Le nom de la Rose
Lu par François Berland
19/53
Deuxième jour Nuit
Où l’on pénètre enfin dans le labyrinthe, l’on a d’étranges visions et, comme il arrive dans les labyrinthes, on s’y perd.
Nous remontâmes au scriptorium, cette fois par l’escalier oriental, qui donnait aussi accès à l’étage interdit, la lampe haute devant nous. Moi je songeais aux paroles d’Alinardo sur le labyrinthe et je m’attendais à des choses épouvantables. Je fus surpris, quand nous émergeâmes dans le lieu où nous n’aurions pas dû entrer, de me trouver dans une salle à sept côtés, pas très vaste, dénuée de fenêtres, où régnait, comme du reste dans tout l’étage, une forte odeur de renfermé et de moisissure. Rien de terrifiant. La salle, dis-je, avait sept parois, mais sur quatre d’entre elles seulement s’ouvrait, entre deux colonnettes encastrées dans le mur, un passage assez large surmonté d’un arc en plein cintre. Le long des parois aveugles s’adossaient d’énormes armoires, chargées de livres disposés avec régularité. Les armoires portaient une étiquette numérotée, ainsi que chacune de leurs étagères : d’évidence, les mêmes numéros que nous avions vus dans le catalogue. Au milieu de la pièce, une table, elle aussi remplie de livres. Sur tous les volumes un voile assez léger de poussière, signe que les livres étaient nettoyés avec une certaine fréquence. Par terre non plus, il ne traînait aucune saleté. Au-dessus de l’arc d’une des portes, un cartouche, peint à même le mur, qui portait les mots : Apocalypsis Iesu Christi. Il ne paraissait pas défraîchi, même si les caractères étaient anciens. Nous nous aperçûmes après, dans les autres pièces aussi, que ces cartouches étaient en vérité gravée dans la pierre, et plutôt profondément, et puis les cavités avaient été emplies de peinture, comme on fait pour peindre à fresque les églises.
Nous franchîmes l’un des passages. Nous nous trouvâmes dans une autre pièce, où s’ouvrait une fenêtre, qui au lieu de panneaux de verre portait des plaques d’albâtre, avec deux parois pleines et un arc, du même type que celui par où nous venions de passer, qui desservait une autre pièce, laquelle avait deux parois pleines elles aussi, une avec fenêtre, et une autre porte qui s’ouvrait devant nous. Dans les deux pièces, deux cartouches semblables par leur forme au premier que nous avions vu, mais avec d’autres mots. Le cartouche de la première disait : Super thronos viginti quatuor, celui de la seconde : Nomen illi mors . Pour le reste, même si les deux pièces étaient plus petites que celle par où nous étions entrés dans la bibliothèque (de fait celle-là était heptagonale et ces deux dernières rectangulaires), l’ameublement était le même : armoires avec des livres et table centrale. Nous accédâmes à la troisième pièce. Elle était vide de livres et sans cartouche. Sous la fenêtre, un autel de pierre. Il y avait trois portes, une par où nous étions entrés, l’autre qui donnait sur la pièce heptagonale déjà visitée, une troisième qui nous introduisit dans une nouvelle pièce, à peu près pareille aux autres, sauf pour le cartouche qui disait : Obscuratus est sol et aer. D’ici on passait à une nouvelle pièce, dont le cartouche disait : Facta est grando et ignis; elle était sans porte, autrement dit, arrivés à cette pièce, on ne pouvait plus aller de l’avant et il fallait revenir sur ses pas.
« Raisonnons, dit Guillaume. Cinq pièces quadrangulaires ou vaguement trapézoïdales, avec une fenêtre chacune, qui tournent autour d’une pièce heptagonale sans fenêtre desservie par l’escalier. Cela me semble élémentaire. Nous sommes dans la tour orientale, chaque tour présente de l’extérieur cinq fenêtres et cinq côtés. Le compte y est. La pièce vide est précisément celle qui regarde à l’orient, dans la même direction que le choeur de l’église, la lumière du soleil à l’aube éclaire l’autel, ce qui me semble juste et saint. L’unique idée astucieuse me semble celle des plaques d’albâtre. Le jour elles filtrent une belle lumière, la nuit elles ne laissent transparaître pas même les rayons de la lune. Ce n’est après tout pas un grand labyrinthe. Voyons à présent où mènent les deux autres portes de la pièce heptagonale. Je crois que nous nous orienterons aisément. »
Mon maître se trompait et les constructeurs de la bibliothèque avaient été plus habiles que nous ne croyions. Je n’arrive pas bien à m’expliquer ce qui se passa, mais comme nous quittions la tour, l’ordre des pièces se fit plus confus. Certaines avaient deux, d’autres trois portes. Toutes avaient une fenêtre, même celles où nous nous engagions en partant d’une pièce avec fenêtre et en pensant aller vers l’intérieur de l’Édifice. Chacune avait toujours le même type d’armoires et de tables, les volumes entassés en bon ordre paraissaient tous pareils et ne nous aidaient certes pas à reconnaître le lieu d’un coup d’oeil. Nous tentâmes de nous orienter avec les cartouches. Une fois nous avions traversé une pièce où était écrit : In diebus illis , et après plusieurs tours il nous sembla y être revenus. Mais nous nous souvenions que la porte devant la fenêtre desservait une pièce où était écrit : Primogenitus mortuorum, tandis qu’à présent nous en trouvions une autre qui disait de nouveau : Apocalypsis Iesu Christi, et ce n’était pas la salle heptagonale d’où nous étions partis. Ce fait nous convainquit que parfois les cartouches se répétaient égaux dans des pièces différentes. Nous trouvâmes deux pièces avec Cecidit de coelo Stella magna {. D’où provenaient les phrases des cartouches, cela ne laissait aucun doute : il s’agissait de versets de l’Apocalypse de Jean ; en revanche, ni la raison de leur exposition sur les murs, ni la logique de leur disposition n’étaient le moins du monde claires. Et pour accroître notre confusion, nous relevâmes que certains cartouches, peu nombreux, étaient de couleur rouge au lieu d’être en noir.
À un moment donné, nous nous retrouvâmes dans la salle heptagonale de départ (reconnaissable, car l’escalier y ouvrait son orifice), et nous reprîmes notre exploration vers notre droite en cherchant d’aller droit de pièce en pièce. Nous passâmes par trois pièces et puis nous trouvâmes devant une paroi fermée. L’unique passage desservait une nouvelle pièce qui n’avait qu’une autre porte, au sortir de laquelle nous parcourûmes quatre autres pièces et nous trouvâmes à nouveau devant un mur orbe. Nous revînmes à la pièce précédente qui avait deux sorties, prîmes celle que nous n’avions pas encore essayée, passâmes dans une nouvelle pièce, et nous retrouvâmes dans la salle heptagonale de départ.
« Comment s’appelait la dernière pièce d’où nous avons rebroussé chemin ? » demanda Guillaume.
Je fis un effort de mémoire :
« Equus albus .
— Bien, retrouvons-la. »
Et ce fut facile. De là, si l’on ne voulait pas revenir sur ses pas, il n’y avait qu’à passer à la pièce dite Gratia vobis et pax, et de là à droite il nous sembla découvrir un nouveau passage qui ne nous obligerait pas à faire marche arrière. En effet, nous trouvâmes encore : In diebus illis et Primogenitus mortuorum (étaient-ce les mêmes pièces que nous venions peu auparavant de traverser ?), mais nous parvînmes enfin dans une pièce que nous n’avions pas l’impression d’avoir encore visitée : Tertia pars terrae combusta est . Cependant, arrivés là, nous ne savions plus où nous étions par rapport à la tour orientale. Ma lampe tendue à bout de bras, je m’aventurai dans les pièces suivantes. Un géant de proportions menaçantes, au corps onduleux et fluctuant comme celui d’un fantôme, vint à ma rencontre.
« Un diable ! » criai-je, et il s’en fallut de peu que la lampe m’échappât alors que je faisais une brusque volte-face et me réfugiais dans les bras de Guillaume.
Celui-ci me prit la lampe des mains et, m’écartant, s’avança avec une décision qui me parut sublime. Il vit lui aussi quelque chose, parce qu’il recula soudainement. Puis il s’avança de nouveau et éleva la lampe. Il éclata de rire.
« Vraiment ingénieux. Un miroir !
— Un miroir ?
— Oui, mon vaillant guerrier. Tu t’es lancé avec tant de courage sur un ennemi véritable, il y a peu, dans le scriptorium, et maintenant tu as peur devant ta propre image. Un miroir, qui te renvoie ton image grandie et déjetée. »
Il me prit par la main et me conduisit en face de la paroi qui regardait l’entrée de la pièce. Sur une plaque de verre ondulé, maintenant que la lampe l’éclairait de plus près, je vis nos deux images grotesquement altérées, qui changeaient de forme et de hauteur selon qu’on s’approchait ou qu’on s’éloignait.
« Il te faudra lire aussi quelque traité d’optique, dit Guillaume amusé, comme ont dû sûrement en lire les fondateurs de la bibliothèque. Les meilleurs sont ceux des Arabes. Alhazen composa un traité De aspectibus où, avec des démonstrations géométriques précises, il a parlé de la force des miroirs. Certains d’entre eux, selon la façon dont est modulée leur surface, peuvent agrandir les choses les plus minuscules (et en va-t-il autrement de mes verres ?), d’autres font apparaître les images renversées, ou obliques, ou montrent deux objets au lieu d’un, et quatre au lieu de deux. D’autres encore, comme celui-ci, font d’un nain un géant ou d’un géant un nain.
— Seigneur Dieu ! dis-je. Ce sont donc là les visions qu’on dit avoir eues dans la bibliothèque ?
— Peut-être. Une idée vraiment ingénieuse. »
Il lut le cartouche sur le mur, au-dessus du miroir : Super thronos viginti quatuor.
« Nous l’avons déjà trouvé, mais c’était une salle sans miroir. Et celle-ci, entre autres, n’a point de fenêtres, tout en étant heptagonale. Où sommes-nous ? »
Il jeta un regard circulaire et s’approcha d’une armoire :
« Adso, sans ces sacrés oculi ad legendum je ne parviens pas à comprendre ce qui est écrit sur ces livres. Lis-moi quelques titres. » Je pris un livre au hasard :
« Maître, il n’est pas écrit !
— Comment ? Je vois qu’il est écrit, que lis-tu ?
— Je ne lis pas. Ce ne sont pas des lettres de l’alphabet et ce n’est pas du grec, je le reconnaîtrais. On dirait des vermisseaux, des serpenteaux, des chiures de mouche…
— Ah, c’est de l’arabe. Il y en a d’autres comme ça ?
— Oui, plusieurs. Mais en voilà un en latin, s’il plaît à Dieu. Al… Al Kuwarizmi, Tabulae.
— Les tables astronomiques d’Al Kuwarizmi, traduites par Adélard de Bath ! Ouvrage d’une grande rareté ! Continue.
— Isa ibn Ali, De oculis, Alkindi, De radiis stellatis…
— À présent, regarde sur la table. »
J’ouvris un grand volume qui se trouvait sur la table, un De bestiis. Je tombai sur une page finement enluminée où était représenté un très bel unicorne.
« Belle facture, commenta Guillaume qui réussissait à bien voir les images. Et celui-ci ? »
Je lus :
« Liber monstrorum de diversis generibus. Celui-là aussi avec de belles images, mais elles me semblent plus anciennes. »
Guillaume inclina son visage sur le texte :
« Enluminé par des moines irlandais, il y a au moins cinq siècles. Le livre de l’unicorne est en revanche beaucoup plus récent, il me paraît de facture française. »
Une fois de plus, j’admirai la science de mon maître. Nous entrâmes dans la pièce suivante et parcourûmes une enfilade de trois pièces, toutes avec fenêtre, et toutes pleines de volumes en langues inconnues, plus quelques textes de sciences occultes, et nous arrivâmes à un mur qui nous contraignit à revenir sur nos pas, parce que les cinq dernières pièces pénétraient les unes dans les autres sans nous offrir d’autres sorties.
« D’après l’inclinaison des murs, nous devrions être dans le pentagone d’une autre tour, dit Guillaume, pourtant il n’y a pas de salle heptagonale centrale, peut-être nous trompons-nous.
— Mais les fenêtres ? dis-je. Comment peut-il y avoir tant de fenêtres ? Impossible que toutes les pièces donnent sur l’extérieur.
— Tu oublies le puits central, quantité de verrières que nous avons vues sont de celles qui donnent sur l’octogone du puits. S’il faisait jour, la différence de la lumière nous dirait quelles sont les verrières extérieures et quelles les intérieures, et peut-être même nous révélerait la position de la pièce par rapport au soleil. Mais la nuit, on ne relève aucune différence. Revenons en arrière. »
Nous revînmes dans la pièce du miroir et nous repliâmes vers la troisième porte par laquelle il nous semblait n’être pas encore passé. Nous vîmes devant nous une enfilade de trois ou quatre pièces, et vers la dernière nous entrevîmes une lueur.
« Il y a quelqu’un ! m’exclamai-je d’une voix étouffée.
— S’il y a quelqu’un, il a déjà vu notre lampe », dit Guillaume en couvrant cependant la flamme de sa main.
Nous restâmes sans bouger une minute ou deux. La lueur continuait à osciller légèrement, mais sans qu’elle se fît plus forte ni plus faible.
« Ce n’est peut-être qu’une lampe, dit Guillaume, de celles qu’on place pour convaincre les moines que la bibliothèque est habitée par les âmes des trépassés. Mais il faut en avoir le coeur net. Toi, reste ici en couvrant la lampe, moi je vais de l’avant avec prudence. »
Encore honteux de ma piètre figure devant le miroir, je voulus me racheter aux yeux de Guillaume :
« Non, j’y vais moi, dis-je, vous, restez ici. À peine me rendrai-je compte qu’il n’y a point de risque, je vous appellerai. »
Aussitôt dit, aussitôt fait. J’avançai à travers trois pièces en rasant les murs, léger comme un chat (ou comme un novice qui descendrait aux cuisines voler du fromage dans la dépense, entreprise où j’excellais à Melk). J’arrivai au seuil du lieu d’où provenait la lueur, très faible, en me glissant à l’abri de la colonne qui servait de portant droit et je lorgnai dans la pièce. Il n’y avait personne. Une espèce de lampe était posée sur la table, allumée, elle charbonnait. Ce n’était pas une lampe comme la nôtre, elle ressemblait plutôt à un encensoir découvert, elle ne faisait pas de flamme, mais une cendre légère couvait en brûlant quelque chose. Je me fis courage et j’entrai. Sur la table à côté de l’encensoir se trouvait ouvert un livre aux couleurs vives. Je m’approchai et aperçus sur la page quatre bandes de couleur différente, jaune, cinabre, bleu turquin et terre brûlée. S’y détachait une bête horrible à voir, un grand dragon avec dix têtes qui de sa queue entraînait à sa suite les étoiles du ciel et les faisait s’abîmer sur la terre. Et soudain je vis le dragon se multiplier, et la matière cornée de sa peau devenir comme une selve de plates rutilantes qui se détachèrent de la feuille et vinrent tourner autour de ma tête. Je me renversai en arrière et vis le plafond de la pièce qui s’inclinait et descendait sur moi, puis j’entendis comme le sifflement de mille serpents, mais pas effrayant, quasi séduisant, et une femme apparut nimbée de lumière qui approcha son visage du mien jusqu’à me faire sentir son souffle. Je l’éloignai de mes mains tendues et j’eus l’impression que mes doigts touchaient les livres de l’armoire d’en face, ou que ceux-ci grandissaient démesurément. Je ne me rendais plus compte où j’étais, et où était la terre et où le ciel. Je vis Bérenger au centre de la pièce, qui me fixait avec un sourire odieux, ruisselant de luxure. De mes mains je me couvris la face, et mes mains m’apparurent comme les pattes d’un crapaud, visqueuses et palmées. Je criai, je crois, sentis un goût acidulé dans ma bouche, puis je m’effondrai dans une nuit infinie, qui semblait s’ouvrir de plus en plus sous moi, et plus rien ne sus.
Je me réveillai après une période de temps qui me fit l’impression de siècles, en sentant des coups qui me résonnaient dans la tête. J’étais allongé sur le sol et Guillaume me donnait des claques sur les joues. Je n’étais plus dans la pièce aventureuse et mes yeux aperçurent un cartouche qui disait : Requiescant a laboribus suis.
« Allons allons, Adso, me murmurait Guillaume. Ce n’est rien…
— Les choses… dis-je encore divaguant. Là-bas, la Bête…
— Point de bête. Je t’ai trouvé qui délirais au pied d’une table où se trouvait une belle apocalypse mozarabique, ouverte à la page de la mulier amicta sole qui affronte le dragon. Mais je me suis aperçu d’après l’odeur que tu avais respiré quelque chose de mauvais et je t’ai aussitôt emporté. Moi aussi, j’ai mal à la tête.
— Mais qu’ai-je vu ?
— Tu n’as rien vu. C’est que là-bas, ils brûlaient des substances capables de donner des visions, j’ai reconnu l’odeur, c’est une chose arabe, peut-être la même que le Vieillard de la Montagne donnait à humer à ses assassins avant de les pousser à leurs entreprises. Et voilà, nous avons expliqué le mystère des visions. Quelqu’un dépose des herbes magiques pendant la nuit pour convaincre les visiteurs inopportuns que la bibliothèque est protégée par des présences diaboliques. Qu’as-tu éprouvé, au juste ? »
Confusément, selon qu’il m’en souvenait, je lui racontai ma vision, et Guillaume rit :
« Pour la moitié, tu grossissais ce que tu avais aperçu dans le livre, et pour l’autre moitié tu laissais parler tes désirs et tes peurs. Ce sont là les opérations qu’activent de pareilles herbes. Demain, il faudra en parler avec Séverin, je pense qu’il en sait plus long qu’il ne veut nous faire accroire. Il s’agit d’herbes, rien que d’herbes, sans besoin de ces préparations dont nous parlait le verrier. Herbes, miroirs… Ce lieu du savoir interdit est défendu par de nombreuses et fort savantes inventions. La science utilisée pour occulter au lieu d’éclairer. Je n’aime pas cela du tout. Un esprit pervers préside à la sainte défense de la bibliothèque. Mais ce fut une nuitée pénible, il faudra sortir, pour l’instant. Tu es bouleversé et tu as besoin d’eau et d’air frais. Inutile de chercher à ouvrir ces fenêtres, trop hautes et sans doute fermées depuis des dizaines d’années. Comment ont-ils pu penser qu’Adelme s’est jeté d’ici ? »
Sortir, dit Guillaume. Comme si ç’avait été facile. Nous savions que la bibliothèque n’était accessible que d’une seule tour, l’Orientale. Mais où étions-nous, à ce moment-là ? Nous avions complètement perdu notre orientation. Nous dûmes errer longtemps, avec la crainte de ne jamais plus sortir de ce lieu, moi toujours vacillant et pris de haut-le-coeur, Guillaume plutôt inquiet pour moi et agacé par l’insuffisance de sa science, et cette errance nous donna, ou plutôt lui donna, une idée pour le lendemain. Il faudrait que nous revenions dans la bibliothèque, en admettant que nous en sortions jamais, avec un tison bien brûlé, ou une autre substance propre à laisser des signes sur les murs. « Pour trouver la sortie d’un labyrinthe, récita en effet Guillaume, il n’y a qu’un moyen. À chaque noeud nouveau, autrement dit jamais visité avant, le parcours d’arrivée sera marqué de trois signes. Si, à cause de signes précédents sur l’un des chemins du noeud, on voit que ce noeud a déjà été visité, on placera un seul signe sur le parcours d’arrivée. Si tous les passages ont été déjà marqués, alors il faudra reprendre la même voie, en revenant en arrière. Mais si un ou deux passages du noeud sont encore sans signes, on en choisira un quelconque, pour y apposer deux signes. Quand on s’achemine par un passage qui porte un seul signe, on en apposera deux autres, de façon que ce passage en porte trois dorénavant. Toutes les parties du labyrinthe devraient avoir été parcourues si, en arrivant à un noeud, on ne prend jamais le passage avec trois signes, sauf si d’autres passages sont encore sans signes.
— Comment le savez-vous ? Vous êtes expert en labyrinthes ?
— Non, je récite un extrait d’un texte antique que j’ai lu autrefois.
— Et selon cette règle, on sort ?
— Presque jamais, que je sache. Mais nous tenterons quand même. Et puis dans les prochains jours j’aurai des verres et j’aurai le temps de mieux me pencher sur les livres. Il se peut que là où le parcours des cartouches nous embrouille, celui des livres nous donne une règle.
— Vous aurez vos verres ? Comment ferez-vous pour les retrouver ?
— J’ai dit que j’aurai des verres. J’en ferai d’autres. Je crois que le verrier n’attend rien tant qu’une occasion de ce genre pour faire une nouvelle expérience. S’il a les outils qu’il faut pour biseauter les tessons. Quant aux tessons, ce n’est pas ce qui manque dans cette boutique. »
Tandis que nous errions cherchant notre chemin, tout à coup, au beau milieu d’une pièce, je me sentis caressé au visage par une main invisible, alors qu’un gémissement, qui n’était pas humain et n’était pas animal, se répercutait jusqu’à la pièce voisine, comme si un spectre rôdait de salle en salle. J’aurais dû être préparé aux surprises que nous réservait la bibliothèque, mais une fois de plus je fus terrorisé et fis un bond en arrière. Guillaume aussi devait avoir eu une expérience semblable à la mienne, car il se touchait la joue, en levant bien haut la lampe et en regardant tout autour de lui. Il leva une main, puis examina la flamme qui paraissait à présent plus vive, après quoi il s’humecta un doigt et le tint droit devant lui.
« C’est clair », dit-il ensuite, et il me montra deux points, sur deux murs opposés, à hauteur d’homme.
Deux étroites meurtrières s’ouvraient là, et en y approchant la main on pouvait sentir l’air froid qui provenait de l’extérieur. Si l’on y approchait l’oreille alors on entendait un bruissement, comme si dehors le vent soufflait.
« Il fallait bien que la bibliothèque ait un système d’aération, dit Guillaume, sinon l’atmosphère serait irrespirable, surtout l’été. En outre ces rayères fournissent aussi une juste dose d’humidité, afin que les parchemins ne sèchent pas. Mais l’habileté des fondateurs ne s’arrête pas là. En disposant les rayères selon certains angles, ils se sont assuré que par les nuits de vent les souffles qui pénètrent par ces orifices se croisent avec d’autres souffles, et s’engorgent dans l’enfilade des pièces, produisant les sons que nous avons entendus. Ces sons, unis aux miroirs et aux herbes, augmentent la peur des imprudents qui pénétreraient ici, comme nous, sans bien connaître les lieux. Et nous-mêmes avons pensé pendant un instant que des fantômes nous respiraient sur le visage. Nous nous en sommes rendu compte à présent seulement, parce qu’à présent seulement le vent s’est levé. Et voilà un autre mystère résolu. Mais avec tout ça, nous ne savons pas encore comment sortir ! »
Tout en parlant, nous déambulions à vide, perdus désormais, négligeant de lire les cartouches qui apparaissaient tous égaux. Nous tombâmes sur une nouvelle salle heptagonale, circulâmes à travers les pièces voisines, ne trouvâmes aucune sortie. Nous revînmes sur nos pas, marchâmes pendant presque une heure, renonçant à savoir où nous étions. À un certain point, Guillaume décida que nous avions perdu la partie, il ne nous restait plus qu’à nous mettre à dormir dans quelque salle et à espérer que le lendemain Malachie nous trouverait. Tandis que nous nous lamentions sur la fin minable de notre belle entreprise, nous retrouvâmes inopinément la salle d’où partait l’escalier. Nous remerciâmes le ciel avec ferveur et descendîmes pleins d’une grande allégresse. Une fois dans les cuisines, nous nous précipitâmes vers la cheminée, entrâmes dans le couloir de l’ossuaire et je jure que le ricanement mortifère de ces têtes nues me fit l’impression du sourire de personnes chères. Nous rentrâmes dans l’église et sortîmes par la porte septentrionale, nous asseyant enfin heureux sur les dalles de pierre des tombes. L’air roboratif de la nuit me sembla un baume divin. Les étoiles brillaient autour de nous et les visions de la bibliothèque me semblèrent très lointaines.
« Comme il est beau le monde et comme ils sont laids les labyrinthes ! dis-je avec soulagement.
— Comme il serait beau le monde s’il y avait une règle pour circuler dans les labyrinthes, répondit mon maître.
— Quelle heure peut-il être ? demandai-je.
— J’ai perdu le sentiment du temps. Mais il sera bien de nous trouver dans nos cellules avant que sonnent matines. »
Nous longeâmes le côté gauche de l’église, passâmes devant le portail (je me détournai pour ne point voir les vieillards de l’Apocalypse, super thronos viginti quatuor !) et nous traversâmes le cloître pour regagner l’hôtellerie. Sur le seuil se trouvait l’Abbé, qui nous regarda avec sévérité
« Je vous ai cherché toute la nuit, dit-il à Guillaume. Je ne vous ai pas trouvé dans votre cellule, je ne vous ai pas trouvé dans l’église…
— Nous suivions une piste… », expliqua Guillaume, visiblement embarrassé.
L’Abbé le fixa longuement, puis il dit d’une voix lente et sévère :
« Je vous ai cherché sitôt après complies. Bérenger n’était pas dans le choeur.
— Que me dites-vous là ! » fit Guillaume d’un air hilare.
En effet lui était claire maintenant l’identité de celui qui s’était niché dans le scriptorium.
« Il n’était pas dans le choeur, à complies, répéta l’Abbé, et il n’a pas regagné sa cellule. Matines va sonner, et nous contrôlerons maintenant s’il réapparaît. Autrement, je redoute quelque nouveau malheur. »
À matines Bérenger n’était pas là.
Demain Le nom de la Rose – 20 – 3ème jour De Laudes à Prime
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