samedi 21 novembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 12/53 - 2ème jour - Matines


 

Le nom de la Rose

Lu par François Berland

12/53

Deuxième jour Matines

Où quelques heures de félicité mystique sont interrompues par un fort sanglant événement.  

 

Symbole tantôt du démon, tantôt du Christ ressuscité, aucun animal n’est plus suspect que le coq. Notre ordre en connut des paresseux, qui ne chantaient pas au lever du soleil. Et d’autre part, surtout dans les journées hivernales, l’office de matines a lieu quand la nuit est encore profonde et la nature tout endormie, car le moine doit se lever dans l’obscurité et longuement dans l’obscurité prier en attendant le jour, illuminer les ténèbres de la flamme de sa dévotion. C’est pourquoi sagement la tradition prévoit des veilleurs, les moines excitateurs, qui ne se couchent pas comme leurs frères, mais passent la nuit en récitant rythmiquement le nombre exact de psaumes qui leur donne la mesure du temps écoulé, de façon que, au terme des heures vouées au sommeil des autres, par un signal, ils excitent les autres à la veille. Nous fûmes donc cette nuit-là réveillés par ceux qui parcouraient le dortoir et l’hôtellerie en sonnant une clochette, tandis qu’un autre allait de cellule en cellule en criant le Benedicamus Domino à quoi chacun répondait : Deo Gratias

Guillaume et moi nous nous conformâmes à l’usage bénédictin : en moins d’une demi-heure nous nous apprêtâmes à affronter la nouvelle journée, puis nous descendîmes dans le choeur où les moines attendaient prostrés sur les dalles, en récitant les quinze premiers psaumes, jusqu’au moment où entrèrent les novices conduits par leur maître. Ensuite chacun s’assit dans sa propre stalle et le choeur entonna : Domine labia mea aperies et os meum annuntiabit laudem tuam. Le cri s’éleva vers les voûtes de l’église comme la supplique d’un enfant. Deux moines montèrent en chaire et ouvrirent à pleine voix le psaume quatre-vingt-quatorze, Venite exeltemus, que suivirent les autres prescrits. Et j’éprouvai l’ardeur d’une foi renouvelée. Les moines étaient dans les stalles, soixante figures rendues pareilles par le froc et le capuchon, soixante ombres à grand-peine éclairées par le feu du grand trépied, soixante voix unies dans les louanges du Très-Haut. Et en entendant cet émouvant concert, vestibules conduisant aux délices du paradis, je me demandai si vraiment l’abbaye était un lieu de mystères soigneusement cachés, d’illicites tentatives de les dévoiler, et d’obscures menaces. Parce que maintenant au contraire, elle m’apparaissait comme un refuge de saints, un cénacle de vertu, une châsse de sapience, une arche de prudence, une tour de sagesse, un enclos de mansuétude, un bastion de courage, un encensoir de sainteté. Après six psaumes, commença la lecture de la sainte Écriture. Certains moines dodelinaient de sommeil, et un des moines circateurs déambulait entre les stalles avec une petite lanterne pour réveiller qui s’endormirait. Si quelqu’un était surpris en proie à l’assoupissement, par pénitence il prenait la lanterne et continuait le tour de contrôle. Ensuite on entonna le chant de six autres psaumes. Après quoi l’Abbé donna sa bénédiction, l’hebdomadier dit les prières, tous s’inclinèrent vers l’autel en une minute de recueillement, dont personne, s’il n’a vécu ces heures d’ardeur mystique et de suprême paix intérieure, ne peut comprendre la douceur. Enfin, le capuchon rabattu de nouveau sur le visage, tous s’assirent et entonnèrent solennellement le Te Deum. Moi aussi je louai le Seigneur parce qu’il m’avait libéré de mes doutes et délivré du sentiment de malaise où la première journée à l’abbaye m’avait jeté. Nous sommes des êtres fragiles, me dis-je, même parmi ces moines doctes et pieux le malin fait roder les petites envies, les inimitiés subtiles, mais il s’agit de fumée qui se dissipe au vent impétueux de la foi ; à peine se réunissent-ils tous au nom du Père, Christ descend encore parmi eux. 

Entre matines et laudes, le moine ne regagne pas sa cellule, même si la nuit est encore profonde. Les novices suivirent leur maître dans la salle capitulaire pour étudier les psaumes, quelques moines restèrent dans l’église pour vaquer aux soins des objets de culte, la plupart déambulèrent en méditant en silence dans le cloître, et ainsi fîmes-nous, Guillaume et moi. Les servants dormaient encore et continuaient à dormir quand, le ciel toujours sombre, nous revînmes dans le choeur pour les laudes. Le chant des psaumes recommença, et l’un d’eux en particulier, de ceux prévus pour le lundi, me replongea dans mes premières craintes : 

« La faute s’est emparée de l’impie, de l’intime de son coeur – il n’est crainte de Dieu dans son regard – il agit par fraude devant Lui – de façon que sa langue devienne odieuse. » 

Ce me parut un mauvais présage que la règle eût prescrit précisément pour ce jour-là un avertissement aussi terrible. La traditionnelle lecture de l’Apocalypse, après les psaumes de laudes, ne calma pas non plus mes frémissements d’inquiétude et me revinrent à l’esprit les figures du portail qui m’avaient tant subjugué, la veille, coeur et yeux. Mais après le répons, l’hymne et le verset, quand commençait le cantique de l’Évangile, j’aperçus derrière les fenêtres du choeur, juste audessus de l’autel, une pâle clarté qui faisait déjà luire les couleurs des vitraux jusqu’alors tristement enténébrés. Ce n’était pas encore l’aurore, qui triompherait pendant prime, juste au moment où nous chanterions : Deus qui est sanctorum splendor mirabilis et Iam lucis orto sidere. C’était à peine la première et chancelante annonce de l’aube hivernale, mais ce fut suffisant, et elle fut suffisante pour raffermir mon coeur, la légère pénombre qui dans la nef remplaçait maintenant l’obscurité de la nuit. Nous chantions les paroles du livre divin et, tandis que nous témoignions du Verbe venu éclairer les gentils, j’eus l’impression que l’astre diurne dans toute sa splendeur envahissait le temple. La lumière, encore absente, me sembla briller dans les paroles du cantique, lis mystique qui s’épanouissait tout parfumé entre les arêtes des voûtes. « Merci ô Seigneur pour ce moment de joie ineffable », priai-je en silence ; et j’interpellai mon coeur : « Et toi, sot que tu es, que crains-tu ? » 

Soudain des clameurs s’élevèrent du côté de la porte septentrionale. Je me demandai pourquoi les servants, en se préparant au travail, troublaient ainsi les saintes fonctions. À cet instant entrèrent trois porchers, la terreur peinte sur leur face, et ils se pressèrent autour de l’Abbé pour lui murmurer quelque chose. L’Abbé d’abord les calma d’un geste, comme s’il ne voulait pas interrompre l’office : mais trois autres servants entrèrent, les cris se firent plus fort : « C’est un homme, un homme mort ! » disait quelqu’un, et d’autres : « Un moine, n’as-tu pas vu ses chausses ? » Les orants se turent, l’Abbé sortit précipitamment, faisant signe au cellérier de le suivre. Guillaume leur emboîta le pas, mais déjà les autres moines aussi abandonnaient leurs stalles et se précipitaient dehors. Le ciel était clair maintenant, et la neige sur le sol rendait encore plus lumineux le plateau. Sur l’arrière du choeur, devant les soues où depuis la veille trônait le grand récipient empli du sang des cochons, un objet bizarre presque cruciforme pointait du bord de la jarre, comme s’il s’agissait de deux pieux fichés en terre, et qu’il faut recouvrir de chiffons pour épouvanter les oiseaux. C’étaient en revanche deux jambes humaines, les jambes d’un homme enfoncé la tête la première dans le vase de sang. L’Abbé ordonna qu’on retirât le cadavre du liquide infâme (car hélas aucune personne vivante n’aurait pu rester dans cette position obscène). Les porchers hésitants s’approchèrent du bord et se souillant de sang en tirèrent la pauvre chose sanguinolente. Comme on me l’avait dit, remué selon qu’il le faut sitôt après avoir été versé, et laissé au froid, le sang ne s’était pas caillé, mais la couche qui recouvrait le cadavre tendait maintenant à se solidifier, en imbibait les vêtements, rendait le visage méconnaissable. Un servant s’avança une seille d’eau à bout de bras et en jeta sur la face de cette malheureuse dépouille. Quelqu’un d’autre se penchant sur elle avec un linge pour en nettoyer les traits. Et apparut à nos yeux le visage blanc de Venantius de Salvemec, le savant ès choses grecques avec qui nous avions parlé dans l’après-midi devant les manuscrits d’Adelme. 

« Il est possible qu’Adelme se soit suicidé, dit Guillaume en fixant ce visage, mais certes pas celui-ci, et on ne peut penser qu’il se soit hissé par hasard jusqu’au bord de la jarre et qu’il soit tombé par erreur. » 

L’Abbé s’approcha de lui : 

« Frère Guillaume, comme vous le voyez, il se passe quelque chose dans l’abbaye, quelque chose qui requiert toute votre sagesse. Mais je vous en conjure, faites vite ! 

— Était-il présent dans le choeur durant l’office ? demanda Guillaume en indiquant le cadavre. 

— Non, dit l’Abbé. J’avais remarqué que sa stalle était vide. 

— Aucun autre n’était absent ? 

— Je n’ai pas l’impression. Je n’ai rien remarqué d’autre. » Guillaume hésita avant de formuler la nouvelle question, et il la posa dans un murmure, veillant à ce que les autres n’entendissent point : 

« Bérenger était-il à sa place ? » 

L’Abbé le regarda avec une admiration mêlée d’inquiétude, comme pour signifier qu’il était frappé de voir mon maître nourrir un soupçon que lui-même avait un instant nourri, mais pour de plus compréhensibles raisons. Puis il dit rapidement : 

« il y était, sa place se trouve au premier rang, presque ma droite. 

— Naturellement, dit Guillaume, tout ceci ne signifie rien. Je ne crois pas que, pour entrer dans le choeur, quelqu’un soit passé derrière l’abside, et donc le cadavre pouvait déjà se trouver là, depuis plusieurs heures, au moins à partir du moment où tout le monde s’en était allé dormir. 

— Certes, les premiers servants se lèvent avec l’aube et c’est pour cela qu’ils ne l’ont découvert qu’à présent. » 

Guillaume se penchant sur le cadavre, comme s’il était rompu à manier les corps morts. Il trempa le linge abandonné à côté de la seille et essuya mieux le visage de Venantius. Pendant ce temps-là, les autres moines s’attroupaient épouvantés, formant un cercle criard auquel l’Abbé imposait le silence. Parmi eux Séverin se fraya un chemin, à qui était confié le soin des corps de l’abbaye, et se pencha près de mon maître. Moi, pour entendre leur dialogue et pour aider Guillaume qui avait besoin d’un nouveau linge propre imbibé d’eau, je m’unis à eux, surmontant ma terreur et mon dégoût.

 « As-tu jamais vu un noyé ? demanda Guillaume. 

— Plus d’une fois, dit Séverin. Et si je devine ce que tu veux dire par là, ils n’ont pas ce visage, leurs traits sont gonflés. 

— Alors l’homme était déjà mort quand on l’a flanqué dans la jarre. 

— Pourquoi aurait-on dû faire cela ? 

— Pourquoi aurait-on dû le tuer ? Nous sommes en présence de l’oeuvre d’un esprit altéré. Mais pour l’heure il faut voir si le corps présente des blessures ou des contusions. Je propose de le transporter dans les balnea, de le déshabiller, le laver et l’examiner. Je te rejoins tout de suite. » 

Et tandis que Séverin, après licence de l’Abbé, faisait transporter le corps par les porchers, mon maître demanda qu’on fît rentrer les moines dans le choeur en suivant exactement le même chemin qu’ils avaient pris pour venir, et que les servants se retirassent de même, afin que l’esplanade restât déserte. L’Abbé ne lui demanda pas le pourquoi de ce désir et le satisfit. Nous demeurâmes ainsi seuls, à côté de la jarre d’où le sang avait débordé pendant la macabre opération de récupération, avec tout autour la neige rouge, fondue à plusieurs endroits sous l’eau répandue, et une grande plaque sombre où le cadavre avait été allongé. 

« Un bel embrouillamini, dit Guillaume en montrant le jeu complexe des traces laissées par les moines affolés et par les servants. La neige, cher Adso, est un admirable parchemin sur lequel le corps des hommes laisse des écritures fort lisibles. Mais ça, c’est un palimpseste mal gratté et peut-être n’y lirons-nous rien d’intéressant. D’ici à l’église, ça a été une grande course de moines empressés, d’ici à la soue et aux étables sont venus des servants par bandes entières. L’unique espace intact et celui qui va des soues à l’Édifice. Voyons si nous trouvons quelque chose d’intéressant. 

— Mais que voudriez-vous trouver ? demandai-je. 

— S’il ne s’est pas jeté tout seul dans le récipient, quelqu’un l’y aura porté, et j’imagine déjà mort. Qui transporte le corps d’un autre laisse des traces profondes dans la neige. Et alors cherche si tu trouves par là, alentour, des traces qui te semblent différentes de celles laissées par ses moines vociférateurs qui nous ont gâché notre parchemin. » 

Ainsi fîmes-nous. Et je dis sans ambages que ce fut moi, Dieu me sauve de la vanité, qui découvrit quelque chose entre le récipient et l’Édifice. C’étaient des empreintes de pieds humains, assez profondes, dans une zone où personne n’était encore passé et, comme remarqua aussitôt mon maître, plus légères que celles laissées par les moines et par les servants, signe que de la neige les avait en partie comblées, et qu’elles avaient donc été laissées depuis un certain temps. Mais ce qui nous sembla le plus digne d’intérêt, c’était qu’avec ces empreintes s’entremêlait une trace plus continue, comme d’une chose traînée par celui qui avait laissé la marque de ses pas. En somme, une traînée qui allait de la jarre à la porte du réfectoire, sur le côté de l’Édifice qui se trouvait entre la tour méridionale et la tour orientale. 

« Réfectoire, scriptorium, bibliothèque, dit Guillaume. Une fois de plus, la bibliothèque. Venantius est mort dans l’Édifice, et plus probablement dans la bibliothèque. 

— Et pourquoi précisément dans la bibliothèque ? 

— J’essaye de me mettre dans la peau de l’assassin. Si Venantius était mort, tué, dans le réfectoire, dans la cuisine ou dans le scriptorium, pourquoi ne pas abandonner là ? Mais s’il est mort dans la bibliothèque, il fallait le transporter ailleurs, soit parce qu’on ne l’aurait jamais découvert dans la bibliothèque (et l’intérêt de l’assassin était peut-être justement qu’il fût découvert), soit parce que l’assassin ne veut probablement pas que l’attention se concentre sur la bibliothèque. 

— Et pourquoi l’assassin pouvait-il avoir intérêt qu’il fût découvert ? 

— Je ne sais pas, j’émets des hypothèses. Qui te dit que l’assassin a tué Venantius parce qu’il haïssait Venantius ? Il pourrait l’avoir tué, de préférence à n’importe quel autre, pour laisser un signe pour signifier quelque chose d’autre. 

Omnis mundi creatura, quasi liber et scriptura… Murmurai-je. Mais de quel signe s’agirait-il ? 

— Voilà ce que j’ignore. N’oublions pourtant pas qu’il est des signes qui paraissent tels et qui sont au contraire dénués de sens, comme blitiri ou bou-ba-baff… 

— Il serait atroce, dis-je, de tuer un homme pour dire bou-babaff ! 

— Il serait atroce, commenta Guillaume, de tuer un homme fût ce pour dire credo in unum Deum… » 

 À ce moment-là, nous fûmes rejoints par Séverin. Le cadavre avait été lavé et examiné avec soin. Aucune blessure, aucune contusion à la tête. Mort comme par enchantement. 

« Comme par châtiment divin ? Demanda Guillaume. 

— Peut-être, dit Séverin. 

— Ou par empoisonnement ? » Séverin hésita. 

« Peut-être, aussi. 

— Tu as des poisons dans le laboratoire ? Demanda Guillaume tandis que nous nous dirigions vers l’hôpital. 

— Aussi, oui, mais cela dépend de ce que tu entends par poison. Il y a des substances qui, à petites doses, sont salutaires et à doses excessives procurent la mort. Comme tout bon herboriste, j’en conserve, et en use avec discernement. Dans mon jardin je cultive, par exemple, de la valériane. Quelques gouttes dans une infusion d’autres herbes calment le coeur qui bat de façon désordonnée. Une dose exagérée provoque torpeur et mort. 

— Et tu n’as pas remarqué sur le cadavre les signes d’un poison particulier ? 

— Aucun. Mais de nombreux poisons ne laissent point de traces. » 

Nous étions arrivés à l’hôpital. Le corps de Venantius, lavé dans les balnea, avait été transporté ici et gisait sur la grande table dans le laboratoire de Séverin : alambics et autres instruments de verre et de terre me firent songer (mais je n’en avais, par des récits, qu’une connaissance indirecte) à la boutique d’un alchimiste. Sur un long rayonnage qui courait contre le mur extérieur, s’étendait une abondante série de fioles, brocs, vases, pleins de substances de différentes couleurs. 

« Une belle collection de simples, dit Guillaume. Tous produits de votre jardin ? 

— Non, dit Séverin, nombre de ces substances, rares et qui ne poussent pas dans ces régions, m’ont été rapportées au cours des ans par des moines qui provenaient de toutes les parties du monde. J’ai des choses très précieuses et introuvables, au milieu de substances qu’il est aisé d’obtenir à partir de la végétation de ces lieux. Tu vois… agati pilé, il provient du Cathay, et je l’eus d’un savant arabe. Aloès socotrin, il vient des Indes, excellent cicatrisant. Ariente vivant, il ressuscite les morts, ou pour mieux dire, réveille ceux qui ont perdu les sens. Arsenacho: très dangereux, poison mortel pour qui l’avale. Bourrache, plante bonne pour les poumons malades. Bétoine, bonne pour les fractures du crâne. Mastic, réfrène les flux pulmonaires et les catarrhes gênants. Myrrhe… 

— Celle des mages ? demandai-je. — Celle des mages, mais ici bonne pour prévenir les avortements, cueillie sur un arbre qui s’appelle Balsamodendron myrra. Et ça c’est celle de la mumiyya , d’une grande rareté, produite à partir de la décomposition des cadavres momifiés, elle sert à préparer de nombreux médicaments presque miraculeux. Mandragola officinalis , bonne pour le sommeil… 

— Et pour susciter le désir de la chair, commenta mon maître. 

— Dit-on, mais ici on ne l’utilise pas dans un tel sens, comme vous pouvez l’imaginer, sourit Séverin. Et regardez ça, dit-il en prenant un flacon : tuthie, miraculeuse pour les yeux. 

— Et qu’est-ce que cela ? demanda vivement Guillaume en touchant une pierre qui se trouvait sur une étagère. 

— Cette pierre ? On me l’a donnée il y a bien longtemps. On l’appelle lopris amatiti ou lapis ematitis. Il paraît qu’elle possède différentes vertus thérapeutiques, mais je n’ai pas encore découvert lesquelles. Tu la connais ? 

— Oui, dit Guillaume, mais pas comme médicament. » 

Il tira de sa coule un canif, manié avec une extrême délicatesse, l’amena à une très courte distance de la pierre, je vis que la lame accomplissait un brusque mouvement, comme si Guillaume avait bougé le poignet, qu’il tenait au contraire tout à fait immobile. Et la lame adhéra à la pierre avec un léger bruit de métal. 

« Tu vois, me dit Guillaume, elle attire le fer. 

— Et à quoi sert-elle ? demandai-je. 

— À différentes choses, que je te dirai. Mais pour l’instant je voudrais savoir, Séverin, s’il n’y a rien ici qui pourrait tuer un homme. » 

Séverin réfléchit un moment, trop longtemps dirais-je, vu la limpidité de sa réponse : 

« Beaucoup de choses. Je te l’ai dit, il en faut bien peu pour passer du poison au médicament ; à l’un comme à l’autre les Grecs donnaient le nom de pharmacon. 

— Et n’y a-t-il rien qu’on ait soustrait récemment ? » 

Séverin réfléchit encore, puis, comme pesant ses mots : 

« Rien, récemment. 

— Et par le passé ? 

— Qui sait. Je ne me rappelle pas. Je suis dans cette abbaye depuis trente ans, et à l’hôpital depuis vingt-cinq. 

— Trop pour une mém

oire humaine », admit Guillaume. 

Puis, tout à trac : 

« Nous parlions hier de plantes qui peuvent donner des visions. Ce sont lesquelles ? » 

Séverin manifesta par ses gestes et par l’expression de son visage, le vif désir d’éviter ce sujet : 

« Il faut que j’y réfléchisse, tu sais, j’ai tant de substances

miraculeuses ici. Mais parlons plutôt de Venantius. Qu’en dis-tu ? 

— Il faut que j’y réfléchisse », répondit Guillaume. 

Demain Le nom de la Rose – 13 – 2ème jour Primes

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire