Le nom de la Rose
49/53
6ème jour – Entre vêpres et complies
Lu par François Berland
Où brièvement l’on raconte de longues heures de désarroi.
Il m’est difficile de raconter ce qu’il advint dans les heures qui suivirent, entre vêpres et complies. Guillaume était absent. Moi j’errais autour des écuries, mais sans rien remarquer d’anormal. Les gardiens de chevaux faisaient rentrer les bêtes, que le vent rendait inquiètes, mais pour le reste tout était tranquille. J’entrai dans l’église. Ils étaient déjà tous à leur place dans les stalles, mais l’Abbé releva l’absence de Jorge. D’un geste il retarda le début de l’office. Il héla Bence pour qu’il allât le chercher. Bence n’était pas là. Quelqu’un fit observer qu’il se disposait probablement à fermer le scriptorium. L’Abbé dit, irrité, qu’il avait été établi que Bence ne fermât rien du tout parce qu’il ne connaissait pas les règles. Aymaro d’Alexandrie se leva de sa place :
« Si votre paternité le consent, je vais l’appeler moi…
— Personne ne t’a demandé quoi que ce soit », dit brutalement l’Abbé, et Aymaro regagna sa place, non sans avoir lancé un regard indéfinissable à Pacifico de Tivoli.
L’Abbé appela Nicolas, qui n’était pas là. Ils lui rappelèrent qu’il était en train de veiller à la préparation du repas, et il eut un geste de désappointement, comme s’il lui déplaisait fort de montrer à tout le monde qu’il se trouvait dans cet état d’excitation.
« Je veux Jorge ici, cria-t-il, cherchez-le ! Va, toi », ordonna-t-il au maître des novices.
Un autre lui fit remarquer qu’il manquait aussi Alinardo.
« Je le sais, dit l’Abbé, il est malade. »
Je me trouvais tout près de Pierre de Sant’Albano et je l’entendis chuchoter à son voisin, Gunzo de Nola, en une langue vulgaire de l’Italie centrale, qu’en partie je comprenais :
« Je crois bien. Aujourd’hui, quand il est sorti après l’entretien, le pauvre vieux était bouleversé. Abbon se comporte comme la putain d’Avignon ! »
Les novices se trouvaient désorientés, avec leur sensibilité d’enfants ignorants, ils ressentaient toutefois la tension qui régnait dans le choeur, comme je la ressentais moi aussi. Quelques longs moments de silence et d’embarras passèrent. L’Abbé donna l’ordre de réciter des psaumes, et il en indiqua trois au hasard, qui n’étaient pas prescrits par la règle pour vêpres. Ils se regardèrent tous les uns les autres, puis ils se mirent à prier à voix basse. Revint le maître des novices, suivi de Bence qui rejoignit sa place, tête basse. Jorge n’était pas dans le scriptorium et il n’était pas dans sa cellule. L’Abbé donna l’ordre que l’office commençât.
A la fin, avant qu’ils ne descendissent tous pour le souper, je fus appeler Guillaume. Il se trouvait allongé sur son grabat, habillé, immobile. Il dit qu’il ne pensait pas qu’il était si tard. Je lui racontai en peu de mots le dernier incident. Il secoua la tête. Sur le seuil du réfectoire nous vîmes Nicolas, qui, quelques heures auparavant, avait accompagné Jorge. Guillaume lui demanda si le vieillard était entré tout de suite chez l’Abbé. Nicolas dit qu’il avait dû attendre longuement à la porte, car dans la salle il y avait Alinardo et Aymaro d’Alexandrie. Ensuite Jorge était entré, il était resté dedans un certain temps et lui l’avait attendu. Il était sorti et s’était fait accompagner dans l’église, une heure avant vêpres, encore déserte. L’Abbé nous aperçut, qui parlions avec le cellérier.
« Frère Guillaume, réprimanda-t-il, vous êtes encore en train d’enquêter ? »
Il lui fit signe de s’asseoir à sa table, selon l’usage. L’hospitalité bénédictine est sacrée. Le souper fut plus silencieux que d’habitude, et triste. L’Abbé mangeait à contrecoeur, opprimé par de sombres pensées. Finalement, il dit aux moines de se hâter pour complies. Alinardo et Jorge étaient encore absents. Les moines se montraient la place vide de l’aveugle, en murmurant. A la fin du rite l’Abbé invita tout le monde à réciter une prière particulière pour la santé de Jorge de Burgos. On ne sut clairement s’il parlait de la santé corporelle ou de la santé éternelle. Tous comprirent qu’un nouveau malheur s’apprêtait à bouleverser la communauté. Après quoi l’Abbé ordonna à chacun de se presser, avec plus de diligence que d’habitude, vers son propre grabat. Il ordonna que personne, et il appuya sur le mot personne, ne s’attardât à circuler hors du dortoir. Les novices effrayés sortirent les premiers, le capuchon sur la face, la tête inclinée, sans s’échanger les plaisanteries, les coups de coude, les petits sourires, les malicieux et mystérieux crocs-en- jambe par quoi ils étaient accoutumés à se provoquer (car les novices, encore que moinillons, n’en demeurent pas moins toujours des enfants, et les semonces de leur maître n’ont guère d’effets, qui ne peut les empêcher de se comporter souvent en enfants, comme le veut leur âge tendre). Lorsque les adultes sortirent je pris la file, sans en avoir l’air, du groupe « italien ». Pacifico glissait à l’oreille d’Aymaro :
« Tu crois que vraiment Abbon ne sait pas où est Jorge ? »
Et Aymaro répondait :
« Il pourrait bien le savoir, et savoir que du lieu où il se trouve il ne reviendra plus jamais. Peut-être le vieux en a-t-il trop voulu, et Abbon n’est-il plus disposé à le laisser tirer sur la corde… »
Tandis que Guillaume et moi faisions mine de nous retirer dans l’hôtellerie, nous aperçûmes l’Abbé qui rentrait dans l’Édifice par la porte du réfectoire encore ouverte. Guillaume conseilla d’attendre un peu, puis quand l’esplanade fut vidée de toute présence, il m’invita à le suivre. Nous traversâmes rapidement les espaces vides et entrâmes dans l’église.
Demain Le nom de la Rose – 50/53 – 6ème jour – Après complies
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire