée de parchemins, et derrière la table, une silhouette assise, qui paraissait nous attendre immobile dans le noir, si toutefois elle était encore vivante. Avant que la lumière n’en illuminât le visage, Guillaume parla.
« Bonne et heureuse nuit, vénérable Jorge, dit-il. Tu nous attendais ? »
La lampe à présent, comme nous avançâmes de quelques pas, éclairait le visage du vieux, qui nous regardait comme s’il voyait.
« C’est toi, Guillaume de Baskerville ? demanda-t-il. Je t’attends depuis cet après-midi avant vêpres, quand je vins m’enfermer ici. Je savais que tu viendrais.
— Et l’Abbé ? demanda Guillaume. C’est lui qui s’agite dans l’escalier secret ? »
Jorge eut un instant d’hésitation :
« Il est encore vivant ? demanda-t-il. Je croyais que l’air lui avait déjà manqué.
— Avant que nous commencions à parler, dit Guillaume, je voudrais le sauver. Toi, tu peux ouvrir de ce côté.
— Non, dit Jorge avec lassitude, je ne le puis plus. Le mécanisme se manoeuvre d’en bas en pressant sur la plaque, et ici, en haut, se déclenche un levier qui ouvre une porte là au fond, derrière cette armoire (et il fit un signe par-dessus son épaule), tu pourrais voir à côté de l’armoire une roue avec des contrepoids, qui commande le mécanisme d’en haut. Mais lorsque d’ici j’ai entendu la roue tourner, signe qu’Abbon était entré en bas, j’ai donné un coup sec à la corde qui soutient les poids, et la corde s’est rompue. A présent le passage est fermé, d’un côté comme de l’autre, et tu ne pourrais pas renouer les fils de ce dispositif. L’Abbé est mort.
— Pourquoi l’as-tu tué ?
— Aujourd’hui, quand il m’a mandé d’urgence, c’était pour me dire que grâce à toi il avait tout découvert. Il ne savait pas encore ce que j’avais voulu protéger, il n’a jamais compris exactement quels étaient les trésors, et les fins de la bibliothèque. Il m’a demandé de lui expliquer ce qu’il ne savait pas. Il voulait voir ouvrir le finis Africae. Le groupe des Italiens lui avait demandé de mettre fin à ce qu’ils appelaient le mystère alimenté par moi et par mes prédécesseurs. Ils sont tourmentés par la convoitise de choses nouvelles…
— Et toi, tu as dû lui promettre que tu viendrais ici et que tu mettrais fin à ta vie, comme tu avais mis fin à celle des autres, de manière que l’honneur de l’abbaye fût sauf et que personne ne sût rien. Ensuite tu lui as indiqué le chemin pour venir, plus tard, vérifier. En revanche, tu l’attendais pour le tuer, lui. Tu ne pensais pas qu’il pût entrer par le miroir ?
— Non, Abbon est petit de taille, il n’aurait pas été capable d’arriver tout seul au verset. Je lui ai indiqué ce passage, que moi seul connaissais encore. C’est celui que j’ai utilisé moi-même pendant tant d’années, car c’était plus simple, dans le noir. Il suffisait d’arriver à la chapelle, et puis de suivre les os des morts, jusqu’au bout du passage.
— Ainsi tu l’as fait venir ici en sachant que tu le tuerais…
— Je ne pouvais plus avoir confiance en lui non plus. Il était épouvanté. Il était devenu célèbre à Fossanova pour avoir réussi à faire descendre un corps le long d’un escalier à vis. Injuste gloire. Maintenant il est mort pour n’avoir pas réussi à faire monter le sien.
— Tu t’en es servi pendant quarante ans. Quand tu t’es aperçu que tu devenais aveugle et que tu ne pourrais pas continuer à contrôler la bibliothèque, tu as habilement manoeuvré. Tu as fait élire abbé un homme auquel tu pouvais te fier, et tu as fait nommer bibliothécaire d’abord Robert de Bobbio, que tu pouvais instruire selon ton bon plaisir, puis Malachie, qui avait besoin de ton aide et ne faisait pas un pas sans te consulter. Pendant quarante ans tu as été le maître de cette abbaye. Voilà ce que le groupe des Italiens avait compris, voilà ce qu’Alinardo répétait, mais personne ne lui prêtait attention parce qu’on le considérait depuis beau temps comme un pauvre fou, n’est-ce pas ? Cependant tu m’attendais encore, et tu n’aurais pu bloquer l’entrée du miroir, car le mécanisme est muré. Pourquoi m’attendais-tu, d’où tenais-tu avec certitude que je serais arrivé ? »
Guillaume questionnait, mais au ton de sa voix, on comprenait qu’il devinait déjà la réponse, et l’attendait comme un prix pour sa propre habileté.
« Dès le premier jour, j’ai compris que tu comprendrais. D’après ta voix, d’après la manière dont tu m’as amené à débattre ce dont je ne voulais pas qu’on parlât. Tu valais mieux que les autres, tu y serais arrivé de toute façon. Tu sais, il suffit de penser et de reconstruire dans son propre esprit les pensées de l’autre. Et puis j’ai entendu que tu posais des questions aux autres moines, toutes justes. Mais tu ne posais jamais de questions sur la bibliothèque, comme si tu en connaissais désormais tous les secrets. Une nuit, je suis venu frapper à ta cellule, et tu n’étais pas là. Tu étais certainement ici. Deux lampes avaient disparu des cuisines, je l’ai entendu dire par un servant. Et enfin, lorsque Séverin est venu te parler d’un livre, l’autre jour dans le narthex, j’ai eu la certitude de que tu étais sur la même piste que moi.
— Mais tu es parvenu à me soustraire le livre. Tu es allé chez Malachie, qui jusqu’alors n’avait rien compris. Agité par sa jalousie, le sot continuait d’être obsédé par l’idée qu’Adelme lui avait ravi son Bérenger adoré, qui désormais voulait de la chair plus jeune que la sienne. Il ne comprenait pas ce que venait faire Venantius dans cette histoire, et toi tu lui as encore davantage brouillé les idées. Tu lui as dit que Bérenger avait eu un rapport avec Séverin, et qu’en reconnaissance il lui avait donné un livre du finis Africae. Je ne sais exactement ce que tu lui as dit. Mais Malachie est allé chez Séverin, fou de jalousie, et l’a tué. Et il n’a pas eu le temps de chercher le livre que tu lui avais décrit, parce que le cellérier est arrivé. Est-ce bien ainsi que cela s’est passé ?
— Plus ou moins.
— Mais toi, tu ne voulais pas que Malachie mourût. Lui, il n’avait probablement jamais jeté un seul coup d’oeil aux livres du finis Africae, il avait une confiance aveugle en toi, il obéissait à tes interdits. Lui, il se limitait à préparer le soir les herbes pour épouvanter les éventuels curieux. C’est Séverin qui les lui procurait. Voilà pourquoi ce jour-là Séverin laissa entrer Malachie dans l’hôpital, c’était sa visite quotidienne pour prélever les herbes fraîches, que, par ordre de l’Abbé, l’herboriste tenait prêtes chaque jour. Ai-je deviné ?
— Tu as deviné. Je ne voulais pas que Malachie mourût. Je lui dis de retrouver le livre, à tout prix, et de le ramener ici, sans l’ouvrir. Je lui dis qu’il avait le pouvoir de mille scorpions. Mais pour la première fois l’insensé voulut prendre une initiative. Je ne le voulais pas mort, c’était un exécuteur fidèle. Et ne me répète pas ce que tu sais, je le sais que tu sais. Je ne veux pas alimenter ton orgueil, tu t’en charges suffisamment toi-même. Je t’ai entendu ce matin dans le scriptorium interroger Bence sur la Coena Cypriani. Tu étais tout près de la vérité. Je ne sais comment tu as découvert le secret du miroir, mais quand j’ai su par l’Abbé que tu lui avais mentionné le finis Africae, j’étais certain qu’en peu de temps tu serais arrivé. C’est ainsi que je t’attendais. Et à présent que veux-tu ?
— Je veux voir, dit Guillaume, le dernier manuscrit du volume relié qui réunit un texte arabe, un syrien et une interprétation ou transcription de la Coena Cypriani. Je veux voir cet exemplaire en grec, établi probablement par un Arabe, ou un Espagnol, que tu as trouvé quand, aidé de Paolo de Rimini, tu as obtenu qu’on t’envoyât dans ton pays pour recueillir les plus beaux manuscrits des Apocalypses de León et de Castille, un butin qui t’a rendu célèbre et fait estimer ici dans l’abbaye, et t’a permis d’obtenir la place de bibliothécaire, alors qu’elle revenait à Alinardo de dix ans ton aîné. Je veux voir cet exemplaire grec écrit sur papier de drap, qui alors était très rare, et qu’on fabriquait précisément à Silos, près de Burgos, ta patrie. Je veux voir le livre que tu as dérobé là-bas, après l’avoir lu, car tu ne voulais pas que d’autres le lussent, et que tu as caché ici, le protégeant de façon habile, et que tu n’as pas détruit parce qu’un homme tel que toi ne détruit pas un livre, mais le garde et veille à ce que personne ne le touche. Je veux voir le deuxième livre de la Poétique d’Aristote, celui que tout le monde croyait perdu ou jamais écrit, et dont tu conserves peut-être l’unique exemplaire.
— Quel magnifique bibliothécaire tu aurais fait, Guillaume, dit Jorge, d’un ton mâtiné d’admiration et de regret. Ainsi tu sais vraiment tout. Viens, je crois qu’il y a un tabouret de ton côté de la table. Assieds-toi, voici ta récompense. »
Guillaume s’assit et posa la lampe, que je lui avais passée, éclairant par en dessous le visage de Jorge. Le vieillard prit un volume qu’il avait sur sa table et le lui tendit. Je reconnus la reliure, c’était celui que j’avais ouvert à l’hôpital, le prenant pour un manuscrit arabe.
« Lis donc, alors, feuillette-le, Guillaume, dit Jorge. Tu as gagné. »
Guillaume regarda le volume, mais ne le toucha pas. Il tira de sa coule une paire de gants, pas les siens avec la pointe des doigts découverte, mais ceux que portait Séverin quand nous l’avions trouvé mort. Il ouvrit lentement la reliure usée et fragile. Je m’approchai et me penchai sur son épaule. Jorge, de son ouïe très fine, entendit le léger bruit que je fis. Il dit :
« Tu es là toi aussi, mon garçon ? Je te le ferai voir à toi aussi… après. »
Guillaume parcourut rapidement les premières pages.
« C’est un manuscrit arabe sur les dits de quelque fol, d’après le catalogue, ditil. De quoi traite-t-il ?
— Oh, sottes légendes d’infidèles, où l’on juge que les fols ont des mots d’esprit si subtils qu’ils en étonnent même leurs prêtres et enthousiasment leurs califes…
— Le second est un manuscrit syriaque, mais d’après le catalogue il traduit un libelle égyptien d’alchimie. Pourquoi se trouve-t-il donc dans ce recueil ?
— C’est un ouvrage égyptien du troisième siècle de notre ère. Dans la ligne de l’ouvrage qui suit, mais moins dangereux. Personne ne prêterait l’oreille aux égarements d’un alchimiste africain. Il attribue la création du monde au rire divin… »
Il leva le visage et récita, avec sa prodigieuse mémoire de lecteur qui depuis maintenant quarante ans se répétait à lui-même les livres lus quand il jouissait encore de sa vue :
« A peine Dieu rit-Il que naquirent sept dieux qui gouvernèrent le monde, à peine Il éclata de rire qu’apparut la lumière, au second éclat de rire apparut l’eau, et au septième jour de Son rire apparut l’âme… Folies. Y compris l’écrit qui vient après, d’un des innombrables idiots qui se mirent à gloser la Coena… Mais ce n’est pas là ce qui t’intéresse. »
Guillaume avait en effet passé rapidement sur ces pages et il était arrivé au texte grec. Je vis aussitôt que les feuillets étaient d’une matière différente et plus molle, presque déchiré le premier, avec une partie de la marge rongée, parsemé de taches pâles, comme d’ordinaire le temps et l’humidité en produisent sur d’autres livres. Guillaume lut les premières lignes, d’abord en grec, puis en traduisant en latin et en poursuivant dans cette langue, de façon que moi aussi je pusse apprendre comment débutait le livre fatal. Dans le livre premier nous avons traité de la tragédie et de la manière dont en suscitant pitié et peur, elle produit purification de tels sentiments. Comme nous l’avions promis, nous traitons maintenant de la comédie (mais aussi de la satire et du mime) et de la manière dont en suscitant le plaisir du ridicule, elle parvient à la purification de cette passion. De quelle insigne considération est digne une telle passion, nous l’avons déjà dit dans le livre sur l’âme, dans la mesure où – seul d’entre tous les animaux – l’homme est capable de rire. Nous définirons donc de quel genre d’actions la comédie est imitation, après quoi nous examinerons les manières dont la comédie suscite le rire, et ces manières sont les faits et l’élocution. Nous montrerons comment le ridicule des faits naît de l’assimilation du meilleur au pire et vice versa, de la surprise par la ruse, de l’impossible et de la violation des lois de nature, de l’insignifiant et de l’inconséquent, de l’abaissement des personnages, de l’usage des pantomimes bouf onnes et vulgaires, de la discordance, du choix des choses les moins dignes. Nous montrerons ensuite comment le ridicule de l’élocution naît des équivoques entre des mots semblables pour des choses dif érentes et dif érents pour des choses semblables, de la logorrhée et de la répétition, des jeux de mots, des diminutifs, des erreurs de prononciation et des barbarismes… Guillaume traduisait avec difficulté, cherchant les mots justes s’arrêtant par moments. Tout en traduisant, il souriait, comme s’il reconnaissait des choses qu’il s’attendait à trouver. Il lut à voix haute la première page, puis il cessa, comme s’il n’était pas intéressé à en savoir davantage, et il feuilleta en hâte les pages suivantes : mais après quelques feuillets, il rencontra une résistance, car sur la marge latérale supérieure, et tout le long de la tranche, les feuillets étaient unis les uns aux autres, comme il arrive lorsque – une fois humidifiée et détériorée – la matière du papier forme une sorte de gluten poisseux. Jorge se rendit compte que le froissement des feuillets tournés avait cessé, et il exhorta Guillaume.
« Allons, lis, feuillette-le. Il est à toi, tu l’as bien mérité. »
Guillaume rit ; il paraissait plutôt amusé :
« Alors, ce n’est pas vrai que tu me crois aussi subtil que ça, Jorge ! Tu ne le vois pas, mais j’ai des gants. Avec les doigts empêtrés de la sorte je ne parviens pas à détacher les feuillets. Je devrais m’exécuter les mains nues, m’humecter les doigts avec ma langue, comme il m’est arrivé de faire ce matin en lisant dans le scriptorium, alors soudain ce mystère aussi s’est éclairci pour moi, et je devrais continuer à tourner ainsi les feuillets, tant qu’une bonne dose de poison ne serait pas passée dans ma bouche. Je parle du poison que toi, un jour, il y a longtemps de cela, tu as dérobé dans le laboratoire de Séverin, peut-être alors déjà préoccupé pour avoir entendu quelqu’un dans le scriptorium manifester certaine curiosité, soit à propos du finis Africae, soit au sujet du livre perdu d’Aristote, soit pour l’un et l’autre à la fois. Je crois que tu as gardé longtemps la fiole par-devers toi, te réservant d’en faire usage quand tu sentirais un danger. Et tu l’as senti il y a quelques jours, lorsque d’un côté Venantius parvint trop près du thème de ce livre, et que de l’autre Bérenger, par légèreté, par gloriole, pour impressionner Adelme, se révéla moins secret que tu ne l’espérais. Alors tu es venu ici et tu as préparé ton piège. Juste à temps car peu de nuits après Venantius ouvrit le miroir, déroba le livre, le parcourut avec anxiété, avec une voracité quasi physique. Il ne tarda pas à se sentir mal, et courut chercher de l’aide aux cuisines. Où il mourut. Je me trompe ? »
— Non, continue.
— Le reste est simple. Bérenger trouve le corps de Venantius dans les cuisines, il craint qu’il n’en découle une enquête, car au fond Venantius était venu de nuit dans l’Édifice à la suite de sa première révélation à Adelme. Il ne sait que faire, charge le corps sur ses épaules et le jette dans la jarre de sang, pensant que tout le monde serait convaincu qu’il s’était noyé.
— Et toi comment sais-tu qu’il en alla ainsi ?
— Tu le sais toi aussi, j’ai vu comment tu as réagi quand on a découvert un linge souillé de sang chez Bérenger. Avec ce linge, l’étourdi s’était nettoyé les mains après avoir mis Venantius dans le sang. Mais comme il avait disparu, Bérenger ne pouvait qu’avoir disparu avec le livre qui excitait maintenant sa propre curiosité. Et toi, tu t’attendais qu’on le retrouvât quelque part, non point ensanglanté, mais bien empoisonné. Le reste est clair. Séverin retrouve le livre, car Bérenger était allé d’abord dans l’hôpital pour le lire à l’abri des regards indiscrets. Malachie tue Séverin à ton instigation, et il meurt à son tour quand il revient ici pour savoir ce qu’il y avait de tellement interdit dans l’objet qui l’avait fait devenir un assassin. Voilà que nous avons une explication pour tous les cadavres… Quel idiot…
— Qui ?
— Moi. A cause d’une phrase d’Alinardo je m’étais convaincu que la série des crimes suivait le rythme des sept trompettes de l’Apocalypse. La grêle pour Adelme, et il s’agissait d’un suicide. Le sang pour Venantius, et c’avait été une idée bizarre de Bérenger ; l’eau pour Bérenger lui-même, et c’avait été un cas fortuit ; la troisième partie du ciel pour Séverin, et Malachie avait frappé avec la sphère armillaire parce que c’était la seule chose qu’il avait trouvée sous la main. Enfin, les scorpions pour Malachie… Pourquoi as-tu dit que le livre avait la force de mille scorpions ?
— A cause de toi. Alinardo m’avait communiqué son idée, puis j’avais entendu dire par quelqu’un que toi aussi tu l’avais trouvée persuasive… Alors j’ai acquis la conviction qu’un plan divin réglait ces disparitions dont je n’étais pas responsable. Et j’annonçai à Malachie que s’il ne s’était pas gardé d’être curieux, il aurait péri selon le même plan divin, comme de fait cela s’est avéré.
— C’est ainsi alors… J’ai fabriqué un schéma faux pour interpréter la stratégie du coupable et le coupable s’y est conformé. Et c’est précisément ce schéma faux qui m’a mis sur tes traces. A notre époque tout un chacun est obsédé par le livre de Jean, mais toi tu me semblais celui qui y méditait le plus, et non tant pour tes spéculations sur l’Antéchrist, mais parce que tu venais du pays qui a produit les plus splendides Apocalypses. Un jour quelqu’un m’a dit que les manuscrits les plus beaux de ce livre, ceux de la bibliothèque, c’était toi qui les avais apportés. Puis un jour Alinardo divagua sur un mystérieux ennemi qui était allé chercher des livres à Silos (m’intrigua le fait que cet ennemi, selon ses dires, était retourné prématurément dans le royaume des ténèbres : sur le moment, on pouvait penser qu’il voulait signifier par là sa mort prématurée, en revanche il faisait allusion à ta cécité). Silos est près de Burgos, et ce matin j’ai trouvé dans le catalogue une série d’acquisitions qui concernaient toutes les Apocalypses hispaniques, au cours de la période où tu avais succédé ou tu allais succéder à Paolo de Rimini. Et dans ce groupe d’acquisitions, il y avait aussi ce livre. Mais je ne pouvais être certain de ma reconstitution, jusqu’au moment où j’appris que le livre volé était en papier de drap. Alors je me souvins de Silos, et je fus sûr de moi. Naturellement, au fur et à mesure que prenait forme l’idée de ce livre et de son pouvoir vénéneux, se délitait l’idée du schéma apocalyptique, et pourtant je ne parvenais pas à comprendre comment le livre et la succession des trompettes conduisaient l’un et l’autre à toi, et j’ai mieux compris l’histoire du livre justement dans la mesure où, guidé par la succession apocalyptique, j’étais obligé de penser à toi, et à tes discussions sur le rire. A telle enseigne que ce soir, quand je ne croyais désormais plus au schéma apocalyptique, j’insistai pour contrôler les écuries, où je m’attendais à la sonnerie de la sixième trompette, et c’est précisément aux écuries, par pur hasard, qu’Adso m’a fourni la clef pour entrer dans le finis Africae.
— Je ne te suis pas, dit Jorge. Tu es fier de me montrer comment, en suivant ta raison, tu es arrivé jusqu’à moi, et cependant tu me démontres que tu y es arrivé en suivant une raison erronée. Que veux-tu me dire ?
— A toi, rien. Je suis déconcerté, voilà tout. Mais n’importe. Je suis ici.
— Le Seigneur sonnait les sept trompettes. Et toi, fût-ce dans ton erreur, tu as entendu un écho confus de ce son.
— Ça, tu l’as déjà dit dans ta prédication d’hier soir. Tu cherches à te convaincre que toute cette histoire a procédé d’un dessein divin, pour te cacher à toi-même que tu es un assassin.
— Moi, je n’ai tué personne. Chacun est tombé en suivant son destin, à cause de ses péchés. Moi, je n’ai été qu’un instrument.
— Hier tu as dit que Judas aussi fut un instrument. Cela n’empêche pas qu’il a été condamné.
— J’accepte le risque de la damnation. Le Seigneur m’absoudra, car il sait que j’ai agi pour sa gloire. Mon devoir était de protéger la bibliothèque.
— Il n’y a qu’un instant, tu étais prêt à me tuer moi aussi, et même ce garçon…
— Tu es plus subtil, mais pas meilleur que les autres.
— Et à présent qu’adviendra-t-il, à présent que j’ai éventé le piège ?
— Nous verrons, répondit Jorge. Je ne veux pas nécessairement ta mort. Peut-être réussirai-je à te convaincre. Mais dis-moi d’abord, comment as-tu deviné qu’il s’agissait du deuxième livre d’Aristote ?
— Tes anathèmes contre le rire ne m’auraient certes pas suffi, ni le peu que j’ai appris sur la discussion que tu eus avec les autres. J’ai été aidé par quelques notes laissées par Venantius. Je ne comprenais pas à première vue ce qu’elles voulaient dire. Mais il y avait certaines références à une pierre éhontée qui roule à travers la plaine, aux cigales qui chanteront sous la terre, aux vénérables figuiers. J’avais déjà lu quelque chose de ce genre : j’ai contrôlé ces jours-ci. Ce sont des exemples qu’Aristote donnait déjà dans son premier livre de la Poétique, et dans la Rhétorique. Je me suis rappelé ensuite qu’Isidore de Séville définit la comédie comme quelque chose qui raconte stupra virginum et amores meretricum… Peu à peu s’est dessiné dans mon esprit ce second livre comme il aurait dû être. Je pourrais te le raconter presque tout entier, sans lire les pages qui devraient m’envenimer. La comédie naît dans les komaï autrement dit dans les villages des paysans, comme célébration badine après un repas ou une fête. Elle ne parle pas des hommes fameux et puissants, mais d’êtres vils et ridicules, pas méchants cependant, et elle ne finit pas par la mort des protagonistes. Elle atteint l’effet de ridicule en montrant, chez les hommes communs, les défauts et les vices. Ici Aristote voit la disposition au rire comme une force positive, qui peut même avoir valeur cognitive, lorsque à travers des énigmes subtiles et des métaphores inattendues, tout en nous montrant les choses différentes de ce qu’elles sont, comme si elle mentait, elle nous oblige en fait à les mieux observer, et nous porte à dire : voilà, il en allait vraiment ainsi, et moi je ne le savais pas. La vérité atteinte à travers la représentation des hommes, et du monde, pires que ce qu’ils sont ou que nous les croyons, pires en tout cas que nous les voyons, tels que les poèmes héroïques, les tragédies, les vies des saints nous les ont représentés. Est-ce bien ainsi ?
— Pas mal. Tu l’as reconstitué en lisant d’autres livres ?
— Sur nombre desquels travaillait Venantius. Je crois que Venantius était depuis beau temps à la recherche de ce livre. Il a dû lire dans le catalogue les indications que j’ai lues moi aussi, et avoir acquis la conviction que c’était bien là le livre qu’il cherchait. Mais il ne savait comment entrer dans le finis Africae. Quand il a entendu Bérenger en parler à Adelme, alors il s’est lancé comme le chien sur la piste du lièvre.
— Il en alla bien ainsi, je m’en rendis compte tout de suite. Je compris que le moment était venu, qu’il me faudrait défendre la bibliothèque avec les dents…
— Et tu as appliqué l’onguent. Cela n’a pas dû être facile pour toi… dans le noir.
— Désormais mes mains y voient mieux que tes yeux. Je lui avais soustrait aussi un pinceau, à Séverin. Et moi aussi je me suis servi de gants. Ce fut une belle idée, n’est-ce pas ? Tu as mis du temps pour y arriver…
— Oui. Je pensais à un mécanisme plus complexe, à un croc empoisonné ou à quelque chose de ce genre. Je dois dire que ta solution était exemplaire, la victime s’empoisonnait toute seule, et précisément dans la mesure où elle voulait lire… Non sans frémir, je m’aperçus qu’en ce moment ces deux hommes, s’affrontant en un combat mortel, s’admiraient à tour de rôle, comme si chacun d’eux n’avait agi que pour obtenir les félicitations de l’autre. Mon esprit fut traversé par la pensée que les arts déployés par Bérenger pour séduire Adelme, et les gestes simples et naturels par lesquels la jeune fille avait suscité ma passion et mon désir, n’étaient rien, quant à la ruse et à l’habileté forcenée dans la conquête de l’autre, en face de cette séduction réciproque qui avait lieu sous mes yeux à l’instant, et qui s’était déroulée sept jours durant, chacun des deux interlocuteurs donnant, pour ainsi dire, de mystérieux rendez-vous à l’autre, chacun aspirant secrètement à l’approbation de l’autre, qu’il redoutait et haïssait.
« Mais à présent dis-moi, disait Guillaume, pourquoi ? Pourquoi as-tu voulu protéger ce livre plus que tant d’autres ? Tu cachais, mais pas au prix du crime, des traités de nécromancie, des pages où l’on blasphème, peut-être, le nom de Dieu, mais pourquoi pour ces pages as-tu damné tes frères et t’es-tu damné toi-même ? Il y a tant d’autres livres qui parlent de la comédie, tant d’autres encore qui contiennent l’éloge du rire. Pourquoi celui-ci t’inspirait-il tant d’épouvante ?
— Parce qu’il était du Philosophe. Chacun des livres de cet homme a détruit une partie de la science que la chrétienté avait accumulée tout au long des siècles. Les Pères nous avaient transmis ce qu’il fallait savoir sur la puissance du Verbe, et il a suffi que Boèce commentât le Philosophe pour que le mystère divin du Verbe se transformât en la parodie humaine des catégories et du syllogisme. Le livre de la Genèse dit ce qu’il faut savoir sur la composition du cosmos, et il a suffi qu’on redécouvrît les livres de physique du Philosophe, pour que l’univers fût repensé en termes de matière sourde et visqueuse, et pour que l’Arabe Averroès fût à deux doigts de convaincre tout le monde de l’éternité du monde. Nous savions tout sur les noms divins, et le dominicain enseveli par Abbon – séduit par le Philosophe – les a renommés en suivant les sentes orgueilleuses de la raison naturelle. Ainsi le cosmos, qui pour l’Aréopagite se manifestait à qui savait regarder en haut la cascade lumineuse de la cause première exemplaire, est devenu une réserve d’indices terrestres d’où on remonte pour nommer une abstraite cause efficiente. Avant, nous regardions vers le ciel, daignant jeter un regard courroucé à la boue de la matière, maintenant nous regardons vers la terre, et nous croyons au ciel sur le témoignage de la terre. Chaque mot du Philosophe, sur qui désormais jurent même les saints et les souverains pontifes, a renversé l’image du monde. Mais il n’est pas allé jusqu’à renverser l’image de Dieu. Si ce livre devenait… était devenu matière de libre interprétation, nous aurions franchi la dernière limite.
— Mais qu’est-ce qui t’a fait peur dans ce discours sur le rire ? Tu n’élimines pas le rire en éliminant ce livre.
— Non, certes. Le rire est la faiblesse, la corruption, la fadeur de notre chair. C’est l’amusette pour le paysan, la licence pour l’ivrogne, même l’Eglise dans sa sagesse a accordé le moment de la fête, du carnaval, de la foire, cette pollution diurne qui décharge les humeurs et entrave d’autres désirs et d’autres ambitions… Mais ainsi le rire reste vile chose, défense pour les simples, mystère déconsacré pour la plèbe. L’apôtre même le disait, plutôt que de brûler, mariez-vous. Plutôt que de vous rebeller contre l’ordre voulu par Dieu, riez et amusez-vous de vos immondes parodies de l’ordre, à la fin du repas, après avoir vidé les cruches et les fiasques. Elisez le roi des fols, perdez-vous dans la liturgie de l’âne et du cochon, jouez à représenter vos saturnales la tête en bas… Mais ici, ici… »
A présent Jorge frappait du doigt sur la table, près du livre que Guillaume tenait devant lui.
« Ici on renverse la fonction du rire, on l’élève à un art, on lui ouvre les portes du monde des savants, on en fait un objet de philosophie, et de perfide théologie… Tu as vu hier comment les simples peuvent concevoir, et mettre en oeuvre, les plus troubles hérésies, méconnaissant et les lois de Dieu et les lois de la nature. Mais l’Eglise peut supporter l’hérésie des simples, lesquels se condamnent eux-mêmes, ruinés par leur ignorance. L’inculte folie de Dolcino et de ses pairs ne mettra jamais en crise l’ordre divin. Il prêchera la violence et mourra dans la violence, il ne laissera point de trace, il se consumera ainsi que se consume le carnaval, et peu importe si au cours de la fête se sera produite sur la terre, et pour un temps compté, l’épiphanie du monde à l’envers. Il suffit que le geste ne se transforme pas en dessein, que cette langue vulgaire n’en trouve pas une latine qui la traduise. Le rire libère le vilain de la peur du diable, parce que, à la fête des fols, le diable même apparaît comme pauvre et fol, donc contrôlable. Mais ce livre pourrait enseigner que se libérer de la peur du diable est sapience. Quand il rit, tandis que le vin gargouille dans sa gorge, le vilain se sent le maître, car il a renversé les rapports de domination : mais ce livre pourrait enseigner aux doctes les artifices subtils, et à partir de ce moment-là illustres, par lesquels légitimer le bouleversement. Alors, ce qui, dans le geste irréfléchi du vilain, est encore et heureusement opération du ventre se changerait en opération de l’intellect. Que le rire soit le propre de l’homme est le signe de nos limites de pécheurs. Mais combien d’esprits corrompus comme le tien tireraient de ce livre l’extrême syllogisme, selon quoi le rire est le but de l’homme ! Le rire distrait, quelques instants, le vilain de la peur. Mais la loi s’impose à travers la peur, dont le vrai nom est crainte de Dieu. Et de ce livre pourrait partir l’étincelle luciférienne qui allumerait dans le monde entier un nouvel incendie : et on désignerait le rire comme l’art nouveau, inconnu même de Prométhée, qui anéantit la peur. Au moment où il rit, peu importe au vilain de mourir ; mais après, quand prend fin la licence, la liturgie lui impose de nouveau, suivant le dessein divin, la peur de la mort. Et de ce livre pourrait naître la nouvelle et destructive aspiration à détruire la mort à travers l’affranchissement de la peur. Et que serions-nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut-être le plus sage et le plus affectueux des dons divins ? Pendant des siècles, les docteurs et les Pères ont sécrété d’embaumantes essences de saint savoir pour racheter, à travers la pensée de ce qui est élevé, la misère et la tentation de ce qui est bas. Et ce livre, en justifiant la comédie comme miraculeuse médecine, et la satire et le mime, qui produiraient la purification des passions à travers la représentation du défaut, du vice, de la faiblesse, induirait les faux savants à tenter de racheter (dans un diabolique renversement) le haut à travers l’acceptation du bas. De ce livre découlerait la pensée que l’homme peut vouloir sur la terre (comme suggérait ton Bacon à propos de la magie naturelle) l’abondance même du pays de Cocagne. Mais c’est justement cela que nous ne devons ni ne pouvons avoir. Regarde les moinillons qui se dévergondent dans la parodie bouffonne de la Coena Cypriani. Quelle diabolique transfiguration de l’Ecriture sainte ! Et pourtant, tout en le faisant, ils savent que cela est mal. Mais le jour où la parole du Philosophe justifierait les jeux marginaux de l’imagination déréglée, oh ! alors vraiment ce qui se trouvait en marge sauterait au centre, et du centre on perdrait toute trace. Le peuple de Dieu se transformerait en une assemblée de monstres éructés des abîmes de la terre inconnue, et c’est alors que la périphérie de la terre connue deviendrait le coeur de l’empire chrétien, les Arimaspes sur le trône de Pierre, les Blemmyes dans les monastères, les nains au gros ventre et à la tête gigantesque comme gardiens de la bibliothèque ! Les serviteurs dicteront la loi, nous (mais toi aussi, à ce compte) nous obéirons à la vacance de toute loi. Un philosophe grec (que ton Aristote cite ici, complice et immonde auctoritas) dit qu’on doit démanteler le sérieux de ses adversaires avec le rire, et le rire adverse avec le sérieux. La prudence de nos pères a fait son choix : si le rire est le plaisir de la plèbe, que la licence de la plèbe soit tenue en bride et humiliée, et sévèrement menacée. Et la plèbe n’a pas d’armes pour affiner son rire jusqu’à le faire devenir instrument contre le sérieux des pasteurs qui doivent la conduire à la vie éternelle et la soustraire aux séductions du ventre, des pudenda, de la nourriture, de ses sordides désirs. Mais si un jour quelqu’un, agitant les paroles du Philosophe, et donc parlant en philosophe, amenait l’art du rire à une forme d’arme subtile, si la rhétorique de la conviction se voyait remplacée par la rhétorique de la dérision, si la topique de la patiente et salvatrice construction des images de la rédemption se voyait remplacée par la topique de l’impatiente démolition et du bouleversement de toutes les images les plus saintes et vénérables – oh ce jour-là toi aussi et toute ta science, Guillaume, vous serez mis en déroute !
— Pourquoi ? Je me battrais, ma finesse d’esprit contre la finesse d’esprit d’autrui. Ce serait un monde meilleur que celui où le feu et le fer rougi de Bernard Gui humilient le feu et le fer rougi de Dolcino.
— Dès lors, tu serais pris toi aussi dans la trame du démon. Tu combattrais de l’autre côté du camp de l’Armageddon, où devra avoir lieu l’engagement final. Mais pour ce jour, l’Eglise doit savoir imposer encore une fois la règle du conflit. Le blasphème ne nous fait pas peur, car même dans la malédiction de Dieu nous reconnaissons l’image égarée de l’ire de Jéhovah qui maudit les anges rebelles. Elle ne nous fait pas peur, la violence de ceux qui tuent les pasteurs au nom de quelque fantaisie de renouvellement, car c’est la même violence que celle des princes qui cherchèrent à détruire le peuple d’Israël. Elles ne nous font pas peur, la rigueur du donatiste, la folie suicidaire du circoncellion, la luxure du bogomile, l’orgueilleuse pureté de l’albigeois, la soif de sang du flagellant, l’ivresse du mal chez le frère du libre esprit : nous les connaissons tous et nous connaissons la racine de leurs péchés qui est la racine même de notre sainteté. Ils ne nous font pas peur et surtout nous savons comment les détruire, mieux, comment les laisser se détruire tout seuls en enflant avec arrogance jusqu’au zénith leur volonté de mort qui naît dans les abîmes même de leur nadir. Mieux encore, leur présence nous est précieuse, elle s’inscrit dans le dessein de Dieu, car leur péché aiguillonne notre vertu, leur blasphème encourage notre chant de louange, leur pénitence déréglée règle notre goût du sacrifice, leur impiété fait resplendir notre piété, de même que le prince des ténèbres a été nécessaire, avec sa rébellion et sa désespérance, au plus grand éclat de la gloire de Dieu, principe et fin de toute espérance. Pourtant si un jour – et non plus comme exception plébéienne, mais comme ascèse du docte, confiée au témoignage indestructible de l’Ecriture – l’art de la dérision se faisait acceptable, et apparaissait noble, et libéral, et non plus mécanique ; si un jour quelqu’un pouvait dire (et être entendu) : moi, je ris de l’Incarnation… Alors nous n’aurions point d’armes pour arrêter ce blasphème, parce qu’il rassemblerait les forces obscures de la matière corporelle, celles qui s’affirment dans le pet et dans le rot, et le rot et le pet s’arrogeraient le droit qui n’appartient qu’à l’esprit, de souffler où il veut !
— Lycurgue avait fait élever une statue au rire.
— Tu l’as lu dans le libelle de Cloritius qui tenta d’absoudre les mimes de l’accusation d’impiété, et dit comment un malade fut guéri par un médecin qui l’avait aidé à rire. Pourquoi fallait-il le guérir, si Dieu avait établi que sa journée terrestre avait touché son terme ?
— Je ne crois pas qu’il l’ait guéri du mal. Il lui a appris à rire du mal. — On n’exorcise pas le mal. On le détruit.
— Avec le corps du malade.
— Si cela est nécessaire.
— Tu es le diable », dit alors Guillaume.
Jorge parut ne pas comprendre. S’il avait pu voir, je dirais qu’il aurait fixé son interlocuteur d’un regard étonné. « Moi ? dit-il.
— Oui, on t’a menti. Le diable n’est pas le principe de la matière, le diable est l’arrogance de l’esprit, la foi sans sourire, la vérité qui n’est jamais effleurée par le doute. Le diable est sombre parce qu’il sait où il va, et allant, il va toujours d’où il est venu. Tu es le diable, et comme le diable tu vis dans les ténèbres. Si tu voulais me convaincre, tu n’as pas réussi. Je te hais, Jorge, et si je pouvais je te mènerais en bas, sur le plateau, nu avec des plumes de volatiles enfilées dans le trou du cul, et la face peinte comme un jongleur et un bouffon, pour que tout le monastère rie de toi, et n’ait plus peur. J’aimerais te couvrir de miel et puis te rouler dans les plumes, et te mener à la laisse dans les foires, pour dire à tout le monde : voilà celui qui vous annonçait la vérité et vous disait que la vérité a le goût de la mort, et vous, vous ne croyiez pas en sa parole, mais bien en sa triste figure. Et maintenant, moi je vous le dis, dans l’infini vertige des possibles, Dieu consent même que vous imaginiez un monde où l’interprète présumé de la vérité ne serait autre qu’un merle gauche, qui répète des mots appris depuis une éternité.
— Toi, tu es pire que le diable, minorite, dit alors Jorge. Tu es un baladin, comme le saint qui a accouché de vous. Tu es comme ton François qui de toto corpore fecerat linguam, qui tenait des sermons en donnant des spectacles comme les saltimbanques, qui confondait l’avare en lui glissant dans la main une pièce d’or, qui humiliait la dévotion des religieuses en récitant le Miserere au lieu de prêcher, qui mendiait en français, et imitait avec un morceau de bois les mouvements du joueur de viole, qui se déguisait en vagabond pour confondre les frères gloutons, qui se jetait nu sur la neige, parlait avec les animaux et les herbes, transformait le mystère même de la nativité en spectacle villageois, invoquait l’agneau de Bethléem en contrefaisant le bêlement de la brebis… Ce fut une bonne école… N’était-il pas minorite ce frère Dieu te sauve de Florence ?
— Si, sourit Guillaume. Celui qui se rendit au couvent des prêcheurs et dit qu’il n’accepterait de nourriture si d’abord on ne lui donnait un morceau de la tunique de frère Jean, pour le conserver comme relique, et quand il l’eut, il s’en nettoya le derrière et le jeta dans le fumier et à l’aide d’une perche il le roulait au fond de la merde en criant : “Hélas, aidez-moi mes frères, parce que j’ai perdu dans la fosse d’aisance les reliques du saint ! ”
— Elle t’amuse, cette histoire, me semble-t-il. Sans doute voudras-tu me raconter aussi celle de l’autre minorite, frère Paul Millemouches, qui un jour est tombé de tout son long sur la glace, et ses concitoyens le moquaient et l’un d’eux lui demanda s’il n’aurait pas voulu quelque chose de mieux à se mettre sous lui, et l’autre répondit : si, ta femme… Ainsi cherchez-vous la vérité.
— Ainsi François enseignait aux gens à regarder les choses sous un autre angle. — Mais nous vous avons disciplinés. Tu les as vus hier, tes frères. Ils sont entrés dans nos rangs, ils ne parlent plus comme les simples. Les simples ne doivent pas parler. Ce livre eût justifié l’idée que la langue des simples est porteuse d’une certaine sagesse. C’est ce qu’il fallait empêcher, c’est ce que j’ai fait. Tu dis que je suis le diable : ce n’est pas vrai. J’ai été la main de Dieu.
— La main de Dieu crée, elle ne cache pas. — Il est des bornes qu’il n’est pas permis de passer. Dieu a voulu que dans certains parchemins fût écrit : “Hic sunt leones .”
— Dieu a créé même les monstres. Même toi. Et il veut que l’on parle de tout. » Jorge allongea ses mains tremblotantes et tira le livre à lui. Il le tenait ouvert, mais à l’envers, de façon que Guillaume continuât à le voir à l’endroit. « Alors pourquoi, dit-il, a-t-Il permis que ce texte fût perdu pendant tant de siècles, et qu’on en sauvât un seul exemplaire, que la copie de cet exemplaire, fini qui sait où, demeurât ensevelie des années durant dans les mains d’un infidèle qui ne savait pas le grec, et puis fût laissée à l’abandon dans le réduit d’une vieille bibliothèque où moi, et pas toi, je fus appelé par la Providence pour la trouver, et l’emporter avec moi, et la cacher pendant d’autres années encore ? Moi je sais, je sais comme si je le voyais écrit en lettres de diamant, avec mes yeux qui voient ce que tu ne vois pas, moi je sais que telle était la volonté du Seigneur, selon quoi j’ai agi. Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit. »
Demain Le nom de la Rose – 52/53 – 7ème jour – Nuit (2)
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