dimanche 22 novembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 13/53 - 2 ème jour Prime


 

Le nom de la Rose

Lu par François Berland

13/53

Deuxième jour Prime

Où Bence d’Uppsala confie certaines choses, Bérenger d’Arundel en confie d’autres et Adso apprend ce qu’est la vraie pénitence. 

 

Le fatal accident avait bouleversé la vie de la communauté. Le tohu-bohu provoqué par la découverte du cadavre avait interrompu l’office sacré. L’Abbé avait aussitôt refoulé les moines dans le choeur, afin qu’ils prient pour l’âme de leur frère. Les voix des moines étaient brisées. Nous nous plaçâmes de manière à étudier leur physionomie quand, selon la liturgie, le capuchon n’était pas rabattu. Nous vîmes aussitôt le visage de Bérenger. Pâle, contracté, luisant de sueur. La veille, nous avions entendu murmurer par deux fois sur son compte, comme d’un qui avait quelque chose à voir de façon particulière avec Adelme ; et il ne s’agissait pas du fait que tous deux, du même âge, étaient amis, mais du ton élusif de ceux qui avaient indirectement évoqué cette amitié. Nous remarquâmes, à côté de lui, Malachie. Sombre, crispé, impénétrable. À côté de Malachie, tout aussi impénétrable, le visage de l’aveugle Jorge. Par contre nous relevâmes les mouvements nerveux de Bence d’Uppsala, le spécialiste en rhétorique connu le jour précédent dans le scriptorium, et nous surprîmes un regard rapide que celui-ci lança en direction de Malachie. « Bence est nerveux, Bérenger est effaré, observa Guillaume. Il faudra les interroger sans tarder. 

— Pourquoi ? demandai-je ingénument. 

— C’est un dur métier que le nôtre dit Guillaume. Dur métier, celui d’inquisiteur ; il faut tanner les plus faibles au moment de leur plus grande faiblesse. » 

De fait, à peine l’office terminé, nous rejoignîmes Bence qui prenait la direction de la bibliothèque. Le jeune homme parut contrarié de se sentir appeler par Guillaume, et allégua quelque faible prétexte de travail. Il semblait avoir hâte de se rendre scriptorium. Mais mon maître lui rappela qu’il se trouvait mener une enquête, mandaté par l’Abbé, et il le conduisit dans le cloître. Nous nous assîmes sur la murette intérieure, entre deux colonnes. Bence attendait que Guillaume parlât, en regardant par moments vers l’Édifice. « Alors, demanda Guillaume, qu’a-t-on dit ce jour où vous étiez à discuter des marginalia d’Adelme, toi, Bérenger, Venantius, Malachie et Jorge ? 

— Vous l’avez entendu hier. 

Jorge observait qu’il n’est pas permis d’orner d’images ridicules les livres qui contiennent la vérité. Et Venantius observa qu’Aristote lui-même avait porté des traits d’esprit et des jeux de mots, comme instruments pour mieux découvrir la vérité, et que, partant, le rire ne devait pas être mauvais s’il pouvait se faire un véhicule de vérité. Jorge releva que, pour autant qu’il s’en souvenait, Aristote avait parlé de ces choses dans le livre de la Poétique et à propos des métaphores. Qu’il s’agissait déjà de deux circonstances inquiétantes, d’abord parce que le livre de la Poétique, demeuré inconnu au monde chrétien tellement longtemps et peut-être par décret divin, nous est arrivé par l’intermédiaire des Maures infidèles… 

— Mais il a été traduit en latin par un ami de l’angélique Docteur d’Aquin, observa Guillaume. 

— C’est bien ce que je lui ai dit, fit Bence aussitôt rassuré. Moi je lis mal le grec et j’ai pu approcher ce grand livre justement à travers la traduction de Guillaume de Moerbeke. Voilà, c’est bien ce que je lui ai dit. Mais Jorge rajouta que le second motif d’inquiétude est qu’ici le Stagirite parlait de la poésie, qui est basse doctrina et qui vit de figmenta. Et Venantius dit que les psaumes aussi sont oeuvre d’inspiration divine et usent de métaphores et Jorge se mit en colère parce que, dit-il, les psaumes sont oeuvre d’inspiration divine et usent des métaphores pour transmettre la vérité quand les oeuvres des poètes païens usent des métaphores pour transmettre le mensonge et dans un but de pur divertissement, ce qui grandement m’offensa… 

— Pourquoi ? 

— Parce que je m’occupe de rhétorique, et lis beaucoup de poètes païens et je sais… ou mieux je crois qu’à travers leur parole se sont transmises aussi des vérités naturaliter chrétiennes… En somme, à ce point-là, si je me rappelle bien, Venantius parla d’autres livres et Jorge se fâcha tout rouge. 

— Quels livres ? » 

Bence hésita : 

« Je ne me souviens pas. Quelle importance, savoir de quels livres on a parlé ? » 

— Une grande importance, parce que nous sommes ici en train de chercher à comprendre ce qui s’est passé entre des hommes qui vivent parmi des livres, avec les livres, des livres, et donc même les mots écrits dans les livres sont importants. 

— C’est vrai, dit Bence, en souriant pour la première fois, et son visage s’éclaira presque. Nous vivons pour les livres. Douce mission dans ce monde dominé par le désordre et par la décadence. Peut-être comprendrez-vous alors ce qui s’est passé ce jour-là. Venantius, qui sait… qui savait parfaitement le grec dit qu’Aristote avait consacré tout particulièrement au rire le deuxième livre de la Poétique et que si un philosophe de cette grandeur avait voué un livre entier au rire, le rire devait être chose importante. Jorge dit que de nombreux pères avaient consacré des livres entiers au péché, qui est chose importante mais mauvaise, et Venantius dit que, pour ce qu’il en savait, Aristote avait parlé du rire comme chose bonne et instrument de vérité, et alors Jorge lui demanda avec dérision si d’aventure il l’avait lu, lui, ce livre d’Aristote, et Venantius dit que personne ne pouvait encore l’avoir lu, parce qu’on ne l’avait jamais plus trouvé et qu’il avait peutêtre été définitivement perdu. En effet, personne n’a jamais pu lire le deuxième livre de la Poétique, Guillaume de Moerbeke ne l’eut jamais entre les mains. Alors Jorge dit que s’il ne l’avait pas trouvé c’était parce qu’il n’avait jamais été écrit, car la Providence ne voulait pas que fussent glorifiées les choses futiles. De mon côté, je voulais calmer les esprits parce que Jorge sort vite de ses gonds et Venantius parlait de façon à le provoquer, et je dis que dans la partie de la Poétique que nous connaissons, et dans la Rhétorique, on trouve nombre d’observations sages sur les énigmes subtiles, et Venantius tomba d’accord avec moi. Or, il y avait avec nous Pacifico de Tivoli, qui connaît fort bien les poètes païens, et il dit que pour ce qui est des énigmes subtiles personne n’en remontre aux poètes africains. Il cita même l’énigme du poisson, celle de Symphosius : Est domus in terris, clara quae voce resultat. Ipsa domus resonat, tacitus sed non sonat hospes. Ambo tamen currunt, hospes simul et domus una. 

« À ce point-là, Jorge dit que Jésus avait recommandé que notre parler fût oui ou non, et que le surplus venait du malin ; et qu’il suffisait de dire poisson pour nommer le poisson, sans en voiler l’idée derrière des sons mensongers. Il ajouta qu’il ne lui semblait pas sage de prendre comme modèle les Africains… Alors… 

— Alors ? 

— Alors il se passa une chose que je ne compris pas. 

Bérenger se mit à rire, Jorge lui en fit le reproche, et Bérenger dit qu’il riait parce qu’il lui était venu à l’esprit qu’a bien chercher parmi les Africains on trouverait probablement quantité d’autres énigmes, et pas faciles comme celle du poisson. Malachie, qui était présent, devint furibond, il prit presque Bérenger par le capuchon, l’envoyant s’occuper de ses affaires… Bérenger, vous le savez, est son aide… 

— Et puis ? 

Ensuite Jorge mit fin à la discussion en s’éloignant. Nous nous en allâmes tous vaquer à nos occupations, mais tandis que je travaillais je vis Venantius d’abord, suivi de près par Adelme approcher Bérenger pour lui demander quelque chose. De loin je vis qu’il se dérobait, mais eux pendant la journée ils retournèrent l’un et l’autre à charge. Et puis ce soir-là je vis Bérenger et Adelme s’entretenir dans le cloître, avant d’aller au réfectoire. Voilà, c’est tout ce que je sais. 

— En somme, tu sais que les deux personnes qui sont mortes récemment dans des circonstances mystérieuses avaient demandé quelque chose à Bérenger », dit Guillaume. 

Mal à l’aise, Bence répondit : 

« Je n’ai pas dit cela ! J’ai dit ce qui s’est passé ce jour-là, ainsi que vous me l’avez demandé… » 

Il prit un temps de réflexion, puis ajouta en hâte : 

« Mais si vous voulez savoir mon opinion, Bérenger leur a parlé de quelque chose qui se trouve dans la bibliothèque, et c’est là que vous devriez chercher. 

— Pourquoi penses-tu à la bibliothèque ? Que voulait dire Bérenger avec ces mots : chercher parmi les Africains ? Ne voulait-il pas dire qu’il valait mieux lire les poètes africains ? 

— Sans doute, à ce qu’il semblait, mais alors pourquoi Malachie se serait-il emporté ? Au fond, il ne dépend que de lui de décider s’il doit donner en lecture un livre de poètes africains, ou pas. Mais je sais une chose : qui feuillette le catalogue des livres, au milieu des indications que seul le bibliothécaire connaît, en trouverait une qui dit souvent « Africa » et j’en ai trouvé même une qui disait : « finis Africae ». Une fois je demandai un livre qui portait ce signe, je ne me rappelle pas lequel, le titre avait piqué ma curiosité ; et Malachie me dit que les livres marqués de ce signe avaient été perdus. Voilà ce que je sais. Alors je vous dis : vous avez raison, contrôlez Bérenger, et contrôlez-le quand il monte à la bibliothèque. On ne sait jamais. 

— On ne sait jamais », conclut Guillaume en prenant congé de lui. 

Puis il entreprit une promenade avec moi dans le cloître et observa que : d’abord, une fois de plus, Bérenger était la cible des murmures de ses frères ; en second lieu, Bence paraissait impatient de nous pousser vers la bibliothèque. J’observai qu’il voulait peut-être que nous découvrions là-bas des choses que lui aussi désirait savoir et Guillaume dit qu’il en allait probablement ainsi, mais qu’il pouvait se faire qu’en nous poussant vers la bibliothèque, il voulait nous éloigner de quelque autre lieu. Lequel ? demandai-je. Et Guillaume dit qu’il ne savait pas, peut-être le scriptorium, peut-être les cuisines, ou le choeur, ou le dortoir, ou l’hôpital. J’observai que la veille c’était lui, Guillaume, qui était fasciné par la bibliothèque et il répondit qu’il voulait être fasciné par les choses qui lui plaisaient et non par celle que les autres lui conseillaient. Qu’il fallait cependant avoir la bibliothèque à l’oeil, et qu’au point où on en était, il n’eût pas non plus été mauvais de chercher à y pénétrer d’une manière quelconque. Désormais les circonstances l’autorisaient à être curieux à la limite de la courtoisie et du respect pour les usages et les lois de l’abbaye. 

À petits pas, nous nous éloignions du cloître. Servants et novices sortaient de l’église après la messe. Et alors que nous dépassions le côté occidental du temple, nous aperçûmes Bérenger qui sortait de la porte du transept et traversait le cimetière, se dirigeant vers l’Édifice. Guillaume le héla, l’autre s’arrêta et nous le rejoignîmes. Il était encore plus bouleversé que lorsque nous l’avions vu dans le choeur, et Guillaume décida évidemment de profiter, comme il l’avait fait avec Bence, de son état d’âme. 

« Il semble donc que tu aies été le dernier à voir Adelme vivant », lui dit-il. 

Bérenger vacilla comme sur le point de tomber en pâmoison : 

« Moi ? » demanda-t-il avec un filet de voix. 

Guillaume avait lancé sa question presque au hasard, probablement parce que Bence lui avait dit avoir vu les deux s’entretenir dans le cloître après vêpres. Mais il devait avoir visé juste et d’évidence Bérenger pensait à une autre et vraiment ultime rencontre, parce qu’il commença à parler d’une voix brisée. 

« Comment pouvez-vous dire cela, moi je l’ai vu avant d’aller me reposer comme tous les autres ! » 

Alors Guillaume décida qu’il valait la peine de ne pas lui laisser de répit : 

« Non, tu l’as vu encore et tu sais plus de choses que tu ne le donnes à croire. Mais ici deux morts sont désormais en jeu et tu ne peux plus te taire. Tu sais fort bien qu’il y a mille façons pour délier la langue d’un homme ! » 

Guillaume m’avait dit plusieurs fois que, même en tant qu’inquisiteur, il avait toujours répugné à utiliser la torture, mais Bérenger le comprit mal (ou Guillaume voulait se faire mal comprendre), en tout cas son jeu s’avéra efficace. 

« Oui, oui, dit Bérenger en fondant en larmes, j’ai vu Adelme ce soir-là, mais je le vis déjà mort ! » 

— Comment ? interrogea Guillaume, au pied de l’escarpement ? 

— Non, non, je le vis là dans le cimetière, il déambulait entre les tombes, larve parmi les larves. J’allai à sa rencontre et je m’aperçus aussitôt que je n’avais pas en face de moi un vivant, son visage était celui d’un cadavre, ses yeux regardaient déjà les peines éternelles. Ce n’est naturellement que le lendemain matin, en apprenant sa mort, que je compris en avoir rencontré le fantôme, mais à ce moment-là déjà je me rendis compte que j’avais une vision et que devant moi se trouvait une âme damnée, un lémure… Oh ! Seigneur, avec quelle voix sépulcrale il me parla ! 

— Et que dit-il ? 

— « Je suis damné ! », ainsi me dit-il. 

« Tel que tu me vois tu as devant toi un rescapé de l’enfer, qui doit à en enfer retourner ». 

Ainsi me dit-il. Et moi je lui criai : 

« Adelme, tu viens vraiment de l’enfer ? Comment sont les peines en enfer ? » 

Et je tremblais, car depuis peu j’étais sorti de l’office de complies où j’avais entendu lire des pages terrifiantes sur l’ire du seigneur. Et il me dit : 

« Les peines de l’enfer sont infiniment plus grandes que notre langue ne peut le dire. Vois-tu, dit-il, cette chape de sophismes dont j’ai été revêtu jusqu’à aujourd’hui ? Elle me pèse et m’écrase comme si j’avais la plus grande tour de Paris ou les montagnes du monde sur les épaules, et je ne pourrai jamais plus la déposer. Et cette peine m’a été donnée par la divine justice pour ma vanité, pour avoir cru mon corps lieu de délices, et pour avoir supposé avoir plus que les autres, et pour avoir pris plaisir à des choses monstrueuses, qui, caressées en imagination, ont produit des choses bien plus monstrueuses au-dedans de mon âme – et maintenant, avec elles, je devrai vivre pour l’éternité. Vois-tu ? Le plomb de cette chape est comme mille bras et feu ardent, et c’est le feu qui arde mon corps, et cette peine m’échoit pour le péché malhonnête de la chair, dont le vice m’enflamma, et ce feu or sans trêve flambe et m’arde ! Tends-moi la main, ô mon beau maître, me dit-il encore, afin que ma rencontre te soit enseignement utile, et te rende en échange les nombreux enseignements dont tu me gratifias, tends-moi la main, mon beau maître ! » 

Et il secoua le doigt de sa main qui brûlait, et une petite goutte de sa sueur tomba sur ma main et j’eus l’impression qu’elle me trouait la main ; des jours durant j’en portai la marque, mais je pris soin de la cacher à tous. Alors il disparut parmi les tombes, et le lendemain matin j’appris que ce corps, qui m’avait si terrifié, se trouvait déjà mort au pied des murailles. 

Bérenger haletait, et pleurait. Guillaume lui demanda : 

« Et comment se fait-il qu’il t’appelait son beau maître ? Vous aviez le même âge. Tu lui avais peut-être enseigné quelque chose ? » 

Bérenger se cacha la tête en rabattant son capuchon sur sa face, et tomba à genoux en embrassant les jambes de Guillaume : 

« je ne sais pas, je ne sais pas pourquoi il m’appelait ainsi, je ne lui ai rien enseigné ! » et il éclata en sanglots. « J’ai peur, mon père, je veux me confesser à vous, miséricorde, un diable me dévore les entrailles ! » 

Guillaume l’écarta, et lui tendit la main pour le relever. 

« Non, Bérenger, lui dit-il, ne me demande pas de te confesser. Ne clos pas mes lèvres en ouvrant les tiennes. Ce que je veux savoir de toi, tu me le diras d’une autre manière. Et si tu ne me le dis pas, je le découvrirai par moi-même. Demande-moi miséricorde, si tu veux, ne me demande pas le silence. Vous êtes trop nombreux à vous taire dans cette abbaye. Dis-moi plutôt, comment as-tu vu la pâleur de son visage s’il faisait nuit noire, comment as-tu pu te brûler la main si c’était une nuit de pluie et de grêle et de neige fondue, que faisais-tu dans le cimetière ? Allons ! » 

Et il le prit aux épaules, le secoua avec brutalité : 

« Dis-moi au moins cela ! » 

Bérenger tremblait de tous ses membres : 

« Je ne sais pas ce que je faisais dans le cimetière, je ne me rappelle pas. Je ne sais pourquoi j’ai vu son visage, peut-être avais-je une lampe, non… C’est lui qui portait de la lumière, une lanterne, peut-être ai-je vu son visage, à la lumière de la flamme… 

— Comment pouvait-il circuler avec une lumière s’il pleuvait et neigeait ? 

— C’était après complies, sitôt après complies, il ne neigeait pas encore, plus tard il a commencé… Je me rappelle que les premières rafales commençaient à tomber tandis que je m’enfuyais vers le dortoir. Je m’enfuyais vers le dortoir, dans la direction opposée à celle où allait le fantôme… Et puis je ne sais plus rien, je vous en prie, ne m’interrogez plus, si vous ne voulez pas me confesser. 

— C’est bon, dit Guillaume, à présent va, va dans le choeur, va parler avec le Seigneur, vu que tu ne veux pas parler avec les hommes, ou va te chercher un moine qui veuille bien écouter ta confession, parce que si depuis lors tu ne confesses pas tes péchés, tu t’es approché en sacrilège des sacrements. Va. Nous nous reverrons. » 

Bérenger disparut en un clin d’oeil. Et Guillaume se frotta les mains comme je l’avais vu faire en maints autres cas où il était satisfait de quelque chose. 

« Bien, dit-il, à présent beaucoup de choses deviennent claires. » 

— Claires, maître ? lui demandai-je, claires à présent qu’il nous faut compter aussi avec le fantôme d’Adelme ? 

— Cher Adso, dit Guillaume, ce fantôme me semble fort peu fantomatique, et en tout cas il récitait une page que j’ai déjà lue dans quelque livre à usage des prédicateurs. Ces moines lisent peut-être trop, et quand ils sont excités, ils revivent les visions qu’ils eurent dans les livres. J’ignore si Adelme a réellement dit ces choses ou si Bérenger les a entendues parce qu’il avait besoin de les entendre. C’est un fait que cette histoire confirme une série de mes suppositions. Par exemple : Adelme est mort suicidé, et l’histoire de Bérenger nous dit que, avant de mourir, il circulait en proie à une grande excitation, et au remords pour certaine chose qu’il avait commise. Il était excité et épouvanté par son péché parce que quelqu’un l’avait épouvanté, et il lui avait raconté précisément l’épisode de l’apparition infernale qu’il a joué à Bérenger avec une hallucinante maestria. Et il passait par le cimetière parce qu’il venait du choeur, où il s’était confié (ou confessé) à quelqu’un qui lui avait inspiré terreur et remords. Et du cimetière il s’acheminait, comme nous l’a fait comprendre Bérenger, dans la direction opposée au dortoir. Vers l’Édifice, donc, mais aussi (c’est possible) vers le mur d’enceinte derrière les soues, de là où j’ai déduit qu’il doit s’être jeté dans le précipice. Et il s’est jeté avant que ne survînt la tempête, il est mort au pied du mur, et après seulement l’éboulement a entraîné son cadavre entre la tour septentrionale et la tour orientale. 

— Mais la goutte de sueur enflammée ? 

— Elle se trouvait déjà dans l’histoire que lui-même a entendue et a répétée, ou que Bérenger s’est figurée dans son excitation et dans son remords. Parce qu’il y a, en antistrophe au remords d’Adelme, un remords de Bérenger, tu l’as entendu. Et si Adelme venait du choeur, il portait peut-être un cierge, et la goutte sur la main de son ami n’était qu’une goutte de cire. Mais Bérenger s’est senti brûler bien davantage parce qu’Adelme l’a certainement appelé son maître. Signe donc qu’Adelme lui reprochait de lui avoir appris quelque chose dont maintenant il se désespérait à mort. Et Bérenger le sait, il souffre, car il sait qu’il a poussé Adelme à la mort en lui faisant faire quelque chose qu’il ne devait pas. Et il n’est pas difficile d’imaginer quoi, mon pauvre Adso, après ce que nous avons entendu sur notre aide-bibliothécaire. 

— Je crois avoir compris ce qui s’est passé entre eux deux, dis-je en ayant honte de ma sagacité, mais ne croyons-nous pas tous en un Dieu de miséricorde ? Adelme, vous dites, s’était probablement confessé : pourquoi a-t-il cherché à punir son premier péché par un péché certes plus grand encore, ou au moins d’égale gravité ? 

— Parce que quelqu’un a proféré contre lui des mots de désespérance. J’ai dit que certaine page de prédicateur de notre époque doit avoir suggéré à quelqu’un les paroles qui ont épouvanté à Adelme et avec lesquelles Adelme à épouvanté Bérenger. Jamais comme en ces dernières années, les prédicateurs n’ont offert au peuple, pour en stimuler la piété et la terreur (et la ferveur, et la soumission à la loi humaine et divine), paroles si farouches, bouleversantes et macabres. Jamais comme à notre époque, au milieu des processions de flagellants, on n’a entendu des hymnes sacrés inspirés aux seules douleurs de Christ et de la Vierge, jamais comme aujourd’hui on n’a tant insisté, pour stimuler la foi des gens simples, sur l’évocation des tourments infernaux. 

— Peut-être est-ce besoin de pénitence, dis-je. 

— Adso, je n’ai jamais entendu autant d’appels à la pénitence qu’aujourd’hui, dans une période où désormais ni prédicateurs ni évêques, et mes frères spirituels non plus, ne sont même à la hauteur pour promouvoir une vraie pénitence… 

— Mais le Troisième Age, le pape angélique, le chapitre de Pérouse… dis-je désorienté. 

— Nostalgies. La grande époque de la pénitence est finie, et c’est pour cela que même le chapitre général de l’ordre peut parler de pénitence. Il y a eu, voilà cent ou deux cents ans, une grande vague de rénovation. Elle subsistait quand ceux qui en parlaient étaient brûlés, qu’ils fussent saints ou hérétiques. À présent tous en parlent. En un certain sens, même le pape en discute. N’aie pas confiance dans les rénovations du genre humain quand en parlent les curies et les cours. 

— Mais fra Dolcino, osai-je, curieux d’en savoir davantage sur ce nom que j’avais entendu prononcer plusieurs fois la veille. 

— Il est mort, et mal, comme il a vécu, par ce que lui aussi est venu trop tard. Et puis qu’en sais-tu, toi ? 

— Rien, c’est pour cela que je vous demande… 

— Je préférerais n’en parler jamais. J’ai eu affaire à certains des soi-disant apôtres, et je les ai observés de près. Une triste histoire. Elle te troublerait. De toute façon, elle m’a troublé moi, et te troublerait davantage ma propre incapacité de juger. C’est l’histoire d’un homme qui fit des choses insensées parce qu’il avait mis en pratique ce que lui avaient prêché de nombreux saints. À un certain point, je n’ai plus compris de qui était la faute, j’ai été comme… comme obnubilé par un air de famille qui émanait des deux camps adverses, des saints qui prêchaient la pénitence et des prêcheurs qui la mettaient en pratique, souvent aux frais d’autrui… Mais je parlais d’autre chose. Ou peut-être pas, je parlais toujours de ceci : finie l’époque de la pénitence, pour les pénitents le besoin de pénitence est devenu besoin de mort. Et ceux qui ont tué les pénitents devenus fous, en restituant la mort à la mort, pour vaincre la vraie pénitence, qui produisait la mort, ont remplacé la pénitence de l’âme par une pénitence de l’imagination, un rappel à des visions surnaturelles de souffrance et de sang, les appelant “miroir” de la vraie pénitence. Un miroir qui fait vivre au cours de leur vie, à l’imagination des simples et parfois des doctes aussi, les tourments de l’enfer. Afin que – diton – personne ne pèche. Avec l’espoir de retenir les âmes sur la voie du péché grâce à la peur, et le calcul de substituer à la rébellion, la peur. 

— Mais vraiment ensuite, ils ne pécheront pas ? demandai-je anxieusement. 

— Cela dépend de ce que tu entends par pécher, Adso, me dit le maître. Je ne voudrais pas être injuste avec les gens de ce pays où je vis depuis plusieurs années, mais il me semble qu’il est typique de la faible vertu des populations italiennes de ne pas pécher par crainte de quelque idole, tout saint qu’ils l’appellent. Ils ont plus peur de saint Sébastien ou de saint Antoine que de Christ. Si quelqu’un veut garder un endroit propre, ici, pour qu’on ne pisse pas dessus, comme font les Italiens à la manière des chiens, il faut qu’il y peigne une image de saint Antoine avec la pointe d’un bâton, et cette image chassera ceux qui s’apprêtaient à pisser. Ainsi les Italiens, et grâce à leurs prédicateurs, risquent de retourner aux antiques superstitions et ne croient plus à la Résurrection de la chair, ils n’ont qu’une peur bleue des blessures corporelles et des malheurs ; c’est ainsi qu’ils craignent davantage saint Antoine que Christ. 

— Mais Bérenger n’est pas Italien, observai-je. 

— Peu importe, je parle du climat que l’Église et les ordres prêcheurs ont répandu sur cette péninsule, et qui d’ici se propage partout. Et atteint jusqu’à une vénérable abbaye de moines savants, tels que ceux-ci. 

— Mais si au moins ils ne péchaient pas, insistai-je, car j’étais disposé à ne me contenter même que de cela. 

« Si cette abbaye était un spéculum mundi, tu aurais déjà la réponse. 

— Mais l’est-elle ? demandai-je. 

— Pour qu’il y ait miroir du monde, il faut que le monde ait une forme », conclut Guillaume, qui était par trop philosophe pour mon esprit d’adolescent. 

 

Demain Le nom de la Rose – 14 – 2ème jour Tierce

 

 

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