Le nom de la Rose
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5ème jour – None
Lu par François Berland
Où Ubertin prend ses jambes à son cou, Bence commence à observer les lois, et Guillaume fait quelques réflexions sur les différents types de luxure rencontrés ce jour-là.
Tandis que l’assemblée s’écoulait lentement de la salle capitulaire, Michel s’approcha de Guillaume, et tous deux furent rejoints par Ubertin. Tous ensemble nous sortîmes, pour discuter dans le cloître, protégés par le brouillard qui n’avait pas l’air de vouloir décroître, les ténèbres le rendant au contraire plus dense encore.
« Je ne crois pas qu’il faille commenter ce qui s’est passé, dit Guillaume. Bernard nous a battus à plate couture. Ne me demandez pas si cet imbécile de dolcinien est vraiment coupable de tous ces crimes. Selon mon humble opinion, non, sans nul doute. Le fait est que nous en sommes au point de départ. Jean te veut tout seul en Avignon, Michel, et cette rencontre ne t’a pas fourni les garanties que nous cherchions. Elle t’a plutôt illustré comment chacune de tes paroles, là-bas, pourrait se rétorquer contre toi. De quoi il faut déduire, me semble-t-il, que tu ne dois pas y aller. »
Michel secoua la tête :
« En revanche, j’irai. Je ne veux pas de schisme. Toi, Guillaume, aujourd’hui tu as parlé clair, et tu as dit ce que tu voudrais. Eh bien, ce n’est pas ce que je veux moi, et je me rends compte que les résolutions du chapitre de Pérouse ont été utilisées par les théologiens impériaux au-delà de nos intentions. Moi, je veux que l’ordre franciscain soit accepté, dans ses idéaux de pauvreté, par le pape. Et il faudra que le pape comprenne que seulement si l’ordre prend sur soi l’idéal de la pauvreté, on pourra réabsorber ses ramifications hérétiques. Moi, je ne pense pas à l’assemblée du peuple ou au droit des gens. Je dois empêcher que l’ordre ne se dissolve en une pluralité de fraticelles. J’irai en Avignon, et si nécessaire, je ferai acte de soumission à Jean. Je transigerai sur tout, sauf sur le principe de pauvreté. »
Ubertin intervint :
« Tu sais que tu risques ta vie ?
— El ainsi soit-il, répondit Michel, c’est mieux que de risquer son âme. »
Il risqua sérieusement sa vie et, si Jean était dans le vrai (ce que je ne crois toujours pas encore), il perdit aussi son âme. Comme désormais tout le monde le sait, Michel se rendit auprès du pape, la semaine qui suivit les faits que je suis en train de raconter. Il lui tint tête quatre mois durant, jusqu’à ce que, en avril de l’année suivante, Jean convoquât un consistoire où il le traita de fou, téméraire, tête de mule, tyran, fauteur d’hérésie, serpent nourri par l’Eglise dans son sein même. Et j’ai tout lieu de penser que dès lors, selon sa façon de voir les choses, Jean avait raison, car au cours de ces quatre mois, Michel était devenu ami de l’ami de mon maître, l’autre Guillaume, celui d’Occam, et il en avait partagé les idées – pas très différentes, peut-être encore plus extrêmes, de celles que mon maître partageait avec Marsile et avait exprimées ce matin-là. La vie de ces dissidents devint précaire, en Avignon, et à la fin mai Michel, Guillaume d’Occam, Bonagrazia de Bergame, François d’Ascoli et Henri de Talheim prirent la fuite, poursuivis par les hommes du pape à Nice, Toulon, Marseille et Aigues-Mortes, où ils furent rejoints par le cardinal Pierre de Arrablay qui tenta en vain de les induire à revenir, sans vaincre leurs résistances, leur haine pour le souverain pontife, leur peur. En juin, ils arrivèrent à Pise, accueillis triomphalement par les Impériaux, et dans les mois qui suivraient, Michel dénoncerait publiquement Jean. Trop tard, désormais. La fortune de l’empereur déclinait, depuis Avignon Jean manigançait pour donner aux minorites un nouveau supérieur général, obtenant enfin victoire. Michel eût mieux fait ce jour-là de ne pas décider de se rendre auprès du pape : il aurait pu veiller de près à la résistance des minorites, sans perdre tous ces mois à la merci de son ennemi, affaiblissant sa position… Mais peut-être ainsi en avait décidé l’omnipotence divine – et je ne sais plus à présent qui d’entre eux tous était dans le vrai, et après tant d’années même le feu des passions s’éteint, et avec lui ce qu’on croyait être la lumière de la vérité. Lequel de nous est encore capable de dire qui avait raison d’Hector ou d’Achille, d’Agamemnon ou de Priam quand ils se battaient pour la beauté d’une femme qui maintenant est cendres de cendres ? Mais je me perds en divagations mélancoliques. Je dois en revanche dire la fin de ce triste entretien. Michel avait décidé, et rien n’y fit pour le convaincre de renoncer. A part qu’il se posait à présent un autre problème, et Guillaume l’énonça sans ambages : Ubertin lui-même n’était plus en sécurité. Les phrases que lui avait adressées Bernard, la haine que le pape nourrissait désormais pour lui, et puis, si Michel représentait encore un pouvoir avec lequel traiter, Ubertin par contre était demeuré seul, lui-même son propre partisan.
« Jean veut Michel à sa cour et Ubertin en enfer. Si je connais bien Bernard, d’ici demain, et avec la complicité du brouillard, Ubertin sera tué. Et si quelqu’un se demande par qui, l’abbaye pourra bien supporter un autre crime, et l’on dira que c’étaient des diables évoqués par Rémigio avec ses chats noirs, ou quelque dolcinien rescapé qui hante encore ces murailles… »
Ubertin était soucieux :
« Et alors ? demanda-t-il.
— Alors, dit Guillaume, va parler avec l’Abbé. Demande-lui une monture, des provisions, une lettre pour une abbaye lointaine, audelà des Alpes. Et profite du brouillard et de l’obscurité pour partir sur-le-champ.
— Mais les archers ne gardent-ils pas encore les portes ?
— L’abbaye a d’autres sorties, et l’Abbé les connaît. Il suffit qu’un servant t’attende à l’un des tournants en contrebas de l’enceinte avec une monture et, en sortant par un passage dans les murs, tu n’auras qu’à faire un bout de chemin à travers bois. Tu dois agir de suite, avant que Bernard ne se remette de l’extase de son triomphe. De mon côté, je dois m’occuper d’une autre affaire, j’avais deux missions, l’une a échoué, qu’au moins n’échoue pas l’autre. Je veux mettre la main sur un livre, et sur un homme. Si tout va bien, tu seras hors d’ici encore avant que je ne m’inquiète de toi. Or donc adieu. »
Il ouvrit les bras. Avec émotion, Ubertin l’étreignit fortement : « Adieu Guillaume, tu es un Anglais fou et arrogant, mais tu as un grand coeur. Nous reverrons-nous ?
— Nous nous reverrons, le rassura Guillaume, Dieu le voudra. »
Mais Dieu ne le voulut pas. Comme je l’ai dit déjà, Ubertin mourut tué dans des circonstances mystérieuses, deux ans plus tard. Vie dure et aventureuse, que celle de ce vieux combatif et ardent. Peut-être ne fut-il pas un saint, mais j’espère que Dieu a récompensé son adamantine assurance d’être tel. Plus je deviens vieux et plus je m’abandonne à la volonté de Dieu, et de moins en moins j’apprécie l’intelligence qui veut savoir et la volonté qui veut faire : et je reconnais comme unique élément de salut la foi, qui sait attendre patiemment sans trop interroger. Et Ubertin eut certainement grande foi dans le sang et dans l’agonie de Notre Seigneur crucifié. Peut-être alors pensais-je à tout cela et le vieux mystique s’en aperçut-il, ou devina-t-il que je le penserais un jour. Il me sourit avec douceur et m’embrassa, sans l’ardeur avec laquelle il m’avait saisi parfois les jours précédents. Il m’embrassa comme un aïeul embrasse son petit-fils, et dans le même esprit je lui rendis son étreinte. Puis il s’éloigna avec Michel pour chercher l’Abbé.
« Et à présent ? demandai-je à Guillaume.
— Et à présent revenons à nos crimes.
— Maître, dis-je, aujourd’hui se sont passées des choses très graves pour la chrétienté et votre mission a échoué. Et pourtant vous paraissez plus intéressé à la solution de ce mystère qu’à l’antagonisme entre le pape et l’empereur.
— Les fous et les enfants disent toujours la vérité, Adso. Ce doit être parce que, comme conseiller impérial, mon ami Marsile est plus doué que moi, mais comme inquisiteur, c’est moi le plus doué. Plus doué même que Bernard Gui, Dieu me pardonne. Car ce n’est pas de découvrir les coupables qui intéresse Bernard, mais de brûler les prévenus. Moi, par contre, je trouve mon plus grand plaisir, ma plus grande joie à démêler un bel écheveau bien enchevêtré. Et ce doit être encore parce que dans un moment où, comme philosophe, je doute que le monde ait un ordre, je trouve une consolation à découvrir, sinon un ordre, du moins une série de liens dans les menus lots des affaires du monde. Enfin il existe probablement une autre raison : c’est que dans cette histoire il entre sans doute en jeu des choses plus grandes et importantes que la bataille entre Jean et Louis…
— Mais c’est une histoire de larcins et de vengeance entre moines de peu de vertu ! m’exclamai-je plein de doute.
— Autour d’un livre interdit, Adso, autour d’un livre interdit », répondit Guillaume.
Les moines maintenant s’acheminaient vers le repas du soir. Nous étions déjà au milieu du souper quand Michel de Césène vint s’asseoir à nos côtés en nous annonçant qu’Ubertin était parti. Guillaume poussa un soupir de soulagement. A la fin du repas nous évitâmes l’Abbé qui s’entretenait avec Bernard et nous repérâmes Bence, qui nous salua avec un demi-sourire, et tenta de gagner la porte. Guillaume le rejoignit et le contraignit à nous suivre dans un coin des cuisines.
« Bence, lui demanda Guillaume, où est le livre ?
— Quel livre ?
— Bence, aucun de nous deux n’est un idiot. Je parle du livre que nous cherchions aujourd’hui chez Séverin et que je n’ai pas reconnu et que toi tu as fort bien reconnu et que tu es allé reprendre…
— Qu’est-ce qui vous fait penser que je l’ai pris ?
— Je le pense, et tu le penses toi aussi. Où est-il ?
— Je ne puis le dire.
— Bence, si tu ne me le dis pas, j’en parlerai à l’Abbé.
— Je ne puis le dire par ordre de l’Abbé, dit Bence d’un air vertueux. Aujourd’hui, après que nous nous sommes vus, il s’est passé quelque chose que vous devez savoir. Bérenger mort, il manquait un aide-bibliothécaire. Cet après-midi, Malachie m’a proposé de prendre sa place. Il y a juste une demi-heure, l’Abbé a consenti, et à partir de demain matin, je l’espère, je serai initié aux secrets de la bibliothèque. C’est vrai, j’ai pris le livre ce matin, et je l’avais caché dans la paillasse de ma cellule sans même l’ouvrir, car je savais que Malachie me surveillait. Et à un certain point, Malachie m’a fait la proposition que je vous ai dite. Alors, de mon côté, j’ai fait ce que doit faire un aide-bibliothécaire : je lui ai remis le livre. » Je ne pus m’empêcher d’intervenir, et avec violence.
« Mais Bence, hier, et avant-hier tu… vous disiez que vous brûliez de la curiosité de connaître, que vous ne vouliez plus que la bibliothèque renfermât des mystères, qu’un escholier doit savoir… »
Bence se taisait en rougissant, mais Guillaume m’arrêta :
« Adso, depuis quelques heures Bence est passé de l’autre côté. A présent, c’est lui le gardien de tous ces secrets qu’il voulait connaître, et tout en les gardant il aura tout le temps qu’il voudra pour les connaître.
— Mais les autres ? demandai-je. Bence parlait au nom de tous les savants !
— Avant », dit Guillaume.
Et il m’entraîna, laissant Bence en proie à la confusion.
« Bence, me dit ensuite Guillaume, est la victime d’une grande luxure, qui n’est pas celle de Bérenger ni celle du cellérier. Comme de nombreux chercheurs, il a la luxure du savoir. Du savoir en soi. Exclu d’une partie de ce savoir, il voulait s’en emparer. Maintenant, il s’en est emparé. Malachie connaissait son homme et il a utilisé le meilleur moyen pour ravoir le livre et sceller les lèvres de Bence. Tu me demanderas à quoi bon contrôler une telle réserve de savoir si on accepte de ne pas le mettre à la disposition de tous les autres. Mais c’est précisément pour ça que j’ai parlé de luxure. Elle n’était pas luxure, la soif de connaissance de Roger Bacon, qui voulait user de la science pour rendre plus heureux le peuple de Dieu, et ne cherchait donc pas le savoir pour le savoir. La curiosité de Bence n’est qu’insatiable orgueil de l’intellect, une façon comme une autre, pour un moine, de transformer et apaiser les désirs de ses reins, ou l’ardeur qui fait d’un autre un guerrier de la foi ou de l’hérésie. Il n’y a pas que la luxure de la chair. Luxure, que celle de Bernard Gui, luxure altérée de justice qui s’identifie à une luxure de pouvoir. Luxure de richesse, que celle de notre saint et non plus romain pontife. Luxure de témoignage et de transformation et de pénitence et de mort que celle du cellérier dans sa jeunesse. Et celle de Bence est une luxure de livres. Comme toutes les luxures, comme celle d’Onan qui répandait par terre sa propre semence, c’est une luxure stérile, et elle n’a rien à voir avec l’amour, pas même avec l’amour charnel…
— Je le sais », murmurai-je malgré moi.
Guillaume fit semblant de n’avoir pas entendu.
Mais, comme poursuivant son propos, il dit :
« L’amour vrai veut le bien de l’aimé.
— Ne se peut-il que Bence veuille le bien de ses livres (car désormais ils sont aussi à lui) et pense que leur bien est de rester loin des mains rapaces ? demandai-je.
— Le bien, pour un livre, c’est d’être lu. Un livre est fait de signes qui parlent d’autres signes, lesquels à leur tour parlent des choses. Sans un oeil qui le lit, un livre est porteur de signes qui ne produisent pas de concepts, et donc il est muet. Cette bibliothèque est née peut-être pour sauver les livres qu’elle contient, mais maintenant elle vit pour les enterrer. Raison pour quoi elle est devenue source d’impiété. Le cellérier a dit qu’il avait trahi. C’est aussi ce qu’a fait Bence. Il a trahi. Oh ! quelle sale journée, mon bon Adso ! Pleine de sang et de ruine. Pour aujourd’hui, j’en ai assez. Allons nous aussi à complies, et puis nous irons dormir. »
Au sortir des cuisines, nous rencontrâmes Aymaro. Il nous demanda si ce qui se murmurait était vrai, que Malachie aurait proposé Bence comme son aide. Nous ne pûmes que confirmer.
« Ce Malachie a fait de fort belles choses, aujourd’hui, dit Aymaro avec son habituel ricanement de mépris et d’indulgence S’il y avait une justice, le diable viendrait le prendre, cette nuit même. »
Demain Le nom de la Rose – 40 - 5ème jour Vêpres
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