vendredi 25 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 46/53 - 6ème jour - Après tierce


 Le nom de la Rose

46/53

6ème jour – Après tierce

Lu par François Berland


 

Où Guillaume explique son rêve à Adso. 

 

Je sortis tout étourdi par le portail principal et me trouvai devant une petite foule. C’étaient les franciscains qui partaient, et Guillaume avait quitté le scriptorium pour les saluer. Je me joignis aux adieux, aux embrassements fraternels. Ensuite je demandai à Guillaume quand les autres partiraient, avec leurs prisonniers. Il me dit qu’ils étaient déjà partis une demi-heure avant, alors que nous étions dans le trésor, peut-être, pensai-je, alors que j’étais déjà en train de rêver. Un instant j’en fus consterné, puis je me repris. Mieux valait ainsi. Je n’aurais pu supporter la vision des condamnés (je parle du pauvre malheureux cellérier, de Salvatore… et, certes, je veux parler aussi de la jeune fille), emportés loin et pour toujours. Et puis j’étais encore si troublé par mon rêve que mes sentiments mêmes s’étaient comme glacés. 

Tandis que la caravane des minorites se dirigeait vers la sortie de l’enceinte, Guillaume et moi restâmes devant l’église, l’un et l’autre mélancolique, encore que pour différentes raisons. Je décidai alors de raconter le rêve à mon maître. Pour multiforme et illogique qu’eût été ma vision, je me la rappelais avec une extraordinaire lucidité, image par image, geste par geste, mot par mot. Et ainsi la racontai-je, sans rien négliger, car je savais que les rêves sont souvent des messages mystérieux où les personnes doctes peuvent lire de lumineuses prophéties. Guillaume m’écouta en silence, puis il me demanda : 

« Sais-tu à quoi tu as rêvé ? 

— A ce que je vous ai dit… répondis-je déconcerté. 

— Certes, je t’entends bien. Mais sais-tu qu’en grande partie ce que tu m’as raconté a déjà été écrit ? Tu as inséré des personnes et des événements de ces jours-ci dans un cadre que tu connaissais, car la trame du rêve tu l’as déjà lue quelque part, ou bien on te l’a racontée quand tu étais enfant, à l’école, au couvent. C’est la Coena Cypriani. » 

Je demeurai un instant perplexe. Puis je me souvins. C’était vrai ! Sans doute en avais-je oublié le titre, mais quel moine adulte ou moinillon agité n’a pas souri ou ri des différentes visions, en prose ou vers, de cette histoire qui appartient à la tradition du rite pascal et des ioca monachorum ? Interdite ou blâmée par les plus austères d’entre les maîtres des novices, il n’est toutefois point de couvent où les moines ne la fasse circuler de bouche à oreille, diversement résumée et arrangée, tandis que certains la transcrivaient en catimini, soutenant que derrière le masque de l’enjouement elle cachait de secrets enseignements moraux ; et d’autres en encourageaient la diffusion car, disaient-ils, à travers le jeu les jeunes pouvaient plus aisément apprendre par coeur les épisodes de l’histoire sainte. Une version en vers avait été écrite pour le souverain pontife Jean VIII, avec ces mots dédicatoires : « Ludere me libuit, ludentem, papa Johannes, accipe. Ridere, si placet, ipse potes. » Et l’on disait que Charles le Chauve lui-même en avait mis en scène, sous forme de plaisant mystère sacré, une version rimée pour divertir aux repas ses dignitaires : Ridens cadit Gaudericus Zacharias admiratur, supinus in lectulum docet Anastasius Et que de reproches n’avais-je pas dû essuyer de la part de mes maîtres, lorsqu’avec mes compagnons nous nous en récitions des morceaux. Je me souvenais d’un vieux moine de Melk disant qu’un homme vertueux comme Cyprien n’avait pu écrire une chose aussi indécente, une pareille et sacrilège parodie des Ecritures, plus digne d’un infidèle et d’un bouffon que d’un saint martyr… 

Depuis des années j’avais oublié ces jeux enfantins. Comment se faisait-il que précisément ce jour, la Coena était réapparue avec un tel éclat dans mon rêve ? J’avais toujours pensé que les rêves étaient des messages divins, ou à la rigueur qu’ils étaient d’absurdes balbutiements de la mémoire endormie concernant des choses qui s’étaient passées durant le jour. Je m’aperçois maintenant qu’on peut aussi rêver de livres, et qu’on peut donc rêver de rêves. « J’aimerais être Artémidore pour interpréter correctement ton rêve, dit Guillaume. Mais il me semble que même sans la science d’Artémidore il est facile de comprendre ce qui est arrivé. 

Tu as vécu ces jours-ci, mon pauvre garçon, une série d’événements où toute juste règle paraît s’être délitée. Et ce matin a réaffleuré à ton esprit endormi le souvenir d’une sorte de comédie où, fût-ce sans doute avec d’autres fins, le monde se présentait la tête en bas. Tu y as inséré tes souvenirs les plus récents, tes angoisses, tes craintes. Tu es parti des marginalia d’Adelme pour revivre un grand carnaval où tout semble aller de travers, et où pourtant, comme dans la Coena, chacun fait ce qu’il a vraiment fait dans la vie. Et à la fin tu t’es demandé, en rêve, quel est le monde qui va de travers, et que veut dire avancer la tête en bas. Ton rêve ne savait plus où était le haut et où le bas, où la mort et où la vie. Ton rêve a révoqué en doute les enseignements que tu as reçus. 

— Pas moi, dis-je vertueusement, mais bien mon rêve. Et alors, les rêves ne sont pas des messages divins, mais des divagations diaboliques, et ils ne renferment aucune vérité ! 

— Je l’ignore, Adso, dit Guillaume. Nous avons déjà tant de vérités dans les mains que le jour où il arriverait aussi quelqu’un pour prétendre extraire une vérité de nos rêves, alors vraiment les temps de l’Antéchrist seraient proches. Et pourtant, plus je pense à ton rêve, plus je le trouve révélateur. Peut-être pas pour toi, mais pour moi. Tu m’excuseras si je m’approprie tes rêves pour développer mes hypothèses, je le sais, c’est assez vil, cela ne devrait pas se faire… Mais je crois que ton âme endormie a compris plus de choses que je n’en ai compris, moi, pendant ces six jours, et bien réveillé… 

— Vrai ? 

— Vrai. Ou peut-être pas. Je le trouve révélateur ton rêve parce qu’il coïncide avec une de mes hypothèses. En tout cas tu m’as été d’une aide précieuse. Merci. 

— Mais qu’y avait-il de si intéressant pour vous dans mon rêve ? Il n’avait ni queue ni tête, comme tous les rêves ! 

— Il avait une autre queue, une autre tête, comme tous les rêves, et les visions. Il faut le lire allégoriquement ou anagogiquement… 

— Comme les Ecritures ! ? 

— Un rêve est une écriture, et maintes écritures ne sont que des rêves. » 

 

Demain Le nom de la Rose – 47/53 – Sexte

 

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