Le nom de la Rose
Lu par François Berland
11/53
Premier jour Complies
Où Guillaume et Adso jouissent de l’agréable hospitalité de l’Abbé et de la conversation courroucée de Jorge.
Le réfectoire s’éclairait par de grandes torches. Les moines étaient assis le long d’une rangée de tables, dominées par la table de l’Abbé placée perpendiculairement à eux sur une large estrade. Du côté opposé, la chaire où avait déjà pris place le moine qui ferait la lecture durant le repas. L’Abbé nous attendait près d’une petite fontaine avec un linge blanc pour nous essuyer les mains après le lavabo, conformément aux antiques conseils de saint Pacôme. L’Abbé invita Guillaume à sa table et dit que pour ce soir-là, étant donné que j’avais moi aussi qualité d’hôte fraîchement arrivé, je jouirais du même privilège, même si j’étais un novice bénédictin. Les jours suivants, me dit-il paternellement, je pourrais m’asseoir à table avec les moines, ou si mon maître m’avait confié quelque tâche, passer avant ou après les repas aux cuisines : là les cuisiniers prendraient soin de moi. Les moines étaient maintenant debout devant les tables, immobiles, le capuchon rabattu sur le visage et les mains sous le scapulaire. L’Abbé s’approcha de sa table et prononça le Benedicite. Le chantre, du haut de la chaire, entonna Edent pauperes. L’Abbé donna sa bénédiction et chacun s’assit. La règle de notre fondateur prévoit des repas très frugaux, mais laisse décider à l’Abbé la quantité de nourriture dont ont effectivement besoin les moines. D’autre part, à l’heure qu’il est, on s’abandonne davantage dans nos abbayes aux plaisirs de la table. Je ne parle pas de celles qui, hélas, se sont transformées en repaire de gloutons, mais fussent-elles inspirées par des critères de pénitence et de vertu, elles fournissent aux moines, absorbés presque toujours par de pénibles travaux de l’intellect, une nourriture point molle, mais robuste. Par ailleurs la table de l’Abbé est toujours privilégiée, c’est qu’aussi il n’est pas rare qu’y prennent place des hôtes de marque, et les abbayes sont fières des produits de leur terre et de leurs étables, et de l’habileté de leurs cuisiniers.
Le repas des moines se déroula en silence, comme à l’accoutumée, les uns communiquant avec les autres à l’aide de notre habituel alphabet des doigts. Les novices et les moines les plus jeunes étaient servis les premiers, sitôt après que les plats destinés à tous avaient passé par la table de l’Abbé. À la table de l’Abbé étaient assis avec nous Malachie, le cellérier et deux moines plus âgés, Jorge de Burgos, le vieillard dont j’avais déjà fait la connaissance dans le scriptorium et le très vieux Alinardo de Grottaferrata : presque centenaire, claudicant, d’aspect fragile, et – me sembla-t-il – l’esprit battant la campagne. De lui l’Abbé nous dit que, entré novice dans cette abbaye, il y avait toujours vécu et s’en rappelait au moins quatre-vingts ans de vicissitudes. L’Abbé nous dit ces choses à mi-voix, au début, parce que par la suite il se conforma aux usages de notre ordre et suivit en silence la lecture. Mais, comme je l’ai dit, à la table de l’Abbé on prenait quelques libertés, et il nous arriva de louer les mets qui nous furent offerts, tandis que l’Abbé célébrait les qualités de son huile, ou de son vin. Une fois même, en nous versant à boire, il nous rappela ces passages de la règle où le saint fondateur avait observé que le vin ne convient certes pas aux moines, mais puisqu’on ne peut pas persuader les moines de notre époque de ne point boire, qu’au moins ils ne boivent pas jusqu’à satiété, parce que le vin pousse à l’apostasie même les sages, comme le rappelle l’Ecclésiastique. Benoît disait « à notre époque » et se référait à la sienne, fort lointaine désormais : figurons-nous l’époque où nous prenions ce repas du soir à l’abbaye, après une telle déchéance des moeurs (et je ne parle pas de mon époque à moi, où j’écris maintenant, si ce n’est qu’ici à Melk on s’abandonne davantage à la bière !) : bref, on but sans exagération mais non sans plaisir.
Nous mangeâmes la viande, cuite à la broche, des cochons à peine tués, et je m’aperçus que pour les autres aliments on ne se servait pas de graisses animales ni d’huile de colza, mais de la bonne huile d’olive, qui provenait des terrains que l’abbaye possédait au pied du mont dans la direction de la mer. L’Abbé nous fit goûter (réservé à sa table) ce poulet que j’avais vu préparer dans les cuisines. Je remarquai que, chose plutôt rare, il disposait aussi d’une fourchette de métal qui dans sa forme me rappelait les verres de mon maître : homme de haut lignage, notre hôte ne voulait pas se souiller les mains avec la nourriture, et même il nous offrit son instrument, au moins pour prendre les viandes du grand plat et les déposer dans nos écuelles. Moi je refusai, mais je vis que Guillaume accepta de bon gré et se servit avec désinvolture de cet ustensile de grands seigneurs, peut-être pour infirmer devant l’Abbé que les franciscains fussent des personnes de peu d’éducation et d’extraction très basse. Enthousiaste comme je l’étais pour toutes ces bonnes nourritures (après des jours de voyage où nous nous étions alimentés en courant la fortune du pot), je m’étais distrait du cours de la lecture qui pendant ce temps se poursuivait pieusement. J’y fus rappelé par un vigoureux grognement d’approbation de Jorge ; je m’aperçus qu’on en était arrivé au point où se faisait toujours la lecture d’un chapitre de la Règle. Et je m’expliquai le pourquoi d’une telle satisfaction, après l’avoir entendu dans l’après-midi. Le lecteur disait en effet :
« imitons l’exemple du prophète qui dit : j’ai décidé, je veillerai sur mon chemin à ne pas pécher avec ma langue, j’ai placé un bâillon sur ma bouche, je deviens muet en m’humiliant, je me suis abstenu de parler même des choses honnêtes. Et si dans ce passage le prophète enseigne que parfois, pour l’amour du silence, nous devrions nous abstenir même des propos licites, combien davantage devons-nous nous abstenir des propos défendus pour éviter la peine de ce péché ! »
Et puis il poursuivait :
« Mais les vulgarités, les niaiseries et les bouffonneries, nous les condamnons à la réclusion à perpétuité, en tout lieu, et nous ne permettons pas que notre disciple ouvre la bouche pour tenir des propos de cette espèce.
— Et que cela vaille pour les marginalia dont on parlait aujourd’hui, ne put se retenir de commenter Jorge à voix basse. Jean Bouche d’or a dit que Christ n’a jamais ri.
— Rien dans sa nature humaine ne l’interdisait, observa Guillaume, pour ce que le rire, comme enseignent les théologiens, est le propre de l’homme.
— Forte potuit sed non legitur eo usus fuisse, dit carrément Jorge, citant Pierre Cantore.
— Manduca, jam coctum est, lui susurra Guillaume.
— Quoi ? demanda Jorge, croyant qu’il faisait allusion à quelque nourriture qu’on lui présentait.
— Ce sont les paroles qui, selon Ambroise, furent prononcées par Saint Laurent sur le grill, quand il invita ses bourreaux à le tourner de l’autre côté, comme le rappelle aussi Prudence dans le Peristephanon, dit Guillaume avec l’air d’un saint. Saint Laurent savait donc rire et dire des choses risibles, ne fût-ce que pour humilier ses propres ennemis.
— Ce qui démontre que le rire est chose fort proche de la mort et de la corruption du corps », répliqua Jorge en un grondement, et je dois admettre qu’il se comporta en bon raisonneur.
C’est alors que l’Abbé nous invita au silence avec affabilité. D’ailleurs le repas touchait à sa fin. L’Abbé se leva et présenta Guillaume aux moines. Il en loua la sagesse, en proclama la renommée, et avertit qu’il avait été prié d’enquêter sur la mort d’Adelme, invitant les moines à répondre à ses questions et à prévenir leurs subordonnés, dans toute l’abbaye, d’en faire autant. Et de lui faciliter ses recherches, pourvu que, ajouta-t-il, ses demandes n’allassent pas à l’encontre des règles du monastère. En ce cas-là, il faudrait recourir à son autorisation.
Le repas fini, les moines se disposèrent à se rendre dans le choeur pour l’office des complies. Ils rabattirent de nouveau leur capuchon sur leur visage et s’alignèrent devant la porte, en arrêt. Puis ils s’ébranlèrent en une longue file, traversant le cimetière et entrant dans le choeur par le portail septentrional. Nous nous acheminâmes avec l’Abbé.
« C’est à cette heure qu’on ferme les portes de l’Édifice ? demanda Guillaume.
— À peine les servants auront-ils nettoyé le réfectoire et les cuisines, le bibliothécaire en personne fermera toutes les portes, en les barrant de l’intérieur.
— De l’intérieur ? Et lui par où sort-il ? »
L’Abbé fixa Guillaume un bref instant, le visage empreint d’un grand sérieux :
« il ne dort certes pas dans les cuisines », dit-il brusquement.
Et il doubla le pas.
« Parfait, me murmura Guillaume, il existe donc une autre entrée, mais nous, nous ne devons pas la connaître. »
Je souris, tout fier de sa déduction, et il me rabroua :
« Mais ne ris donc pas. Tu as bien vu qu’à l’intérieur de ces murs le rire ne jouit pas d’une bonne réputation. »
Nous entrâmes dans le choeur. Une seule lampe brûlait, sur un robuste trépied de bronze, haut comme deux hommes. Les moines prirent place dans les stalles en silence, tandis que le lecteur lisait un passage d’une homélie de Saint Grégoire. Puis l’Abbé fit un signe et le chantre entonna Tu autem Domine miserere nobis . L’Abbé répondit Adjutorium nostrum in nomine Domini et tous firent choeur avec Qui fecit coelum et terram . Après quoi commença le champ des psaumes : Quand je t’invoque, réponds-moi ô Dieu de ma justice ; Je te remercierai Seigneur de tout mon coeur ; Allons bénissez le Seigneur, vous tous serviteurs du Seigneur.
Nous ne nous étions pas placés dans les stalles, mais retirés dans la nef principale. Ce fut de là que nous aperçûmes soudain Malachie émerger de l’obscurité d’une chapelle latérale.
« Ne perds pas de vue ce point, me dit Guillaume. Il pourrait y avoir un passage qui mène à l’Édifice.
— Sous le cimetière ?
— Et pourquoi pas ? Mieux, en y repensant, il devrait bien exister quelque part un ossuaire, il est impossible que depuis des siècles ils enterrent tous les moines dans ce lopin de terre.
— Mais vraiment vous voulez entrer de nuit dans la bibliothèque ? demandai-je, saisi d’effroi.
— Où sont les moines défunts et les serpents et les lumières mystérieuses, mon brave Adso ? Non, petit. J’y songeais aujourd’hui, et point par curiosité, mais parce que je me posais le problème de la manière dont était mort Adelme. Maintenant, comme je te l’ai dit, je penche pour une explication plus logique, et somme toute je voudrais respecter les usages de ce lieu.
— Alors pourquoi voulez-vous savoir ?
— Parce que la science ne consiste pas seulement à savoir ce qu’on doit ou peut faire, mais aussi à savoir ce qu’on pourrait faire quand bien même on ne doit pas le faire. Voilà pourquoi je disais aujourd’hui au maître verrier que le savant se doit en quelque sorte de cacher les secrets qu’il découvre, pour que d’autres n’en fassent pas mauvais usage, mais il faut les découvrir, et cette bibliothèque me paraît plutôt un endroit où les secrets restent à couvert. »
Sur ces mots, il se dirigea vers la sortie de l’église, car l’office avait pris fin. Nous étions l’un et l’autre rendus et nous gagnâmes notre cellule. Je me blottis dans ce que Guillaume appela en plaisantant ma « niche mortuaire » et je m’endormis aussitôt.
DEmain Le nom de la Rose - 12 - 2ème jour Mâtines
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