Le nom de la Rose
Lu par François Berland
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Troisième jour Tierce
Où Adso réfléchit dans le scriptorium à l’histoire de son ordre et au destin des livres.
Je sortis de l’église moins fatigué mais avec l’esprit confus, parce que le corps ne jouit d’un repos tranquille que dans les heures nocturnes. Je montai dans le scriptorium, demandai l’autorisation à Malachie et commençai à feuilleter le catalogue. Et alors que je jetais des regards distraits aux feuillets qui me passaient sous les yeux, en réalité j’observais les moines. Je fus frappé du calme et de la sérénité qui leur permettaient de s’absorber dans leur travail, comme si un de leurs frères n’était pas fébrilement recherché dans toute l’enceinte et deux autres n’avaient pas déjà disparu dans des circonstances épouvantables. Voilà, me dis-je, la grandeur de notre ordre : pendant des siècles et des siècles des hommes tels que ceux-ci ont vu faire irruption la tourbe des barbares, saccager leurs abbayes, s’abîmer les règnes dans des tourbillons de feu, et cependant ils ont continué à lire à fleur de lèvres des mots qui se transmettaient depuis des siècles et qu’eux transmettaient aux siècles à venir. Ils ont continué à lire et à copier alors que s’approchait le millénaire, pourquoi ne devraient-ils pas continuer de même à présent ? La veille, Bence nous avait dit qu’il aurait été disposé à commettre un péché pour prix d’un livre rare. Il ne mentait ni ne plaisantait. Un moine devrait certes aimer ses livres avec humilité, en les choyant sans viser à la gloire de sa propre curiosité : mais ce que la tentation de l’adultère est pour les laïcs et ce que le désir inapaisé des richesses est pour les ecclésiastiques séculiers, la séduction de la connaissance l’est pour les moines.
Je feuilletai le catalogue et devant mes yeux dansa une fête de titres mystérieux : Quinti Sereni de medicamentis, Phaenomena, Liber Aesopi de natura animalium, Liber Aethici peronymi de cosmographia, Libri tres quos Arculphus episcopus Adamnano escipiente de locis sanctis ultramarinis designavit conscribendos, Libellus Q. Iulii Hilarionis de origine mundi, Solini Polyshistor de situ orbis terrarum et mirabilibus, Almagesthus…
Point ne m’étonnait que le mystère des crimes tournât autour de la bibliothèque. Pour ces hommes voués à l’écriture, la bibliothèque était à la fois la Jérusalem céleste et un monde souterrain aux confins de la terre inconnue et des enfers. Ils étaient dominés par la bibliothèque, par ses promesses et par ses interdits. Ils vivaient avec elle, pour elle et peut-être contre elle, dans l’espoir coupable d’en violer un jour tous les secrets. Pourquoi n’auraient-ils pas dû risquer la mort pour satisfaire une curiosité de leur esprit, ou tuer pour empêcher que quelqu’un ne s’appropriât un de leurs secrets jalousement gardés ? Tentations, certes, orgueil de l’esprit. Bien différent était le moine copiste imaginé par notre saint fondateur, capable de copier sans comprendre, abandonné à la volonté de Dieu, écrivant parce que orant et orant en tant qu’écrivant. Pourquoi n’en allait-il plus ainsi ? Oh, notre ordre n’avait certes pas le privilège des dégénérations ! Il était devenu trop puissant, ses abbés rivalisaient avec les rois, n’avais-je pas en Abbon l’exemple d’un monarque qui, avec le faire d’un monarque, cherchait à mettre fin aux controverses entre monarques ? Même le savoir que les abbayes avaient accumulé servait maintenant de monnaie d’échange, raison d’orgueil, motif d’ostentation et de prestige ; ainsi que les chevaliers faisaient étalage de leurs armures et étendards, nos abbés faisaient étalage de leurs manuscrits enluminés… Et d’autant plus (folie !) que nos monastères avaient désormais perdu jusqu’à la palme de la sagesse : les écoles cathédrales, les corporations urbaines, les universités copiaient désormais les livres, peut-être davantage et mieux que nous, et en produisaient de nouveaux – et là était peut-être la cause de tant de malheurs.
L’abbaye où je me trouvais était sans doute encore la dernière à pouvoir vanter son excellence dans la production et la reproduction du savoir. Mais c’est peut-être justement pour cela que ses moines ne se satisfaisaient plus de l’oeuvre sainte de la copie, ils voulaient eux aussi produire de nouveaux compléments de la nature, poussés par la convoitise de choses nouvelles. Et, j’en eus confusément l’intuition à ce moment-là (je le sais bien aujourd’hui, blanchi par les ans et par l’expérience), ils ne se rendaient pas compte qu’ainsi faisant ils ratifiaient la ruine de cette excellence. Car si ce nouveau savoir qu’ils voulaient produire avait reflué librement hors de ces murailles, plus rien n’aurait distingué ce lieu sacré d’une école cathédrale ou d’une université citadine. En le gardant secret, il gardait au contraire intacts son prestige et sa force, il n’était pas corrompu par la dispute, par la suffisance quodlibétique qui veut passer au crible du sic et non chaque mystère et chaque grandeur. Voilà, me dis-je, les raisons du silence et de l’obscurité qui entourent la bibliothèque, elle est réserve de savoir mais elle ne peut conserver ce savoir intact qu’en l’empêchant de parvenir à quiconque, fût-ce aux moines mêmes. Le savoir n’est pas comme la monnaie, qui reste physiquement intacte même à travers les plus infâmes échanges : il est plutôt comme un habit superbe, qui se râpe à l’usage et par l’ostentation. N’en va-t-il pas ainsi pour le livre même, dont les pages s’effritent, les encres et les ors se font opaques, si trop de mains le touchent ?
À quelques pas de moi, je voyais Pacifico de Tivoli qui parcourait un volume ancien dont les feuilles s’étaient comme collées l’une à l’autre sous l’effet de l’humidité. De sa langue il mouillait son index et son pouce pour feuilleter l’ouvrage, et à chaque contact de sa salive ces pages perdaient de leur vigueur, les ouvrir voulait dire les plier, les offrir à la sévère action de l’air et de la poussière, qui corroderaient les fines rides dont le parchemin s’innervait sous l’effort, produiraient de nouvelles moisissures là où la salive avait assoupli, mais affaibli le coin de la feuille. Comme un excès de douceur rend mou et inhabile le guerrier, cet excès d’amour possessif et curieux prédisposerait le livre à la maladie destinée à le tuer. Qu’aurait-il fallu faire ? Cesser de lire, conserver seulement ? Mes craintes étaient-elles justes ? Qu’aurait dit mon maître ?
Pas très loin de moi, je vis un rubricaire, Magnus de Iona, qui avait terminé de frotter une peau avec une pierre ponce et l’adoucissait à la craie, pour en polir ensuite la surface avec la plane. Un autre à côté de lui, Raban de Tolède, avait fixé le parchemin à sa table, en marquant les marges de légers trous latéraux des deux côtés, entre lesquels maintenant il tirait avec un stylet de métal des lignes horizontales très fines. Bientôt les deux feuilles se couvriraient de couleurs et de formes, la page deviendrait comme un reliquaire, étincelante de gemmes enchâssées dans ce qui deviendrait par la suite le pieux tissu de l’écriture. Ces deux frères, me dis-je, sont en train de vivre leurs heures de paradis sur la terre. Ils produisaient de nouveaux livres, pareils à ceux que le temps détruirait ensuite inexorablement… Or donc la bibliothèque ne pouvait être menacée par aucune force terrestre, or donc elle était une chose vivante… Mais si elle était vivante, pourquoi ne devait-elle pas s’ouvrir au risque de la connaissance ? Était-ce là ce que voulait Bence et que peut-être avait voulu Venantius ? Je ressentis quelque confusion et de la crainte à ces pensées. Sans doute ne convenaient-elles pas à un novice qui se devait uniquement de suivre avec scrupule et humilité la règle, pendant toutes les années à venir – ce que j’ai fait d’ailleurs, sans me poser d’autres questions, tandis qu’autour de moi de plus en plus le monde sombrait dans une tempête de sang et de folie. C’était l’heure du repas matutinal, et je me rendis aux cuisines où j’étais devenu l’ami des cuisiniers, qui me donnèrent quelques-uns des meilleurs morceaux.
Demain Le nom de la Rose – 22 – 3ème jour Sexte
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