lundi 14 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 35/53 - 4ème jour - Nuit

Le nom de la Rose

35/53

4ème jour – Nuit

Lu par François Berland


 

Où Salvatore se fait misérablement découvrir par Bernard Gui, la fille aimée par Adso est prise comme sorcière, et tous s’en vont se coucher plus malheureux et préoccupés qu’avant.


Nous étions de fait en train de redescendre dans le réfectoire, lorsque nous entendîmes une clameur, et vîmes des lueurs sillonner l’obscurité du côté des cuisines. D’un souffle Guillaume éteignit la lampe. En suivant les murs, nous nous approchâmes de la porte qui donnait sur les cuisines, et nous rendîmes compte que la rumeur venait de l’extérieur, mais que la porte était ouverte. Puis les voix et les lumières s’éloignèrent, et quelqu’un claqua la porte avec violence. C’était un grand tumulte qui préludait à quelque chose de désagréable. Vivement nous repassâmes par l’ossuaire, réapparûmes dans l’église, déserte, sortîmes par le portail méridional, et nous aperçûmes un fourmillement lumineux de torches dans le cloître. Nous nous approchâmes, et dans la confusion nous avions l’air nous aussi d’être accourus avec ceux, en grand nombre déjà sur les lieux, qui étaient sortis soit du dortoir soit de l’hôtellerie. Nous vîmes que les archers tenaient solidement Salvatore, blanc comme le blanc de ses yeux, et une femme qui pleurait. Je ressentis un serrement au coeur : c’était elle, la fille de mes pensers. Comme elle me vit, elle me reconnut et me lança un regard implorant et désespéré. Je cédai à l’impulsion de me jeter à son secours, mais Guillaume me retint en me murmurant quelques objurgations en rien affectueuses. Les moines et les hôtes accouraient maintenant de toutes parts. L’Abbé arriva, Bernard Gui arriva, à qui le capitaine des archers fit un bref rapport. Voici ce qui était arrivé. Par ordre de l’inquisiteur, les archers patrouillaient de nuit le plateau tout entier, tenant particulièrement à l’oeil l’allée qui reliait la porte d’entrée et l’église, la zone des jardins, et la façade de l’Édifice (pourquoi ? me demandai-je, et je compris : évidemment parce que Bernard avait recueilli auprès des servants ou des cuisiniers des rumeurs sur certains commerces nocturnes, sans même savoir peut-être le nom exact des responsables, qui avaient lieu entre l’extérieur de l’enceinte et les cuisines ; et qui sait si ce sot de Salvatore, comme il m’avait raconté à moi ses intentions, n’en avait pas déjà parlé dans les cuisines ou dans les étables à quelque malheureux qui, effrayé par l’interrogatoire de l’après-midi, aurait donné ces bruits en pâture à Bernard). En rôdant avec circonspection dans l’obscurité et le brouillard, les archers avaient finalement surpris Salvatore, en compagnie de la femme, tandis qu’il s’affairait devant la porte des cuisines.  

« Une femme dans ce saint lieu ! Et avec un moine ! dit sévèrement Bernard en se tournant vers l’Abbé. Seigneur très glorieux, poursuivit-il, s’il ne s’agissait que de la violation du voeu de chasteté, la punition de cet homme appartiendrait à votre juridiction. Mais comme nous ne savons pas encore si les manèges de ces deux misérables ont quelque chose à voir avec la santé de tous les hôtes, nous devons d’abord faire toute la lumière sur ce mystère. Allons, c’est à toi que je parle, misérable (et ce disant il arrachait le paquet bien visible que Salvatore croyait cacher sur sa poitrine), qu’as-tu là-dedans ? » 

Moi, je le savais déjà : un couteau, un chat noir qui, à peine le paquet ouvert, s’enfuit en miaulant furieusement, et deux oeufs, cassés à présent et gluants, que tout le monde prit pour du sang, ou de la bile jaune, ou une autre substance immonde. Salvatore était sur le point d’entrer dans les cuisines, de tuer le chat et de lui arracher les yeux, et qui sait avec quelles promesses il avait induit la fille à le suivre. Avec quelles promesses, je le sus aussitôt. Les archers fouillèrent la fille, au milieu d’éclats de rire malveillants et de mi-mots lascifs, et ils trouvèrent sur elle un coquelet mort, encore à plumer. La malchance voulut que dans la nuit, où tous les chats sont gris, le coq apparût noir lui aussi comme le chat. Je pensais qu’il n’en fallait pas davantage pour l’attirer, la pauvre affamée qui la nuit passée déjà avait abandonné (et par amour pour moi !) son précieux coeur de boeuf… 

« Ah ah ! s’exclama Bernard d’un ton de grande préoccupation, chat et coq noirs… Mais moi je les connais ces frôleurs d’enfer… » 

Il aperçut Guillaume parmi les assistants : 

« Ne les connaissez-vous pas vous aussi, frère Guillaume ? Ne fûtes-vous pas inquisiteur à Kilkenny, il y a trois ans, où cette fille avait commerce avec un démon qui lui apparaissait sous la forme d’un chat noir ? » 

J’eus l’impression que mon maître se taisait par lâcheté. Je le saisis par la manche, le secouai, lui murmurai désespéré : 

« Mais dites-lui que c’était pour manger… » 

Il me fit lâcher prise et s’adressa poliment à Bernard : 

« Je ne crois pas que vous ayez besoin de mes anciennes expériences pour arriver à vos conclusions, dit-il. 

— Oh ! que non, il est des témoignages bien plus autorisés, sourit Bernard. Stéphane de Bourbon raconte dans son traité sur les sept dons de l’Esprit Saint comment saint Dominique, après avoir prêché à Fanjeaux contre les hérétiques, annonça à certaines femmes qu’elles verraient qui elles avaient servi jusqu’alors. Et soudain sauta au milieu d’elles un chat épouvantable à la taille d’un gros chien, avec des yeux énormes et embrasés, la langue sanguinolente qui arrivait jusqu’à son nombril, la queue courte et dressée en l’air en sorte que de quelque côté que se tournât l’animal, il montrait la turpitude de son derrière, fétide comme aucun, ainsi qu’il convient à cet anus que moult dévots de Satan, et les Templiers sont loin d’être les derniers, ont toujours eu coutume de baiser au cours de leurs réunions. Et après avoir tourné autour des femmes pendant une heure, le chat sauta sur la corde de la cloche et s’y hissa, laissant derrière lui ses restes puants. Et le chat n’est-il pas l’animal aimé des cathares, qui selon Alain de Lille prennent leur nom de catus justement, car ils baisent le postérieur de cette bête en le croyant l’incarnation de Lucifer ? Et Guillaume d’Auvergne même ne confirme-t-il pas cette dégoûtante pratique dans le De legibus ? Et Albert le Grand ne dit-il pas que les chats sont des démons en puissance ? Et mon vénérable confrère Jacques Fournier ne rapporte-t-il pas que sur le lit de mort de l’inquisiteur Godefroi de Carcassonne apparurent deux chats noirs, qui n’étaient rien d’autre que des démons voulant tourner en dérision cette dépouille mortelle ? » 

Un murmure d’horreur parcourut le groupe des moines, dont nombre fit le signe de la sainte croix. 

« Messer Abbé, messer Abbé, disait cependant Bernard d’un air vertueux, peut-être votre magnificence ne sait-elle pas quel usage les pécheurs font de ces instruments ! Mais je le sais bien moi, puisque Dieu l’a voulu ! J’ai vu des femmes d’une grande scélératesse, aux heures les plus noires de la nuit, réunies avec d’autres du même acabit, se servir de chats noirs pour obtenir des prodiges qu’elles ne purent jamais nier : au point d’aller à cheval sur certains animaux, et de parcourir à la faveur des heures nocturnes des espaces immenses, en traînant leurs esclaves transformés en incubes aux envies folles… Et le diable soi-même se montre à elles, ou du moins le croient-elles fortement, sous la forme d’un coq, ou d’un autre animal noir comme du charbon, et elles vont avec celui-ci, ne me demandez pas comme, jusqu’à coucher ensemble. Et je sais de source sûre qu’avec des nécromancies de ce genre, il n’y a pas longtemps de cela, précisément en Avignon, on préparait filtres et onguents pour attenter à la vie de notre seigneur le pape en personne, en lui empoisonnant sa nourriture. Le pape put s’en défendre et repérer la substance toxique uniquement parce qu’il était muni de prodigieux joyaux en forme de langue de serpent, fortifiés par d’admirables émeraudes et rubis qui, par vertu divine, servaient à révéler la présence de poison dans ses mets ! Le roi de France lui en avait offert onze, de ces langues très précieuses, grâce au ciel, et c’est seulement ainsi que notre seigneur le pape put échapper à la mort ! Il est vrai que les ennemis du souverain pontife firent davantage encore, et tout le monde sait ce qui se découvrit au sujet de l’hérétique Bernard Délicieux arrêté voilà dix ans : on trouva chez lui des livres de magie noire annotés très précisément aux pages les plus scélérates, avec toutes les instructions pour modeler des figures de cire à partir desquelles causer des dommages à ses ennemis. Et le croiriez-vous, on alla jusqu’à trouver chez lui encore des figures qui reproduisaient, avec un art admirable certes, l’image même du pape, couverte de petits cercles rouges sur les parties vitales de son corps : et tout le monde sait que de telles figures, suspendues à une corde, se placent devant un miroir, et puis qu’on frappe les cercles vitaux avec des aiguilles et… Oh, mais pourquoi m’attardé-je à ces dégoûtantes misères ? Le pape lui-même en a parlé et les a décrites, en les condamnant, justement l’année dernière, dans sa constitution Super illius specula ! Et j’espère vraiment que vous en avez un exemplaire dans votre riche bibliothèque, pour méditer dessus comme il se doit… 

— Nous en avons un, nous en avons un, confirma avec ferveur l’Abbé fort troublé. 

— C’est bon, conclut Bernard. Désormais le fait me semble clair. Un moine séduit, une sorcière, et certain rite qui par chance n’a pas eu lieu. A quelles fins ? C’est ce que nous saurons, et je veux sacrifier quelques heures de sommeil pour le savoir. Que Votre Magnificence veuille bien mettre à ma disposition un endroit où cet homme puisse être surveillé… 

— Nous avons des cellules dans le sous-sol de l’atelier des forgerons, dit l’Abbé, qu’heureusement on utilise fort peu et qui sont vides depuis des années… 

— Heureusement ou malheureusement », observa Bernard. Il donna l’ordre aux archers qu’on lui indiquât le chemin, et de conduire dans deux cellules différentes leurs captures ; et de solidement attacher l’homme à quelque anneau pris dans le mur, de façon que lui-même pût d’ici peu descendre l’interroger en le regardant bien au visage. Quant à la fille, ajouta-t-il, de qui il s’agissait c’était clair, il ne valait pas la peine de l’interroger cette nuit-là. On produirait d’autres preuves, avant de la brûler comme sorcière. Et si c’était bien une sorcière, elle ne parlerait pas facilement. Mais le moine, peut-être, pouvait encore se repentir (et il fixait Salvatore tout tremblant, comme pour lui faire entendre qu’il lui offrait une dernière chance), en racontant la vérité et, ajouta-t-il, en dénonçant ses complices. On emmena les deux captifs, l’un silencieux et défait, presque dans un état fiévreux, l’autre qui pleurait, et lançait des coups de pied, et criait comme une bête à l’abattoir. Mais ni Bernard, ni les archers, ni moi-même, ne comprenions ce qu’elle disait dans sa langue de paysanne. Elle avait beau parler, elle était comme muette. Il y a des mots qui donnent du pouvoir, d’autres qui rendent encore plus démuni, et dans cette dernière catégorie entrent les mots des simples en langue vulgaire, à qui le Seigneur n’a pas donné de savoir s’exprimer dans la langue universelle de la sapience et de la puissance. Encore une fois je fus tenté de la suivre, encore une fois Guillaume, l’oeil noir, me retint. 

« Ne bouge pas, idiot, dit-il, la fille est perdue, c’est de la chair à bûcher. » 

Tandis que j’observais atterré toute la scène, dans un tourbillon de pensées contradictoires, fixant la jeune fille, je sentis qu’on me touchait à l’épaule. Je ne sais pourquoi, mais encore avant de me retourner, à son toucher, je reconnus Ubertin. 

« Tu regardes la sorcière, n’est-ce pas ? » me demanda-t-il. 

Et je savais qu’il ne pouvait rien connaître de mon aventure, et il ne parlait donc ainsi que pour avoir saisi, avec sa terrible pénétration des passions humaines, l’intensité de mon regard. 

« Non… m’esquivai-je, je ne la regarde pas… en somme, je la regarde peut-être, mais ce n’est pas une sorcière… nous n’en savons rien, elle est peut-être innocente… 

— Tu la regardes parce qu’elle est belle. Elle est belle, n’est-ce pas ? me demanda-t-il avec extraordinaire chaleur, en m’empoignant le bras. Si tu la regardes parce qu’elle est belle, et que tu en es troublé (mais je sais que tu es troublé, car le péché dont on la soupçonne augmente pour toi son charme), si tu la regardes et éprouves du désir, pour cela même c’est une sorcière. Prends garde, mon fils… La beauté du corps se limite à la peau. Si les hommes voyaient ce qui gît sous la peau, ainsi qu’il advient avec le lynx de Béotie, ils auraient un frisson d’horreur à la vision de la femme. Toute cette grâce se compose de mucosités et de sang, d’humeurs et de bile. Si l’on songe à ce qui se cache dans ses narines, dans sa gorge et dans son ventre, on ne trouvera que tas d’ordures. Et s’il te répugne de toucher la morve ou la merde du bout des doigts, comment donc pourrionsnous désirer étreindre le sac même qui contient l’excrément ? » 

J’eus un haut-le-coeur. Je ne voulais plus écouter ces paroles. Mon maître vint à mon secours, qui avait entendu. Il s’approcha brusquement d’Ubertin, lui saisit le bras qu’il détacha du mien. 

« Suffit comme ça, Ubertin, dit-il. D’ici peu cette fille passera à la torture, et puis sur le bûcher. Elle deviendra exactement comme tu le dis si bien, glaire, sang, humeurs et bile. Mais ce seront nos semblables qui arracheront sous sa peau ce que le Seigneur a voulu protéger et orner par cette peau. Et du point de vue de la matière première, tu n’es pas, toi, meilleur qu’elle. Laisse ce garçon tranquille. » 

Ubertin se troubla : 

« J’ai peut-être péché, murmura-t-il. Nul doute, j’ai péché. Que peut faire d’autre un pécheur ? » 

Tous rentraient désormais, en commentant l’événement. Guillaume s’entretint un peu avec Michel et les autres minorites, qui lui demandaient ses impressions. « Bernard a maintenant dans la poche un argument, fût-il équivoque. Dans l’abbaye rôdent des nécromants, qui font les mêmes choses qui furent faites contre le pape en Avignon. Ce n’est certes pas une preuve, et en premier ressort elle ne peut être utilisée pour perturber la rencontre de demain. Il va tâcher cette nuit d’arracher à ce malheureux quelque autre renseignement, dont, j’en suis sûr, il ne se servira pas aussitôt demain matin. Il le gardera en réserve, cela lui sera utile plus tard, pour brouiller le déroulement des discussions, si jamais elles prenaient une tournure qui ne lui plaît pas. 

— Pourrait-il lui faire dire quelque chose qu’il rétorquerait contre nous ? » 

Guillaume resta dubitatif :

 « Espérons que non », dit-il. 

Je me rendis compte que, si Salvatore disait à Bernard ce qu’il nous avait dit à nous, sur son passé et celui du cellérier, et s’il faisait la moindre allusion au rapport entre eux deux et Ubertin, pour éphémère qu’il fût, une situation fort embarrassante se serait créée. 

« Dans tous les cas, attendons les événements, dit Guillaume avec sérénité. D’autre part, Michel, tout a déjà été décidé à l’avance. Mais toi, tu veux essayer. 

— Je le veux, dit Michel, et le Seigneur me viendra en aide. Que saint François intercède pour nous tous. 

— Amen, répondirent-ils en choeur. 

— Mais ce n’est pas dit, fut l’irrévérent commentaire de Guillaume. Saint François pourrait se trouver quelque part on ne sait où en attendant le Jugement, sans voir le Seigneur en face. 

— Maudit soit l’hérétique Jean ! » entendis-je grommeler messer Jérôme tandis que chacun s’en retournait dormir. 

« Si à présent il nous enlève aussi l’assistance des saints, où finirons-nous, pauvres pécheurs ? » 

 

Demain Le nom de la Rose – 36 - 5ème jour Prime

 

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