Le nom de la Rose
Lu par François Berland
18/53
Deuxième jour Complies
Où l’on entre dans l’Édifice, l’on découvre un visiteur mystérieux, l’on trouve un message secret avec des signes de nécromant, et disparaît, à peine trouvé, un livre qui sera ensuite recherché pendant bien d’autres chapitres, et, vicissitude qui n’est pas la dernière, où l’on vole les précieux verres de Guillaume.
Le souper fut triste et silencieux. Un peu plus de douze heures étaient passées depuis qu’on avait découvert le cadavre de Venantius. Tous regardaient à la dérobée sa place vide à table. Quand ce fut l’heure de complies, le cortège qui se rendit dans le choeur avait l’allure d’un défilé funèbre. Nous participâmes à l’office, placés dans la nef et ne perdant pas de vue la troisième chapelle. L’éclairage était faible, et lorsque nous vîmes Malachie émerger de l’obscurité pour rejoindre sa stalle, nous ne pûmes comprendre d’où il sortait exactement. Par précaution nous nous glissâmes dans l’ombre, nous cachant dans la nef latérale, pour que personne ne vît que nous restions là, l’office terminé. J’avais dans mon scapulaire la lampe dérobée à la cuisine pendant le souper. Nous l’allumerions ensuite au grand trépied de bronze qui brûlait toute la nuit. J’apportais une mèche neuve, et beaucoup d’huile. Nous aurions de la lumière pour un long temps. J’étais trop excité par ce que nous nous apprêtions à faire, pour accorder la moindre attention au rite, qui finit sans que je m’en aperçusse ou presque. Les moines rabattirent leur capuchon sur leur visage et sortirent en lente colonne pour se rendre dans leur cellule. L’église resta déserte, éclairée par les lueurs du trépied.
« Allons, dit Guillaume. Au travail. »
Nous nous approchâmes de la troisième chapelle. La base de l’autel était vraiment semblable à un ossuaire, une série de crânes aux orbites vides et profondes inspirait la peur à qui les regardait, posés comme ils apparaissaient dans l’admirable relief, sur un monceau de tibias. Guillaume répéta à voix basse les paroles qu’il avait entendues de la bouche d’Alinardo (quatrième crâne à droite, enfonce les yeux). Il introduisit les doigts dans les orbites de ce visage décharné, et aussitôt nous entendîmes comme un grincement rauque. L’autel bougea, tournant sur un pivot secret, et laissa entrevoir une ouverture noire. Comme j’élevai ma lampe pour l’éclairer, nous aperçûmes des escaliers humides. Nous décidâmes de les descendre, après avoir discuté si nous devions refermer le passage derrière nous. Il ne valait mieux pas, dit Guillaume, nous ne savions si nous aurions pu le rouvrir après. Et quant au risque d’être découverts, si quelqu’un parvenait à cette heure-là à manoeuvrer le même mécanisme, c’était parce qu’il savait comment entrer, et un passage fermé ne l’aurait pas arrêté.
Nous descendîmes une bonne dizaine d’escaliers et pénétrâmes dans un couloir où s’ouvraient de chaque côté des niches horizontales, comme il m’arriva de voir plus tard dans de nombreuses catacombes. Mais c’était la première fois que je pénétrais dans un ossuaire, et je fus glacé d’effroi. Les os des moines avaient été recueillis là au cours des siècles, exhumés d’abord, et amassés dans les niches sans qu’on tentât de recomposer la forme de leurs corps. Cependant certaines niches n’étaient remplies que d’os menus, d’autres que de crânes, bien disposés presque en pyramide, de façon à ne pas rouler les uns sur les autres, et c’était en vérité un spectacle terrifiant, surtout avec le jeu d’ombres et de lumières que la lampe projetait le long de notre chemin. Dans une niche je ne vis que des mains, une quantité énorme de mains, désormais irrémédiablement entrelacées, dans un enchevêtrement de doigts morts. Je poussai un cri, dans ce lieu de morts, éprouvant un instant la sensation de quelque chose de vivant, un couinement, et un mouvement éclair dans l’ombre.
« Des rats, me rassura Guillaume.
— Que font ici ces rats ?
— Ils passent, comme nous, car l’ossuaire conduit à l’Édifice, et donc aux cuisines. Et aux bons livres de la bibliothèque. Maintenant tu comprends pourquoi Malachie a un visage aussi austère. Ses fonctions l’obligent à passer par ici deux fois par jour, le soir et le matin. Il n’a certes pas matière à rire, lui.
— Mais pourquoi l’Évangile ne dit-il jamais que Christ riait ? demandai-je un peu sans raison. En va-t-il vraiment comme dit Jorge ?
— Ils ont été légion, ceux qui se sont demandé si Christ a jamais ri. La chose ne m’intéresse pas beaucoup. Je crois qu’il n’a jamais ri, car, omniscient comme devait l’être le fils de Dieu, il savait ce que nous ferions nous, les chrétiens. Mais nous voilà arrivés. »
Et en effet, grâce à Dieu, le couloir prenait fin, une nouvelle série d’escaliers commençait, et, les ayant parcourus, nous n’eûmes plus qu’à pousser une porte de bois massif renforcé de fer : nous nous trouvâmes derrière la cheminée des cuisines, juste sous l’escalier à vis qui montait au scriptorium. Tandis que nous montions, nous eûmes l’impression d’entendre un bruit venant d’en haut. Nous restâmes un instant en silence, puis je dis :
« C’est impossible. Personne n’est entré avant nous…
— En admettant que cette voie soit la seule qui mène à l’Édifice. Dans les siècles passés, c’était là une forteresse, et il doit y avoir plus d’accès secrets que nous n’imaginons. Montons doucement. Mais nous n’avons pas le choix. Si nous éteignons la lampe nous ne savons pas où nous allons, si nous la gardons allumée nous donnons l’alarme à qui se trouve en haut. Notre unique espoir est que, s’il y a quelqu’un, il ait plus peur que nous. »
Nous arrivâmes dans le scriptorium, en émergeant de la tour méridionale. La table de Venantius se trouvait juste du côté opposé. En nous déplaçant, nous n’éclairions pas plus que quelques brasses de mur à la fois, car la salle était trop vaste. Nous espérâmes que personne ne fût dans la cour et ne vît la lumière transparaître aux verrières. La table paraissait en ordre, mais Guillaume se pencha aussitôt pour examiner les feuilles sur l’étagère du dessous et poussa une exclamation de désappointement.
« Il manque quelque chose ? demandai-je.
— Aujourd’hui j’ai vu ici deux livres, et l’un était en grec. Et c’est celui-ci qui manque. Quelqu’un l’a distrait, et en toute hâte, car on a laissé ici un parchemin tombé à terre.
— Mais la table était gardée…
— Certes. Peut-être quelqu’un vient-il tout juste d’y fourrager. Peut-être est-il encore ici. »
Il se tourna vers les ombres et sa voix résonna entre les colonnes :
« Si tu es là, attention à toi ! »
Ce me sembla une bonne idée : comme Guillaume l’avait déjà dit, il est toujours préférable que celui qui nous inspire de la peur ait plus peur que nous. Guillaume posa la feuille qu’il avait trouvée au pied de la table et en approcha son visage. Il me demanda de l’éclairer. Je tendis la lampe et aperçus une page à moitié blanche dans sa partie supérieure, et dans la seconde moitié, couverte de caractères si minuscules que je n’en reconnus qu’avec peine l’origine.
« C’est du grec ? demandai-je.
— Oui, mais je ne comprends pas bien. »
Il tira ses verres de sa coule et les mit solidement en selle sur son nez, après quoi il pencha davantage encore son visage.
« C’est du grec, écrit tout petit, et de façon désordonnée. Même avec les verres je peine à lire, il faudrait plus de lumière. Approche-toi… »
Il avait pris la feuille, la tenant à hauteur de son nez, et moi, comme un sot, au lieu de passer derrière lui en tenant la lampe haut au-dessus de sa tête, je me plaçai juste devant lui. Il me demanda de me déplacer sur le côté, et ce faisant j’effleurai de la flamme le verso de la feuille. Guillaume me chassa d’une bourrade, en me demandant si je voulais brûler le manuscrit, puis il eut une exclamation. Je vis nettement que dans le haut de la page étaient apparus quelques signes imprécis d’une couleur jaune-brun. Guillaume se fit donner la lampe et la passa derrière la feuille, tenant la flamme suffisamment proche de la surface du parchemin, pour qu’elle le réchauffe sans toutefois le lécher. « Mane, thecel, pharès », vis-je se dessiner sur le côté blanc de la feuille, l’un après l’autre, au fur et à mesure que Guillaume déplaçait la lumière, et tandis que la fumée qui sinuait au sommet de la flamme noircissait le recto, des traits qui ne ressemblaient à ceux d’aucun alphabet, si ce n’est à celui des nécromants.
« Fantastique ! dit Guillaume. De plus en plus intéressant ! »
Il regarda autour de lui.
« Mais il vaudra mieux ne pas exposer cette découverte aux embûches de notre hôte mystérieux, s’il est encore ici… »
Il ôta ses verres et les posa sur la table, puis il enroula avec soin le parchemin et le cacha dans sa coule. Encore abasourdi par cette suite d’événements pour le moins miraculeux, j’allais lui demander d’autres explications, quand un bruit soudain et sec fit diversion. Il provenait du pied de l’escalier oriental qui menait à la bibliothèque.
« Notre homme est là, prends-le ! » cria Guillaume et nous nous jetâmes dans cette direction, lui plus rapide, moi plus lent parce que je portais la lampe. J’entendis un fracas de personne qui achoppe et tombe, j’accourus, je trouvai Guillaume au pied de l’escalier, qui observait un lourd volume à la couverture renforcée de broquettes métalliques. Au même instant nous entendîmes un autre bruit provenant de la direction d’où nous étions venus.
« Sot que je suis ! cria Guillaume, vite, à la table de Venantius ! »
Je compris : quelqu’un qui se trouvait dans l’ombre derrière nous avait lancé le volume pour nous appâter le plus loin possible. Encore une fois Guillaume fut plus rapide et atteignit la table avant moi. En le suivant, j’entrevis au milieu des colonnes une ombre qui s’enfuyait, en enfilant l’escalier de la tour occidentale. Pris d’une ardeur guerrière, je mis la lampe dans la main de Guillaume et me précipitai à l’aveuglette vers l’escalier par où était descendu le fuyard. À ce moment-là, je me sentais comme un soldat de Christ en lutte avec toutes les légions infernales, et j’ardais du désir de mettre les mains sur l’inconnu pour le remettre à mon maître. Je dégringolai presque littéralement les escaliers à vis, en me prenant les pieds dans les pans de ma robe (ce fut l’unique moment de ma vie, je le jure, où je regrettai d’être entré dans un ordre monastique !), mais au même instant, et ce fut une pensée éclair, je me consolai à l’idée que mon adversaire aussi devait souffrir d’une pareille entrave. Et en plus, s’il avait dérobé le livre, il devait avoir les mains occupées. Je me précipitai presque la tête la première dans les cuisines, derrière le four à pain et, à la lumière blafarde de la nuit étoilée qui éclairait le vaste passage, je vis l’ombre que je suivais prendre la porte du réfectoire et la tirer derrière elle. Je fonçai vers cette porte, peinai quelques secondes pour l’ouvrir, entrai, regardai autour de moi, et je ne vis plus personne. La porte qui donnait sur l’extérieur était encore barrée. Je me retournai. Ombre et silence. J’aperçus une lueur qui venait de la cuisine et m’adossai à un mur. Sur le seuil de passage entre les deux salles apparut une silhouette éclairée par une lampe. Je criai. C’était Guillaume.
« Il n’y a plus personne ? Je le prévoyais. Il n’est pas sorti par une porte. Il n’a pas pris par le passage de l’ossuaire ?
— Non, il est sorti par ici, mais je ne sais pas par où !
— Je te l’ai dit, il y a d’autres passages, et il est inutile que nous les cherchions. Il est probable qu’en ce moment notre homme émerge de nouveau quelque part loin d’ici. Et avec lui, mes verres.
— Vos verres ?
— Précisément, mes verres. Notre ami n’a pas pu me voler la feuille, mais, avec une grande présence d’esprit, en passant il s’est emparé de mes verres qui étaient sur la table.
— Et pourquoi ?
— Parce que ce n’est pas un idiot. Il m’a entendu parler de ces notes, il a compris qu’elles étaient importantes, il a pensé que sans mes verres je ne serai pas en mesure de les déchiffrer et il tient pour sûr que je ne me fierai de les montrer à personne. De fait, à présent c’est comme si je ne les avais pas.
— Mais comment connaissait-il l’existence de vos verres ?
— Allons, à part le fait que nous en avons parlé hier avec le maître verrier, ce matin je les ai chaussés dans le scriptorium pour fouiller dans les affaires de Venantius. De nombreuses personnes pourraient donc savoir combien ces objets m’étaient précieux. Et de fait, je pourrais même lire un manuscrit normal, mais pas celui-ci »
il déroulait de nouveau le mystérieux parchemin,
« … où la partie en grec est trop petite, et la partie supérieure trop incertaine… »
Il me montra les signes mystérieux qui étaient apparus comme par enchantement à la chaleur de la flamme :
« Venantius voulait cacher un secret important et il s’est servi d’une de ces encres qui écrivent sans laisser de trace et réapparaissent à la chaleur. Ou bien il a utilisé du jus de citron. Mais comme je ne sais pas de quelle substance il a usé et que les signes pourraient re-disparaître, vite, toi qui as de bons yeux, transcris-les tout de suite de la façon le plus fidèle possible, et même si tu peux un tantinet plus grands. »
Ainsi fis-je, sans savoir ce que je copiais. Il s’agissait d’une série de quatre ou cinq lignes en vérité relevant de la sorcellerie, et je reporte maintenant les premiers signes seulement, pour donner au lecteur une idée de l’énigme que nous avions devant les yeux : Lorsque j’eus copié, Guillaume regarda, malheureusement sans verres, tenant ma tablette à une bonne distance de son nez.
« C’est certainement un alphabet secret qu’il faudra déchiffrer, dit-il. Les signes sont mal tracés, et peut-être les as-tu recopié pire encore, mais il s’agit à coup sûr d’un alphabet zodiacal. Tu vois ? Dans la première ligne nous avons… »
Il éloigna encore la feuille de lui, plissa les yeux, avec un effort de concentration :
« … Sagittaire, Soleil, Mercure, Scorpion…
— Et qu’est-ce que cela signifie ?
— Si Venantius avait été un ingénu il aurait utilisé l’alphabet zodiacal le plus commun : A égale Soleil, B égale Jupiter… La première ligne se lirait alors… essaye de transcrire : RAIQASVL… »
Il s’interrompit.
« Non, ça ne veut rien dire, et Venantius n’était pas un ingénu. Il a reformulé l’alphabet selon une autre clef. Il faudra que je la découvre.
— Est-ce possible ? demandai-je ébloui.
— Oui, si l’on connaît un peu de la science des Arabes. Les meilleurs traités de cryptographie sont l’oeuvre de savants infidèles, et à Oxford j’ai pu m’en faire lire quelques-uns. Bacon avait raison de dire que la conquête du savoir passe par la connaissance des langues. Abu Bakr Ahmad ben Ali ben Washiyya an-Nabati a écrit il y a des siècles un Livre du désir frénétique du dévot d’apprendre les énigmes des antiques écritures et il a exposé de nombreuses règles pour composer et déchiffrer des alphabets mystérieux, bons pour des pratiques de magie, mais aussi pour la correspondance entre les armées, ou entre un roi et ses propres ambassadeurs. J’ai vu d’autres livres arabes qui énumèrent une série d’artifices forts ingénieux. Tu peux par exemple substituer une lettre à une autre, tu peux écrire un mot à l’envers, tu peux mettre les lettres dans l’ordre inverse, mais en en prenant une sur deux, et puis en recommençant depuis le début, tu peux comme dans le cas présent remplacer les lettres par des signes zodiacaux, mais en attribuant aux lettres cachées leur valeur numérique et ensuite, selon un autre alphabet, convertir les nombres en d’autres lettres…
— Et lequel de ces systèmes aura utilisé Venantius ?
— Il faudrait les essayer tous, et d’autres encore. Mais la première règle pour déchiffrer un message, c’est de deviner ce qu’il veut dire.
— Mais alors, il n’y a plus besoin de le déchiffrer ! ris-je.
— Pas précisément. On peut cependant formuler des hypothèses sur les mots qui pourraient être les premiers du message, et ensuite voir si la règle qu’on en infère vaut pour tout le reste de l’écrit. Par exemple, ici Venantius a certainement noté la clef pour pénétrer dans le finis Africae. Si j’essaie de penser que le message parle de cela, voilà qu’à l’improviste un rythme m’éclaire… Essaie de regarder les trois premiers mots, ne tiens pas compte des lettres, considère seulement le nombre des signes… IIIIIIII IIIII IIIIIII… Maintenant, essaie de les diviser en syllabes d’au moins deux signes chacune, et récite à voix haute : ta-ta-ta, ta-ta, ta-ta-ta… Cela ne te rappelle rien ?
— À moi non.
— Et à moi si. Secretum finis Africae … Mais s’il en allait ainsi, le dernier mot devrait avoir la première et la sixième lettre égale, et de fait c’est ainsi, voilà deux fois le symbole de la Terre. Et la première lettre du premier mot, le S, devrait être identique à la dernière du second : et de fait, voilà répété le signe de la Vierge. C’est peut-être la bonne voie. Il pourrait aussi ne s’agir que d’une série de coïncidences. Il faut trouver une règle de correspondance…
— La trouver où ?
— Dans sa tête. L’inventer. Et puis contrôler si c’est la bonne. Cependant entre un essai et un autre, le jeu pourrait me prendre une journée entière. Pas davantage, car – souviens-toi – il n’y a aucune écriture secrète qui ne puisse être déchiffrée avec un peu de patience. Mais à présent nous risquons de trop nous attarder et nous voulons visiter la bibliothèque. D’autant que sans verres je ne réussirai jamais à lire la seconde partie du message, et toi tu ne peux m’aider parce que ces signes, à tes yeux…
— Graecum est, non legitur , complétai-je humilié.
Justement, et tu vois que Bacon avait raison. Étudie ! Mais ne perdons pas courage. Remisons le parchemin et tes notes, et montons à la bibliothèque. Car ce soir, dix légions infernales même ne parviendront pas à nous retenir. »
Je fis le signe de la croix.
« Mais qui a bien pu nous précéder ici ? Bence ?
— Bence brûlait de l’envie de savoir ce qu’il y avait dans les affaires de Venantius, mais il ne me semblait pas avoir la tête à nous jouer des tours aussi malicieux. Au fond il nous avait proposé une alliance, et puis il m’avait l’air de manquer de courage pour entrer la nuit dans l’Édifice.
— Alors Bérenger ? Ou Malachie ?
— Bérenger m’a tout l’air d’avoir la trempe de faire des choses de ce genre-là. Au fond il est coresponsable de la bibliothèque, il est rongé par le remords d’en avoir trahi quelque secret, il jugeait que Venantius avait distrait ce livre et voulait sans doute le reporter à la place d’où il vient. Il n’a pas réussi à monter, à présent il cache le volume quelque part et nous pourrons le cueillir sur le fait, si Dieu nous assiste, quand il tentera de le remettre en place.
— Mais ce pourrait être aussi Malachie, mû par les mêmes intentions.
— Je ne pense pas. Malachie avait eu tout le temps qu’il voulait pour farfouiller dans la table de Venantius quand il est resté seul pour fermer l’Édifice. Je le savais très bien et je n’avais pas moyen de l’éviter. À présent nous savons qu’il ne l’a pas fait. Et si tu y réfléchis bien, nous n’avons pas de motif pour soupçonner que Malachie savait que Venantius était entré dans la bibliothèque en y dérobant quelque chose. C’est ce que savent Bérenger et Bence, c’est ce que nous savons toi et moi. À la suite de la confession d’Adelme, Jorge pourrait le savoir, mais ce n’était certes pas lui, l’homme qui se précipitait avec une telle fougue dans l’escalier à vis…
— Alors ou Bérenger ou Bence ?…
— Et pourquoi pas Pacifico de Tivoli ou un autre des moines que nous avons vus ici aujourd’hui ? Ou Nicolas Le Verrier, qui sait bien l’existence de mes lunettes ? Ou ce curieux personnage de Salvatore, qui, nous a-t-on dit, rôde la nuit à la recherche de qui sait quoi ? Nous devons veiller à ne point restreindre le champ des suspects simplement parce que les révélations de Bence nous ont orientés dans une seule direction. Bence voulait peut-être nous embrouiller.
— Mais il vous a paru sincère.
— Certes. Souviens-toi pourtant que le premier devoir d’un bon inquisiteur, c’est celui de soupçonner d’abord ceux qui te semblent sincères.
— Damné travail que celui d’inquisiteur, dis-je.
— C’est bien pour ça que je l’ai abandonné. Et comme tu vois, il me faut le reprendre. Mais du coeur ! À la bibliothèque ! »
Demain Le nom de la Rose – 19– 2ème jour Nuit
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