lundi 21 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 42/53 - 6 ème jour - Matines


Le nom de la Rose

42/53

6ème jour – Matines

Lu par François Berland


 

Où les princes sederunt, et Malachie est terrassé.


Nous descendîmes à matines. Cette dernière partie de la nuit, presque la première du nouveau jour imminent, était encore nappée de brouillard. Tandis que je traversais le cloître, l’humidité me pénétrait jusqu’aux os, et j’avançais le corps moulu par un sommeil inquiet. Bien que l’église fût froide, c’est avec un soupir de soulagement que je m’agenouillai sous ces voûtes, à l’abri des éléments, réconforté par la chaleur des autres corps, et de la prière. Le chant des psaumes avait commencé depuis peu, quand Guillaume m’indiqua une place vide dans les stalles en face de nous, entre Jorge et Pacifico de Tivoli. C’était la place de Malachie, qui en effet s’asseyait toujours à côté de l’aveugle. Nous n’étions pas les seuls à nous être rendu compte de cette absence. D’une part je surpris le regard soucieux de l’Abbé, qui certes savait bien désormais comme ces absences étaient le signe avant-coureur de sombres nouvelles. Et d’autre part, je m’aperçus qu’une singulière inquiétude altérait le vieux Jorge. Son visage, d’habitude si indéchiffrable en raison de ses yeux blancs dénués de lumière, était plongé aux trois quarts dans l’ombre, mais ses mains s’agitaient, nerveuses. De fait, à plusieurs reprises il tâta la place à côté de lui, comme pour contrôler si elle était occupée. Il faisait et refaisait le geste à intervalles réguliers, comme s’il espérait que l’absent recomparût d’un moment à l’autre, mais craignait de ne pas le voir recomparaître. 

« Où a bien pu passer le bibliothécaire ? murmurai-je à Guillaume. 

— Malachie, répondit Guillaume, était désormais le seul à avoir le livre entre les mains. Si ce n’est pas lui le coupable des crimes, alors il pourrait ne pas connaître les dangers que ce livre renferme… » 

Il n’y avait rien d’autre à dire. Il fallait seulement attendre. Et nous attendîmes, nous, l’Abbé qui continuait à fixer la stalle vide, Jorge qui ne cessait d’interroger l’obscurité de ses mains. Lorsque l’office toucha à sa fin, l’Abbé rappela aux moines et aux novices qu’il fallait se préparer à la grand’messe de Noël et que pour ce faire, selon la coutume, on emploierait le temps précédant laudes à vérifier l’homogénéité de la communauté tout entière dans l’exécution de certains des chants prévus pour cette solennité. Cette troupe d’hommes dévots était en effet harmonisée comme un seul corps et une seule voix, et par un long cortège d’années se reconnaissait unie, comme une seule âme, dans le chant. L’Abbé invita à entonner le Sederunt : Sederunt principes et adversus me loquebantur, iniqui. Persecuti sunt me. Adjuva me, Domine, Deus meus salvum me fac propter magnam misericordiam tuam

Je me demandai si l’Abbé n’avait pas choisi de faire chanter ce graduel précisément cette nuit-là, quand encore étaient présents à la fonction les envoyés des princes, pour rappeler combien depuis des siècles notre ordre était prêt à résister à la persécution des puissants, grâce à son rapport privilégié avec le Seigneur, Dieu des armées. Et en vérité, à peine entonné le chant donna une grande impression de puissance. Sur la première syllabe sé débuta un choeur lent et solennel de dizaines et de dizaines de voix, dont la tonalité basse emplit les nefs et flotta au-dessus de nos têtes, quand elle semblait pourtant surgir du coeur de la terre. Et elle ne s’interrompit pas, car, tandis que d’autres voix commençaient à tisser, sur cette ligne profonde et continue, une série de vocalises et de mélismes, elle – tellurique – ne cessait de dominer et n’eut point de trêve pendant tout le temps qu’il faut à un récitant à la voix cadencée et lente pour répéter douze fois l’Ave Maria. Et comme libérées de toute crainte, en raison de la confiance que cette syllabe obstinée, allégorie de la durée éternelle, donnait aux orants, les autres voix (pour la plupart celles des novices) sur cette base pierreuse et solide, élevaient des flèches, des colonnes, des pinacles de neumes liquescents et pointés. Et tandis que mon coeur s’étourdissait de douceur à la vibration d’un climacus ou d’un porrectus, d’un torculus ou d’un salicus, ces voix paraissaient me dire que l’âme (celle des orants et la mienne, moi qui les écoutais), ne pouvant soutenir l’exubérance du sentiment, à travers eux se déchirait pour exprimer la joie, la douleur, la louange, l’amour, dans un élan de sonorités suaves. Cependant, l’acharnement obstiné des voix chthoniennes ne désemparait pas, comme si la présence menaçante des ennemis, des puissants qui persécutaient le peuple du Seigneur, demeurait irrésolue. Jusqu’à ce que ce tumulte neptunien d’une seule note semblât vaincu, ou du moins convaincu et captivé par la jubilation alléluiatique des antagonistes, et s’évanouît sur un majestueux, un parfait accord et sur un neume couchant. 

Une fois prononcé, avec une peine quasi obtuse, le « sederunt », s’éleva bien haut le « principes », dans un grand calme séraphique. Je ne me demandai plus qui étaient les puissants qui parlaient contre moi (contre nous), elle avait disparu, elle s’était dissipée l’ombre de ce fantôme assis et menaçant. Et d’autres fantômes, crus-je alors, se dissipèrent à cet instant-là car, en regardant la stalle de Malachie, après que mon attention avait été absorbée par le chant, je vis la silhouette du bibliothécaire parmi celle des autres orants, comme s’il n’avait jamais été absent. Je regardai Guillaume et notai une nuance de soulagement dans ses yeux, la même que j’aperçus de loin dans les yeux de l’Abbé. Quant à Jorge, il avait de nouveau tendu les mains et, comme elles rencontrèrent le corps de son voisin, il les avait promptement retirées. Mais pour lui, je ne saurais dire quels sentiments l’agitèrent. Maintenant le choeur entonnait joyeusement l’ « adjuva me », dont le a clair se répandait gaiement à travers l’église, et le u même n’apparaissait pas sombre comme celui de « sederunt », mais plein de sainte énergie. Les moines et les novices chantaient, comme le veut la règle du chant, le corps droit, la gorge libre, la tête tournée vers le haut, l’antiphonaire presque au niveau des épaules de façon qu’on y puisse lire sans que, en baissant le chef, l’air sorte avec une moindre énergie de la poitrine. Mais l’heure était encore nocturne et, encore que retentissent les trompettes de la jubilation, le brouillard du sommeil tombait comme une embûche sur bon nombre de chantres qui, égarés peut-être dans l’émission d’une longue note, confiants dans l’onde même du cantique, parfois inclinaient la tête, tentés par la somnolence. Alors les circateurs, même en cette occurrence, exploraient leurs visages avec la lanterne, un par un, pour les ramener justement à la veille, du corps et de l’âme. Ce fut donc d’abord un moine circateur qui aperçut Malachie dodeliner d’une manière bizarre, osciller comme si d’un coup il était retombé dans les brumes cimmériennes d’un sommeil contre lequel, cette nuit, il avait probablement lutté. Le circateur s’approcha de lui, la lampe à bout de bras, lui éclairant le visage et attirant ainsi mon attention. Le bibliothécaire ne réagit pas. Le circateur le toucha, et l’autre bascula lourdement en avant. Le circateur s’y prit juste à temps pour soutenir le bibliothécaire avant qu’il ne piquât du nez. Le chant ralentit, les voix s’éteignirent, il y eut un court remueménage. Guillaume avait tout de suite bondi de sa place et s’était précipité là où, n’y pouvant mais, Pacifico de Tivoli et le circateur allongeaient Malachie par terre, inanimé. Nous les rejoignîmes presque en même temps que l’Abbé, et à la lumière de la lanterne nous vîmes le visage du malheureux. 

J’ai déjà décrit l’aspect de Malachie, mais cette nuit-là, à cette lumière, il était désormais l’image même de la mort. Le nez effilé, les yeux caves, les tempes creusées, les oreilles blanches et contractées, aux lobes tournés vers l’extérieur, la peau de la face devenue rigide, tendue et sèche, la couleur des joues jaunâtre et ombrée de noir. Les yeux étaient encore ouverts et une respiration pénible s’exhalait de ces lèvres brûlées. Il ouvrit la bouche et, penché derrière Guillaume qui s’était penché sur lui, je vis s’agiter entre ses dents une langue tout à fait noirâtre. Guillaume le souleva en lui passant un bras autour des épaules, d’une main il lui épongea un voile de sueur qui rendait son front livide. Malachie sentit un attouchement, une présence, il fixa droit devant lui, certainement sans voir, sûrement sans reconnaître celui qui se trouvait devant lui. Il leva une main tremblante, saisit Guillaume à la poitrine, en attirant son visage jusqu’à presque toucher le sien, puis d’une voix faible et rauque il articula quelques mots : 

« Il me l’avait dit… vraiment… il avait le pouvoir de mille scorpions… 

— Qui te l’avait dit ? lui demanda Guillaume. Qui ? » 

Malachie essaya encore de parler. Puis il fut secoué d’un grand tremblement et sa tête retomba en arrière. Son visage perdit toute couleur, tout signe de vie. Il était mort. Guillaume se releva. Il aperçut à côté de lui l’Abbé, et il ne lui dit pas un mot. Puis il vit, derrière l’Abbé, Bernard Gui. 

« Seigneur Bernard, demanda Guillaume, qui a tué celui-ci, puisque vous avez si bien trouvé et enchaîné les assassins ? 

— Ne me le demandez pas à moi, dit Bernard. Je n’ai jamais dit que j’avais livré à la justice toutes les âmes mauvaises qui hantent cette abbaye. Je l’aurais fait volontiers, si j’avais pu (il fixa Guillaume), mais les autres, je les abandonne maintenant à la sévérité… ou à l’excessive indulgence du sire Abbé. » Dit-il, tandis que l’Abbé pâlissait en silence. Et il s’éloigna. 

C’est alors que nous entendîmes comme un piaulement, un sanglot éraillé. C’était Jorge, ployé sur son agenouilloir, soutenu par un moine qui devait lui avoir décrit l’événement. 

« Cela ne finira jamais… dit-il d’une voix brisée. Oh ! Seigneur, pardonne-nous tous ! » 

Guillaume se pencha encore un instant sur le cadavre. Il lui saisit les poignets, en tournant vers la lumière la paume des mains. Le bout des trois premiers doigts de la main droite était foncé. 

 

Demain Le nom de la Rose – 43 - 6ème jour Laudes

 

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