mercredi 16 décembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 37 - 5ème jour - Tierce

Le nom de la Rose

37

5ème jour – Tierce

Lu par François Berland


Où Séverin parle à Guillaume d’un livre étrange et Guillaume parle aux légats d’une étrange conception du gouvernement temporel.


La querelle faisait encore rage, lorsque l’un des novices de garde à la porte entra, passant au milieu de cette confusion comme qui traverse un champ battu par la grêle, et vint glisser à l’oreille de Guillaume que Séverin désirait lui parler d’urgence. Nous sortîmes dans le narthex bondé de moines curieux qui tentaient de saisir au milieu des cris et des bruits, quelque chose de ce qui se passait à l’intérieur. Au premier rang, nous vîmes Aymaro d’Alexandrie qui nous accueillit avec son habituel rictus de commisération pour l’imbécillité de l’univers entier : 

« Certes, depuis qu’ont fleuri les ordres mendiants, la chrétienté est devenue plus vertueuse », dit-il. Guillaume l’écarta, non sans brusquerie, et se dirigea sur Séverin, qui nous attendait dans un coin. 

Il était anxieux, il voulait nous entretenir en privé, mais on ne pouvait trouver un endroit tranquille dans ce tohu-bohu. Nous voulions sortir en plein air, mais sur le seuil de la salle capitulaire apparaissait Michel de Césène qui exhortait Guillaume à rentrer car, disait-il, la querelle se vidait, et on devait continuer la série d’interventions. Guillaume, partagé entre les deux sacs de foin, incita Séverin à parler et l’herboriste chercha de ne pas se faire entendre des présents. 

« Bérenger a sûrement été à l’hôpital, avant de se rendre aux balnea, dit-il. 

— Comment le sais-tu ? » 

Quelques moines s’approchaient, intrigués par notre entretien. Séverin parla à voix encore plus basse, en jetant des coups d’oeil circulaires. 

« Tu m’avais dit que cet homme… devait avoir quelque chose avec lui… Bien, j’ai trouvé quelque chose dans mon laboratoire, au milieu des autres livres… un livre qui ne m’appartient pas, un livre étrange… 

— Ce doit être lui, dit Guillaume triomphant, apporte-le-moi tout de suite. 

— Je ne peux pas, dit Séverin, je t’expliquerai, j’ai découvert, je crois avoir découvert quelque chose d’intéressant… Il faut que tu viennes toi, il faut que je te montre le livre… avec prudence… » 

Il arrêta de parler. Nous nous aperçûmes que, silencieux comme de coutume, Jorge avait surgi presque à l’improviste à nos côtés. Il tendait les mains devant lui comme si, non habitué à se diriger dans ce lieu, il cherchait à comprendre où il allait. Une personne normale n’aurait pu entendre les murmures de Séverin, mais nous avions appris depuis beau temps que l’ouïe de Jorge, comme celle de tous les aveugles, était particulièrement aiguë. Le vieillard eut toutefois l’air de n’avoir rien entendu. Il s’en alla même dans une direction opposée à la nôtre, toucha un des moines et demanda quelque chose. Celui-ci le soutint avec délicatesse au bras et le conduisit dehors. A ce moment-là réapparut Michel qui sollicita de nouveau Guillaume, et mon maître prit une résolution : 

« Je t’en conjure, dit-il à Séverin, retourne sur-le-champ d’où tu viens. Enferme-toi à double tour et attends-moi. Toi, me dit-il en se tournant vers moi, suis Jorge. Même s’il a entendu quelque chose, je ne crois pas qu’il se fasse emmener à l’hôpital. En tout cas, tâche de me dire où il va. » 

Il s’apprêta à rentrer dans la salle, et aperçut (comme je l’aperçus moi aussi) Aymaro jouant des coudes dans la foule pour suivre Jorge qui sortait. C’est alors que Guillaume commit une imprudence, car cette fois à voix haute, d’un bout à l’autre du narthex, il dit à Séverin, déjà sur le seuil extérieur : 

« C’est bien entendu. Ne permets à personne que… ces feuillets… retournent d’où ils sont sortis ! » 

Moi, qui m’apprêtais à suivre Jorge, je vis à cet instant, adossé au montant de la porte extérieure, le cellérier : il avait entendu les paroles de Guillaume et il regardait alternativement mon maître et l’herboriste, le visage contracté de peur. Il vit Séverin qui s’en allait, il le suivit. Moi, sur le seuil, je craignais de perdre de vue Jorge, qui allait disparaître, avalé par le brouillard : mais les deux autres aussi, dans la direction opposée, allaient disparaître de même. Je calculai rapidement ce que je devais faire. Il m’avait été ordonné de suivre l’aveugle, mais dans la crainte qu’il n’aille vers l’hôpital. En revanche, la direction qu’il prenait, avec son accompagnateur, était tout autre, parce qu’il traversait le cloître, marchant vers l’église, ou l’Édifice. Par contre le cellérier était certainement en train de suivre l’herboriste, et Guillaume s’inquiétait de ce qui pourrait se passer dans le laboratoire. Aussi me mis-je à suivre ces deux-là, en me demandant, entre autres, où se rendait Aymaro, si toutefois il n’était pas sorti pour des raisons fort différentes des nôtres. Me tenant à une distance raisonnable, je ne perdais pas de vue le cellérier, qui ralentissait le pas, parce qu’il s’était aperçu que je le suivais. Il ne pouvait pas savoir si l’ombre qui le talonnait c’était moi, comme moi je ne pouvais savoir si l’ombre que je talonnais c’était lui, mais comme moi je n’avais aucun doute à son sujet, lui n’avait aucun doute à mon sujet. En le contraignant à me contrôler, je l’empêchai de serrer de trop près Séverin. Ainsi, quand la porte de l’hôpital apparut dans le brouillard, elle était déjà refermée. Séverin s’était désormais claquemuré, grâce au ciel. Le cellérier se retourna encore une fois pour me regarder, moi qui restais immobile comme une souche, puis il parut prendre une décision et se dirigea vers les cuisines. Il me sembla avoir rempli ma mission, Séverin était un homme plein de bon sens, il se garderait tout seul sans ouvrir à personne. Je n’avais plus rien d’autre à faire et surtout je brûlais de la curiosité de voir ce qui se passait dans la salle capitulaire. Je décidai donc de revenir faire mon rapport à Guillaume. Peut-être fut-ce une erreur de ma part, j’aurais dû monter encore la garde, et nous aurions évité beaucoup d’autres malheurs. Mais cela je le sais à présent, je ne le savais pas alors. Tandis que je rentrais, il s’en fallut de peu que je ne me heurtasse à Bence qui souriait d’un air complice : 

« Séverin a trouvé quelque chose dont Bérenger s’est défait, n’est-ce pas ? 

— Qu’en sais-tu, toi ? » lui répondis-je insolemment, le traitant comme un de mon âge, en partie par colère et en partie à cause de son visage jeune qui prenait maintenant une expression malicieuse presque enfantine. 

« Je ne suis pas un idiot, répondit Bence, Séverin court dire quelque chose à Guillaume, toi tu contrôles si personne ne le suit… 

— Et toi, tu nous observes un peu trop, nous et Séverin, dis-je irrité. 

— Moi ? bien sûr que je vous observe. Depuis avant-hier, je ne perds de vue ni les balnea ni l’hôpital. L’eussé-je pu, j’y serais déjà entré. Je donnerais les yeux de la tête pour savoir ce que Bérenger a trouvé dans la bibliothèque. 

— Tu veux savoir trop de choses sans en avoir le droit ! 

— Moi je suis un escholier et j’ai le droit de savoir, je suis venu des confins du monde pour connaître la bibliothèque et la bibliothèque reste fermée comme si elle renfermait des choses mauvaises et moi… 

— Laisse-moi aller, dis-je d’un ton brusque. 

— Je te laisse aller, d’ailleurs tu m’as dit ce que je voulais. 

— Moi ? 

— On parle même en se taisant. 

— Je te conseille de ne pas entrer dans l’hôpital, lui dis-je. 

— Je n’entrerai pas, je n’entrerai pas, sois tranquille. Mais personne ne m’interdit de regarder de l’extérieur. » 

Je ne l’écoutai plus et rentrai. Ce curieux, me sembla-t-il, ne représentait pas un grand danger. Je me rapprochai de Guillaume et le mis brièvement au courant des faits. Il hocha la tête en marque d’approbation, puis il me fit signe de me taire. La confusion allait décroissant désormais. Les légats des deux partis échangeaient le baiser de la paix. Alboréa louait la foi des minorites, Jérôme exaltait la charité des prêcheurs, tous acclamaient l’espérance d’une Eglise plus jamais agitée par des luttes intestines. Qui célébrait le courage des uns, qui la tempérance des autres, tous invoquaient la justice et en appelaient à la prudence. Jamais je ne vis autant d’hommes visant aussi sincèrement au triomphe des vertus théologales et cardinales. Mais déjà Bertrand du Poggetto invitait Guillaume à exprimer les thèses des théologiens impériaux. Guillaume se leva à contrecoeur : d’un côté il se rendait compte que la rencontre n’avait aucune utilité, d’un autre côté il avait hâte d’en finir, et le livre mystérieux lui importait davantage, désormais, que l’issue de la rencontre. Mais il était clair qu’il ne pouvait se soustraire à son devoir. Il commença donc à parler, avec de nombreux « eh » et « oh », peut-être plus que d’habitude et plus qu’il ne devait, comme pour faire comprendre qu’il était absolument incertain sur le discours à tenir, et dans son exorde il affirma entendre fort bien le point de vue de ceux qui avaient parlé avant lui, et que par ailleurs ce que d’autres appelaient la « doctrine » des théologiens impériaux n’allait pas audelà de certaines observations éparses sans prétention de s’imposer comme vérité de foi. Il dit ensuite que, étant donné l’immense bonté que Dieu avait manifestée en créant le peuple de ses enfants, les aimant tous sans distinction dès ces pages de la Genèse où il n’était pas encore fait mention de prêtres et de rois, considérant aussi que le Seigneur avait donné à Adam et à ses descendants autorité sur les choses de cette terre, pourvu qu’ils se pliassent aux lois divines, il s’avérait loisible de soupçonner qu’elle n’était pas étrangère au Seigneur lui-même l’idée que dans les affaires terrestres le peuple soit législateur et première cause effective de la loi. Par peuple, dit-il, il eût été bon d’entendre l’universalité des citoyens, mais comme parmi les citoyens il faut aussi prendre en considération les jeunes enfants, les abrutis, les malfaiteurs et les femmes, sans doute pouvait-on en arriver d’une façon raisonnable à une définition de peuple comme la partie la meilleure des citoyens, bien que, pour le moment, lui ne jugeât pas opportun de se prononcer sur ceux qui appartenaient effectivement à cette partie-là. Il toussota, s’excusa auprès de l’assistance en suggérant que ce jour l’atmosphère était indubitablement très humide, et il supposa que la façon dont le peuple aurait pu exprimer sa volonté pouvait coïncider avec une assemblée générale élective. Il dit qu’il lui paraissait tout à fait sensé qu’une telle assemblée pût interpréter, changer ou suspendre la loi, parce que si le législateur est seul, il pourrait mal agir par ignorance ou par malignité, et il ajouta que point n’était besoin de rappeler aux présents le nombre de cas de ce genre qu’on avait relevés récemment. Je m’aperçus que l’assemblée, plutôt perplexe à ses précédentes paroles, ne pouvait qu’approuver ces dernières, car chacun s’était mis évidemment à penser à une personne différente, et chacun jugeait désastreuse la personne à qui il pensait. Bien, continua Guillaume, si un seul individu peut faire de méchantes lois, un grand nombre d’individus ne feront-ils pas mieux l’affaire ? Naturellement, souligna-t-il, on parlait là de lois terrestres, afférentes au bon ordre des choses civiques. Dieu avait dit à Adam de ne pas manger de l’arbre du bien et du mal, et ça, c’était la loi divine ; mais ensuite il l’avait autorisé, que dis-je ? Encouragé à donner un nom aux choses, et sur ce point il avait laissé toute liberté à son sujet terrestre. En effet, bien que d’aucuns, à notre époque, disent que nomina sunt consequentia rerum , le livre de la Genèse est d’ailleurs fort clair en l’occurrence : Dieu mena à l’homme tous les animaux pour voir comment il les appellerait, et quelle que fût la manière dont l’homme aurait appelé chacun des êtres vivants, ce nom devait être le sien. Et, bien que le premier homme eût été certainement fort avisé, au point de nommer, dans sa langue édénique, chaque chose et animal selon sa nature, cela ne veut pas dire qu’il n’exerçât point une sorte de droit souverain en imaginant le nom qui à son avis correspondait le mieux à cette nature. Car en fait on sait combien sont différents les noms que les hommes imposent pour désigner les concepts, et que, seuls les concepts, signes des choses, sont égaux pour tous. Ainsi le mot nomen vient certainement de nomos, autrement dit loi, vu que justement les nomina sont donnés par les hommes ad placitum, c’est-à-dire par libre et collective convention. Les présents n’osèrent contester cette docte démonstration. En conséquence de quoi, conclut Guillaume sur ce point, on voit parfaitement pourquoi légiférer sur les choses de cette terre, et donc sur les affaires des villes et des royaumes, n’a rien à voir avec la garde et l’administration de la parole divine, privilège inaliénable de la hiérarchie ecclésiastique. Malheureux même, les infidèles, dit Guillaume, qui n’ont pas semblable autorité interprétant chacun pour soi la parole divine (et tous de s’apitoyer sur les infidèles). Mais pouvons-nous dire pour autant, que les infidèles n’ont pas tendance à faire des lois et à administrer leurs affaires au moyen de gouvernements, rois, empereurs ou sultans et califes, comme on voudra ? Et pouvait-on nier que de nombreux empereurs romains eussent exercé le pouvoir temporel avec sagesse, qu’on songeât à Trajan ? Et qui a donné, à des païens et à des infidèles, cette capacité naturelle de légiférer et de vivre en communautés politiques ? Leurs divinités mensongères peut-être, qui nécessairement n’existent pas (ou n’existent pas nécessairement, de quelque façon qu’on veuille entendre la négation de cette modalité) ? Certes pas. Seul le Dieu des armées, le Dieu d’Israël, père de Notre Seigneur Jésus-Christ, pouvait la leur avoir conférée… Preuve admirable de la bonté divine qui a conféré la capacité de juger des choses politiques, fût-ce à qui désavoue l’autorité du pontife romain et ne professe pas les mêmes sacrés, doux et terribles mystères que le peuple chrétien ! Est-il plus belle démonstration que celle-là, du fait que la domination temporelle et la juridiction séculaire n’ont rien à voir avec l’Eglise et avec la loi de Jésus-Christ, et qu’elles furent ordonnées par Dieu en dehors de toute ratification ecclésiastique et avant même que ne naquît notre sainte religion ? Il toussa de nouveau, mais cette fois-ci pas tout seul. Beaucoup des assistants s’agitaient sur leurs sièges et se raclaient la gorge. Je vis le cardinal se passer la langue sur les lèvres et faire un geste, anxieux mais courtois, pour inviter Guillaume à en venir au fait. Et Guillaume affronta ce qui maintenant paraissait à tous, même à qui ne les partageait pas, les conclusions peut-être désagréables de cet irréfutable discours. Guillaume dit alors que ses déductions lui semblaient s’appuyer sur l’exemple même du Christ, qui ne vint pas en ce monde pour commander, mais pour se soumettre aux conditions qu’il trouvait dans le monde, du moins en regard des lois de César. Il ne voulut pas que les apôtres eussent commandement et domination, il semblait donc sage que les successeurs des apôtres dussent être allégés de tout pouvoir mondain et coercitif. Si le pape, les évêques et les prêtres n’étaient pas soumis au pouvoir mondain et coercitif du prince, l’autorité du prince en serait invalidée, et ce faisant on invaliderait un ordre qui, comme il fut d’abord démontré, avait été disposé par Dieu. On doit certes prendre en considération des cas fort délicats – dit Guillaume – comme celui des hérétiques, sur l’hérésie desquels la seule Eglise, gardienne de la vérité, peut se prononcer, quand toutefois le seul bras séculier peut agir. Lorsque l’Eglise repère des hérétiques, elle devra certes les signaler au prince, qu’il est bon d’informer des conditions de ses citoyens. Mais que devra faire le prince avec un hérétique ? Le condamner au nom de cette vérité divine dont il n’est pas le gardien ? Le prince peut et doit condamner l’hérétique si son action nuit à la vie en société de tout le monde, si en somme l’hérétique affirme son hérésie en tuant ou en entravant ceux qui ne la partagent pas. Mais là s’arrête le pouvoir du prince, car personne sur cette terre ne peut être contraint supplices aidant, de suivre les préceptes de l’Evangile, sinon où finirait cette libre volonté sur l’exercice de quoi chacun se verra ensuite jugé dans l’autre monde ? L’Eglise peut et doit avertir l’hérétique qu’il est en train de sortir de la communauté des fidèles, mais elle ne peut le juger sur la terre et l’obliger contre sa volonté. Si Christ avait voulu que ses prêtres obtinssent un pouvoir coercitif, il eût établi des préceptes précis comme fit Moïse avec la loi ancienne. Il ne l’a pas fait. Donc il ne l’a pas voulu. Ou entend-on suggérer l’idée qu’il le voulait, mais qu’il lui serait manqué le temps ou la capacité de le dire, en trois années de prédication ? Mais il était juste qu’il ne le voulût pas, car si telle avait été sa volonté, alors le pape aurait pu imposer sa loi au roi, et le christianisme ne serait plus loi de liberté, mais intolérable esclavage. Tout ceci, ajouta Guillaume, le visage hilare, ne limite aucunement les pouvoirs du souverain pontife, mais exalte au contraire sa mission : car le serviteur des serviteurs de Dieu est sur cette terre pour servir et non pas pour être servi. Et, enfin, il serait pour le moins bizarre que le pape eût juridiction sur les affaires de l’Empire et pas sur les autres royaumes de la terre. Comme bien on le sait, ce que le pape dit sur les choses divines vaut pour les sujets du roi de France comme pour ceux du roi d’Angleterre, mais doit valoir aussi pour les sujets du Grand Khan ou du sultan des infidèles, précisément nommés infidèles parce qu’ils ne sont pas fidèles à cette belle vérité. Et donc, si le pape se chargeait d’avoir juridiction temporelle – en tant que pape – sur les choses de l’Empire, il pourrait laisser soupçonner que, la juridiction temporelle s’identifiant avec la spirituelle, pour cela même non seulement il n’aurait pas juridiction spirituelle sur les Sarrasins ou sur les Tartares, mais pas davantage sur les Français et les Anglais – ce qui serait un blasphème criminel. Voilà la raison, concluait mon maître, pour laquelle il lui semblait juste de suggérer que l’Eglise d’Avignon faisait injure à l’humanité entière en affirmant qu’il lui revenait d’approuver ou de suspendre celui qui avait été élu empereur des Romains. Le pape n’a pas sur l’Empire des droits plus grands que sur les autres royaumes, et comme ne sont sujets à l’approbation du pape ni le roi de France ni le sultan, on ne voit aucune bonne raison pour que doive y être sujet l’empereur des Allemands et des Italiens. Un tel assujettissement n’est pas de droit divin, parce que les Ecritures n’en parlent pas. Il n’est pas sanctionné par le droit des gentils, en vertu des raisons avancées plus haut. Quant aux rapports avec la dispute de la pauvreté, dit enfin Guillaume, ses modestes opinions, élaborées en forme d’affables suggestions par lui et par certains comme Marsile de Padoue et Jean de Jandun, portaient aux conclusions suivantes : si les franciscains voulaient rester pauvres, le pape ne pouvait ni ne devait s’opposer à un désir aussi vertueux. Nul doute que si l’hypothèse de la pauvreté de Christ avait été prouvée, non seulement cela eût aidé les minorites, mais renforcé l’idée que Jésus n’avait voulu pour lui aucune juridiction terrestre. Cependant il avait entendu ce matin des personnes fort sages affirmer qu’on ne pouvait prouver que Jésus eût été pauvre. A la suite de quoi, il lui semblait plus convenable de renverser la proposition. Puisque personne n’avait soutenu, et n’aurait pu soutenir, que Jésus avait demandé pour lui et pour les siens une quelconque juridiction terrestre, ce détachement de Jésus des choses temporelles lui paraissait un indice suffisant pour inviter à penser, sans pécher, que Jésus avait aussi chéri la pauvreté. Guillaume avait parlé d’un ton si modeste, il avait exprimé ses certitudes d’une manière si dubitative, qu’aucun des présents n’avait pu se lever pour le réfuter. Cela ne veut pas dire que tous étaient convaincus de ce qu’il avait dit. Non seulement les Avignonnais s’agitaient maintenant avec des faces courroucées et en murmurant entre eux leurs commentaires, mais l’Abbé lui-même paraissait très défavorablement impressionné par ces paroles, comme s’il pensait que ce n’était pas du tout là les rapports dont il rêvait entre son ordre et l’Empire. Et quant aux minorites, Michel de Césène était perplexe, Jérôme atterré, Ubertin pensif. Le silence fut rompu par le cardinal du Poggetto, toujours souriant et détendu, qui de bonne grâce demanda à Guillaume s’il irait en Avignon pour dire ces mêmes choses à messer le pape. Guillaume demanda l’avis du cardinal, celui-ci lui dit que messer le pape avait entendu émettre beaucoup d’opinions discutables dans sa vie et que c’était un homme plein d’amour pour ses fils, mais qu’à coup sûr ces propositions l’auraient fort affligé. Bernard Gui intervint, qui jusqu’alors n’avait pas ouvert la bouche : « Moi je serais très heureux si frère Guillaume, si habile et éloquent dans l’exposition de ses propres idées, allait les soumettre au jugement du souverain pontife… — Vous m’avez convaincu, sire Bernard, dit Guillaume. Je n’irai pas. » Puis, s’adressant au cardinal, d’un ton d’excuse : « Vous savez, cette fluxion qui me prend à la poitrine me déconseille d’entreprendre un voyage aussi long par cette saison… 

— Mais alors pourquoi avez-vous parlé si longtemps ? demanda le cardinal. 

— Pour témoigner de la vérité, dit humblement Guillaume. La vérité nous rendra libres. 

— Eh non ! explosa à ce moment-là Jean de Baune. Il ne s’agit pas ici de la vérité qui nous fait libres, mais de l’excessive liberté qui veut se faire vraie ! 

— Cela aussi est possible », admit Guillaume avec douceur. Je sentis par une intuition subite qu’allait éclater une tempête de coeurs et de langues bien plus furieuse que la première. Mais il ne se passa rien. De Baune n’avait pas encore fini de parler, que le capitaine des archers était entré et murmurait quelque chose à l’oreille de Bernard. Qui se leva soudain et de la main demanda qu’on lui prêtât attention. 

« Mes frères, dit-il, il est possible que cette roborative discussion puisse être reprise, mais à présent un événement d’une immense gravité nous oblige à suspendre nos travaux, avec l’autorisation de l’Abbé. Peut-être ai-je comblé, sans le vouloir, l’attente de l’Abbé luimême, qui espérait découvrir le coupable de ces nombreux crimes des jours passés. Cet homme est maintenant entre mes mains. Mais hélas, il a été pris trop tard, encore une fois… Quelque chose est arrivé là-bas… » et il indiquait vaguement l’extérieur. 

Il traversa rapidement la salle et sortit, suivi par beaucoup, Guillaume parmi les premiers et moi avec lui. Mon maître me regarda et me dit : 

« Je crains qu’il ne soit arrivé quelque chose à Séverin. » 

 

Demain Le nom de la Rose – 38 - 5ème jour Sexte

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